1-La nature du phénomène

Une première caractéristique qui se dégage de l’analyse des différents cas est une inscription particulière dans le temps. Globalement deux périodes sont fortement marquées, les premiers mois qui suivent la Libération et l’été 1945, avec des répliques peu nombreuses au cours de 1946. La première période prolonge directement les derniers mois d’occupation et la nature des attentats diffère peu des règlements de compte de l’été 1944. L’été 1945 voit apparaître deux catégories de nouveaux acteurs, les déportés rapatriés à la fin du printemps et d’anciens maquisards intégrés à l’armée dans le cadre de la politique d’amalgame puis démobilisés après la victoire sur l’Allemagne. Le phénomène semble résiduel en 1946, la statistique de l’ensemble de l’année, établie par les services de police 1 pour le département le plus touché, la Saône-et-Loire fait état d’un total de 19 attentats (13 contre des immeubles, 5 contre des civils, 1 contre un policier), ce qui est proche de la statistique mensuelle des mois de 1945 marqués par le plus grand nombre d’attentats.

La nature de ceux-ci est double. La cible privilégiée est constituée par les biens matériels, principalement les biens immobiliers, professionnels de préférence. Il s’agit d’attentats à l’explosif. Le plastic est le plus fréquemment utilisé, souvent accompagné d’inscriptions qui identifient la motivation des acteurs. Suivent, beaucoup moins nombreux, dans un rapport de 1 à 5, les attentats contre les personnes, les agressions sans intention de tuer représentant une petite majorité, par rapport à ce qui est désigné selon le point de vue adopté comme une “ exécution ” ou comme une “ assassinat ”. Cependant ce rapport numérique change au début de l’été 1945, avec le retour des déportés. En juin, le bilan établi par les services de gendarmerie 1 fait état d’un recul des attentats par explosifs (10) alors que les agressions contre les personnes sont en forte progression dont 5 “ exécutions sommaires ”.

L’aspect le plus spectaculaire est le nombre de ces attentats. Pour la seule Saône-et-Loire, du 1er au 30 septembre 1944, ce sont 65 attentats qui sont répertoriés par les services de police 2 soit environ deux par jour en moyenne. Compte tenu du fait que, selon de nombreux témoignages, une partie de ceux-ci n’ont pas fait l’objet de plaintes donc d’enquêtes, on a la mesure d’un phénomène d’une certaine ampleur, même si ses effets matériels sont dans la majorité des cas assez limités.

Cette ampleur amène à s’interroger sur l’écho qu’eurent ces attentats, au delà du strict niveau des cibles ou victimes.

Tous les rapports de police ou de gendarmerie qui abordent la question des réactions suscitées dans la population par ces faits convergent pour constater une indifférence, parfois une certaine complicité avec les auteurs. La ville de Châtillon-sur-Seine, au nord de la Côte-d’Or, en pleine zone de maquis importants, vit une année particulièrement agitée. Le 24 novembre 1944, 3 attentats visent les locaux de “ commerçants réputés collaborateurs ”, selon l’analyse fournie par le sous-préfet à son supérieur 3 . Le commandant de la 8e Légion de Gendarmerie rapporte aux services préfectoraux 4 un total de 20 attentats pour l’ensemble du mois de mai 1945. Il estime que ‘“ seule une partie de la population- celle qui a sympathisé avec Vichy- s’inquiète ”’. Les Renseignements généraux constatent 5 4 attentats au plastic lors de la nuit du 24 au 25 juillet, le bilan de la nuit suivante est identique avec de plus 6 charges découvertes avant explosion. Le rapport déplore que la population ne soit “ pas hostile à ces actes ”, celle-ci regrettant que les cibles n’aient pas été “ touchées par l’épuration ”. Lors des attentats en décembre 1944 à Lormes dans la Nièvre avec apposition d’affiches sur les maisons de témoins à décharge dans des procès de collaboration, le rapport de la Brigade de gendarmerie 6 indique que les enquêteurs se sont ‘“ heurtés à la mauvaise volonté des habitants de Lormes qui pour la plupart approuvent les auteurs… ”’. Ainsi, la population manifeste une sorte de complicité passive à l’égard des attentats concernant des faits de collaboration, attitude prolongeant l’attitude adoptée à l’égard de la Résistance.

