4-Beaucoup d’interrogations sur le rôle et le jeu d’un tel personnage

Des différentes sources et travaux utilisés ressortent quelques certitudes et d’importantes interrogations.

Les contours du personnage, ses entregents au sein de la Résistance, enfin la réalité de son double jeu sont désormais bien établis. Les incertitudes portent sur les circonstances de leur établissement comme sur la part relative des services fournis à la Gestapo et à la Résistance.

Le personnage, si l’on fait abstraction des apparences qui purent séduire, est une “ crapule ” 3 . Vénal, flambeur, sans le moindre scrupule, il appartient à cette catégorie d’hommes auxquels les circonstances de la guerre ont offert des occasions de réaliser leur goût de l’argent, des femmes et des aventures. Elles ont fait de ce qui ne serait probablement resté qu’une petite frappe locale en temps de paix un homme pris en considération, promu à des postes de responsabilité et doté d’un pouvoir sans limites sur les autres.

Ses entregents au sein des structures résistantes sont principalement Laurent BAZOT et TIBURCE. Il prétend avoir rencontré précocement le premier, aux temps du passage de la ligne de démarcation, à Saint-Gengoux-le-National, gros village de la Côte chalonnaise où opérèrent résistants français et services anglais de l’IS et du SOE. BAZOT appartient dès cette époque à Combat. Comme lui ancien pilote de chasse, il a été l’adjoint du capitaine Claudius BILLON-BUISSON, chef de l’AS de la R1. L’arrestation de ce dernier, le 1er février 1943, en compagnie de Pierre LAVERGNE-BAUGE, préluda aux chutes en cascade au sein de la direction lyonnaise de l’AS en mars 1943. Si l’affirmation de DOUSSOT, confirmée d’ailleurs par BAZOT, est probablement exacte, par contre beaucoup d’incertitudes planent sur les circonstances de leurs retrouvailles à Lyon comme sur la chronologie de l’établissement des liens avec les Allemands et avec la Résistance. BAZOT affirme avoir été contacté par DOUSSOT au début de l’été 1943, donc fin juin, début juillet, et qu’à la suite de ses offres de service, avoir organisé la rencontre de Mâcon avec PECK-BATTESTI. Ceci implique l’antériorité du recrutement de DOUSSOT par le SD. Or ce qui ressort des multiples et parfois contradictoires récits de DOUSSOT, c’est qu’ayant gagné librement Lyon après le fin de la ligne de démarcation, il aurait été contacté pour offrir ses services à la Gestapo tout en servant d’agent de renseignements pour la Résistance. Il aurait alors rencontré BARBIE qui l’aurait confié à MOOG. Ce n’est qu’après ces faits qu’il aurait retrouvé par hasard BAZOT, ce dernier, après accord de BATTESTI, acceptant ses offres de service. DOUSSOT nie donc avoir été arrêté par les Allemands à Chalon et avoir alors été approché par MOOG ce que différents témoignages, en particulier celui d’Henri THOMAS permettent de démentir. Quant au rôle attribué à BATTESTI, un des rares protagonistes à ne pouvoir témoigner du fait de sa disparition après son arrestation de l’automne 1943, il se heurte à un problème de chronologie. Ce dirigeant majeur des NAP, arrêté début 1943, s’évade, rejoint un maquis et ne revient à Lyon qu’en juin 1943 où il n’exerce d’ailleurs plus la direction des MUR, confiée à JOINVILLE 1 . La caution de BATTESTI apportée au recrutement de DOUSSOT est donc probablement inexistante, soit parce qu’il n’était pas à Lyon dans l’hypothèse la plus probable de contacts au printemps, soit parce que cela ne relevait plus des ses responsabilités. Tout cela irait dans le sens de contacts limités à BAZOT et au réseau DUPLEIX, n’impliquant pas les échelons supérieurs des NAP, des MUR et de COMBAT. Quant aux liens avec TIBURCE, ils datent au plus tard de mai-juin 1944, puisque l’arrivée annoncée de DOUSSOT en Cru ne pouvait se faire sans sa caution. En l’occurrence, la médiation de BAZOT fut le facteur initial. Qu’il ait servi de conserve la Gestapo et la Résistance ne fait pas de doutes ; l’interrogation porte alors sur l’importance relative des deux éléments du jeu et sur ce que peut représenter un tel “ jeu ” dans le contexte complexe de l’affrontement entre Résistance et forces d’occupation.