Ce constat teinté de dépit qui émane des enquêteurs se heurtant à un mur de silence complice est prolongé par le commandant de la Légion de gendarmerie analysant les événements de mai 1945 à Châtillon-sur-Seine. Il constate que ‘“ les gendarmes et les policiers ne font pas leur travail ou le font mal (…) Aujourd’hui, on a l’impression qu’avant d’agir le gendarme placé devant sa conscience se pose la question : “ si j’interviens demain, que va-t-il m’arriver ?” ”’. A propos du “ malaise ” qui paralyse les gendarmes, il estime que pour redonner “ au personnel sa tranquillité ”, il faudrait “ mettre fin à des enquêtes vexatoires et souvent injustifiées ” sur leur attitude pendant la guerre. Cette analyse, venant d’un officier supérieur de la gendarmerie, est révélatrice des effets en cascade du processus de l’épuration. Les forces de l’ordre, dont le ralliement au combat résistant fut partiel et souvent très tardif, ont tout intérêt à obtenir des gages de la part des plus radicaux des anciens résistants, souvent à l’origine des attentats. Le rapport concernant les attentats d’août dans la même ville, mais issu cette fois des Renseignements généraux avance une explication différente, même si elle n’est pas contradictoire. Il estime que les gendarmes “ ne semblent plus posséder, depuis leur passage au maquis, de toute la liberté d’action nécessaire ”. Il s’agit cette fois des gendarmes ayant établi des liens de fraternité avec les maquisards, évidemment peu à même d’être très actifs dans des enquêtes dans lesquelles certains de ces derniers sont susceptibles d’être concernés. Gît là l’explication de la passivité observée par l’officier côte-d’orien comme par la police et le fait que rares furent les enquêtes qui débouchèrent sur des inculpations.

L’attitude des forces politiques organisées est généralement une condamnation qui, si elle se teinte parfois d’une certaine compréhension, met toujours en avant le nécessaire retour à l’ordre républicain. La position du PCF est particulière puisqu’il est souvent mis en cause, du moins certains de ses militants, dans l’origine des attentats. La vigueur et la constance de sa dénonciation des profiteurs du marché noir, de la lenteur et des insuffisances de l’épuration alimentent ces imputations. L’attitude officielle est le rejet et la protestation de respect des formes légales. La réalité semble moins simple : les quelques arrestations concernent souvent des militants ou sympathisants du PCF 1 et des textes internes de reprise en main résonnent comme la reconnaissance de la difficulté du parti à contrôler des hommes tout droit sortis du maquis, de l’armée ou des camps et ayant tendance à prendre le discours épurateur pour plus qu’un instrument politique d’agitation. L’arrestation puis la condamnation d’un dirigeant communiste du bassin minier, Marc CARIMANTRAND, pour des règlements de compte postérieurs à la Libération, sans que le PCF lui apporte le moindre appui est révélatrice de la rémanence d’une ligne radicale, décalée par rapport au légalisme de la direction. A la suite d’une série d’attentats accompagnés d’inscriptions vengeresses sur les locaux visés à Sens en août, la section communiste de la ville publie 1 un étonnant communiqué. Elle y indique que ‘“ A la suite d’ordres qu’elle vient de recevoir de sa direction, la section communiste de Sens prend nettement position contre les marques apposées sur plusieurs maisons et les explosifs placés près des vitrines et qui les détériorent en explosant. La section du Parti communiste demande à ses adhérents de rester calmes et unis ”’. Ainsi, pour les cadres de cette section, il faut des “ ordres ” pour prendre position, ce qui n’allait pas de soi semble-t-il. Le choix de la forme publique pour toucher les “ adhérents ”, si elle peut s’expliquer par une volonté de frapper l’opinion, n’en révèle pas moins une situation où ces adhérents, certains d’entre eux tout du moins, ne sont pas encore replacés dans un dispositif politique sous contrôle et restent dans un configuration de poursuite de l’insurrection nationale.

Notes
1.

AD21 40M397.

1.

AD21 W21422.

2.

AD21 40M395.

3.

AD21 W21422.

4.

AD21 W21423.

5.

AD21 40M393.

6.

AD58 W860.

1.

Pour la seule fédération de Saône-et-Loire, plusieurs militants notoires sont incarcérés en 1945 pour des faits postérieurs à la Libération.

1.

AD21 40M233.