La réalité du travail de DOUSSOT est attestée côté allemand en deux circonstances par Klaus BARBIE. Lors de la commission rogatoire de 1948 déjà citée il fait état du point de vue de KRULL, un des chefs de DOUSSOT au sein de la section IV-E du SD, disparu en décembre 1944 au cours de la bataille des Ardennes et qui estimait que, compte tenu de l’importance des gages fournis par DOUSSOT, il semblait difficile de penser qu’il pouvait en même temps servir les SR français. C’était de la part de KRULL une perception bien simpliste. Pour sa part, BARBIE ne nourrit au moins rétrospectivement pas le moindre doute sur le double jeu de DOUSSOT lorsqu’il déclare à France-Soir le 26 mai 1972 : ‘“ Je sais que le travail pour nous fut fait. Mais je sais aussi que le travail pour le compte de nos ennemis fut également bien fait ”.’ Côté Résistance, les contacts avec DOUSSOT sont assumés par Marcel DREYFUS-LAFOND du réseau DUPLEIX, comme par son adjoint HIRSH-GIRIN,revendiqués par BAZOT. Le premier le fait non sans estimer que le coût de ces contacts était bien élevé et que les circonstances et lieux de leur établissement n’étaient vraiment pas très ragoûtants 1 . Dans sa déposition du 1er juillet 1948, il estime que les témoignages de BAZOT et GIRIN “ sont sujets à caution en raison de leurs relations très étroites avec DOUSSOT ”. Par contre, ni les services anglais, ni FRENAY pour COMBAT, ni VISTEL pour la direction lyonnaise de la R1 ne se “ souviennent ” de DOUSSOT. C’est particulièrement étonnant pour TIBURCE qui apparaît sur certaines photographies aux côtés de LUCIEN aux temps du maquis de Cluny et pour VISTEL qui, lors de sa déposition du 14 février 1949 ne connaît que BAZOT comme élément trouble en contact avec la Gestapo. L’ampleur des dégâts causés par DOUSSOT rend bien improbable le fait que VISTEL ait ignoré son nom. L’amnésie de 1949 peut s’expliquer par le souci de mettre le moins possible en relief de tels aspects du combat résistant. Une autre hypothèse est que BAZOT n’ait pas fait remonter à ses chefs lyonnais tout ce qu’il savait de son contact. Il est vrai qu’il est allé jusqu’à déclarer qu’il ignorait que DOUSSOT procédait à des arrestations au service des allemands.

Est donc pratiquement établie l’antériorité du recrutement de DOUSSOT par la police allemande, via l’agent MOOG, l’établissement de contacts avec la Résistance en l’occurrence le réseau Dupleix par l’intermédiaire de BAZOT et la fourniture vénale de renseignements, enfin l’arrivée au maquis, en profitant du bombardement de mai 1944 et toujours en utilisant les liens avec BAZOT.

Reste que cet itinéraire, autant par la notoriété des acteurs impliqués que par ses bifurcations soulève de lourdes questions.

L’utilisation de la notion de double jeu pour désigner les activités de DOUSSOT de mai 1943 à mai 1944, donc à un moment où l’issue de la guerre fait de moins en moins question, ne saurait suffire. Encore faut-il évaluer la part des activités de chacun des “ jeux ”. Or, même si la défense de DOUSSOT a pu faire état de renseignements, fournis faut-il le rappeler à prix très élevés et permettant de sauver quelques dizaines de résistants, dont des cadres importants de Libération-Sud comme Serge RAVANEL, en contrepoint les 336 arrestations qui lui furent reprochées et la participation probable aux filatures menant à l’arrestation de DELESTRAINT et MOULIN justifient pleinement l’appréciation sans appel de Claude ROCHAT-GUILLAUME : “ Quelques pages dans un volume de trahison ”. Plusieurs témoins dont Jean REGNIER de la mission PORTHOS ou Joseph MARCHAN du SOE avancent d’ailleurs des dénégations à la fiabilité d’une partie importante des renseignements obtenus 1 .

Cette dimension du personnage rend obscure sa récupération par le dispositif AS-SOE du Clunysois, sous la houlette de BAZOT et TIBURCE. A partir du moment où il a abandonné ses anciens maîtres, il n’a aucune utilité apparente, et s’il s’était agi de lui offrir une possibilité de rédemption, pourquoi lui avoir attribué un commandement, au prix de l’affaiblissement opérationnel d’un maquis ? Là où dans beaucoup d’autres circonstances il aurait été liquidé, il plastronne ouvertement avec ses amis BAZOT et TIBURCE. L’hypothèse d’une anticipation des enjeux politiques suivant la Libération ne tient pas puisqu’il n’y joua aucun rôle. C’est donc entre juin et septembre 1944 que DOUSSOT est utile à ceux qui l’ont amené à Cluny. Restent deux explications parfaitement compatibles, d’une part la propension de BAZOT à être fasciné par des personnages troubles, comme KALIS ou DOUSSOT, d’autre part, la volonté des Alliés, rencontrée dans bien d’autres situations, de ne pas laisser se constituer au sein des forces maquisardes qu’ils contrôlaient une trop forte cohésion et un trop fort enracinement local. Remplacer Jean-Louis DELORME comme chef d’un maquis où il avait fondu dans un même moule paysans, ouvriers de Cluny et mineurs de Montceau-les-Mines par un chef comme DOUSSOT pouvait parfaitement entrer dans ce dessein.

Reste enfin la grâce présidentielle, perçue comme choquante et mystérieuse aux yeux de bien des résistants locaux. Le contexte politique de la période de troisième force, les liens complexes existant en Saône-et-Loire entre Fernand MAZUEZ, donc l’appareil de la SFIO, le préfet LAMBERT et BAZOT ont probablement joué en faveur de DOUSSOT, sans que l’on puisse percer à coup sûr le mystère du choix présidentiel.

Les circonstances de l’arrivée de Lucien DOUSSOT au maquis, l’action qu’il y développa et les répercussions de cela après la guerre constituent un des éléments d’un contexte fort complexe dans le département, avant comme après sa libération. Elles appartiennent aux situations qui permettent de percevoir, derrière la lumineuse façade du combat libérateur et antinazi des coulisses fort obscures.

Notes
3.

Henri THOMAS et Henri MONDANGE, entretiens cités.

1.

Ainsi qu’en témoigne la secrétaire de BATTESTI, Anne-Marie SOUCELIER. AD69 Dossier Cour de Justice n°2464.

1.

Gérard CHAUVY, op. cit. p.244.

1.

AD69, dossier DOUSSOT.