3-Un après-midi de chien

Cette tension explique que dès l’annonce de la manifestation, se soit tenue à la Préfecture une réunion des responsables de l’ordre à Dijon. Dans son rapport du 16 février à la Direction générale de la Sûreté nationale 1 , le Secrétaire général pour la police de Dijon fait état du dispositif prévu pour empêcher tout débordement. Les lieux sensibles (prison, Préfecture, Palais de Justice…) se voient affecter 201 fonctionnaires de police (corps urbain et CRS) ou gendarmes, 65 étant maintenus en réserve. Dans son propre rapport, le commandant de BROSSARD, de la CRS 81, précise à propos des CRS mis en réserve qu’il s’agit de “ jeunes gardiens en instruction qu’il était contre indiqué d’utiliser au contact avec la foule ”. Sept sites étant considérés comme sensibles, le dispositif apparaît d’emblée comme assez léger. La prison par exemple, où MARSAC est détenu, se voit attribuer une section de 65 CRS, dont rien d’ailleurs n’indique qu’ils ne partagent pas le désir de vengeance exprimé à l’égard de MARSAC. Dans son rapport à ses supérieurs 2 , l’officier de paix DROGOUL, commandant le détachement chargé de la garde de la prison, précise qu’il avait reçu “ l’ordre de ne tirer en aucun cas sur la foule ”, décision logique, cinq mois après la Libération. Il reste que, de fait, la protection de bâtiments officiels était particulièrement légère.

Le déroulement de la manifestation nous est accessible via plusieurs sources : le récit qu’en fit Claude GUYOT, les compte rendus d’origine policière, un dossier de clichés photographiques d’origine non identifiée, enfin le témoignage de Paulette ASMUS 3 , à ce moment là compagne du premier secrétaire fédéral de Côte-d’Or du PCF, membre du CDL. Il en ressort d’abord le caractère massif d’une manifestation chiffrée selon les témoignages de 10 000 à 15 000 personnes, selon les différents compte rendus d’origine policière, 25 à 30 000 selon Claude GUYOT, chiffre de toute façon tout à fait considérable pour une petite capitale régionale, alors que ni les prisonniers de guerre ni les survivants des camps de la mort n’était revenus, supérieur même aux défilés de la Libération. Cette foule est bigarrée et disparate, tous les témoins y constatant la présence de nombreux ouvriers, souvent avec des pancartes ou banderoles de leur entreprises, d’étudiants, de femmes et de soldats français ou appartenant à l’armée des Etats-Unis. Le rassemblement, convoqué sur la place de la Libération, est présidé, depuis une tribune, par les représentants des forces ayant appelé : Claude GUYOT pour le CDL, le chanoine KIR, Marcel ASMUS du PCF, Pierre BRANTUS du MLN, PETIT de la CGT, Mlle PAQUET de l’UFF, BILLARD pour le syndicalisme chrétien, l’abbé DAYET du FN, THOMAS de la SFIO et BIGOT du CLL de Dijon. C’est dire que, du chanoine KIR à ASMUS, toutes les nuances politiques de la Résistance sont présentes. Plusieurs de ces personnalités, GUYOT et ASMUS en particulier, s’adressent alors à la foule, au long de ce que GUYOT qualifie de “ temps de discours modérés mais fermes ”, à la suite duquel ‘“ il est décidé qu’un cortège se rendra devant la Palais de Justice puis devant la prison, à la demande des familles des fusillés ”’ ‘ 1 ’. Ce premier moment de l’après-midi du 15 février pose déjà question. Si le récit du président du CDL apparaît très consensuel et apaisé, le secrétaire général pour la police de Dijon, dans son rapport du 16 février à la Direction générale de la sûreté nationale à Paris, indique qu’à la fin de son intervention, Claude GUYOT  proclama ‘“ nous allons nous diriger vers le Palais de Justice et la prison. Pour clore cette manifestation, répétez avec moi le serment solennel “nous jurons de venger nos morts ” ”, et précise qu’à la suite de cette adjuration “ un grand cri lui répondit ; à ce moment là, l’arme est chargée, le but est visé ”’. Par contre Paulette ASMUS, qui était à ce moment là la compagne du dirigeant communiste, avant de l’épouser quelques années plus tard, pourtant peu suspecte de sympathie pour de président du CDL, affirme aujourd’hui ne garder aucun souvenir de cet épisode. Par contre elle témoigne 2 de l’insistance de GUYOT pour que le meeting se prolonge en manifestation devant le Palais de Justice et la prison. Par contre, les dirigeants du PCF, effrayés par l’ampleur inattendue du mouvement, eussent préféré une dispersion immédiate, probablement soucieux de ne pas amplifier à l’extrême la manifestation unitaire de l’après-midi, afin de ménager un espace politique à leur initiative du même soir. De ces témoignages en partie contradictoires, il ressort que Claude GUYOT, devant une manifestation qui “ dépasse tous les pronostics ” 3 , a choisi de laisser à la foule un espace de défoulement collectif, où la forte charge émotionnelle, renforcée par la présence au premier rang du meeting des familles des cinq jeunes fusillés, pourrait s’exprimer. Le rapport policier cité pose problème. Soit il est conforme à la réalité des faits, GUYOT ayant intérêt, vu le déroulement du drame, à masquer sa responsabilité, et alors celui-ci apparaît comme le manipulateur de la foule, organisant sciemment le lynchage de MARSAC, soit il est construction a posteriori et alors se pose la question de l’intérêt qu’aurait eu la police d’inventer de toute pièce une situation peu favorable à l’image du personnage, écartant l’attention d’éventuels autres initiateurs. Dans l’un ou l’autre cas, il est patent que cette situation est trouble à l’image du parcours de MARSAC et de la diversité des gens et forces concernés.

Pour ce qui est du défilé lui-même, les témoignages convergent : récit de GUYOT, rapports policiers et souvenirs de Paulette ASMUS, confirmés par les photographies prises par de journalistes au long du parcours. Ils décrivent une foule grave, déterminée, bien éloignée de l’image que colportèrent alors et colportent encore aujourd’hui nombre d’ouvrages entretenant la thèse d’une foule furieuse, se livrant à une sorte de défoulement primitif et sanglant. En effet, après environ un kilomètre de parcours, la manifestation arrive devant la prison. Une partie des manifestants selon la police, des gens déjà sur place selon Claude GUYOT, pénètrent dans l’enceinte. Les faits qui s’enchaînent alors nous sont rapportés avec minutie par le lieutenant DROGOUL, commandant les forces chargées de protéger le bâtiment. Il rapporte à ses supérieurs 1 que “ la cellule de MARSAC se trouvait au rez-de-chaussée et à proximité droite de l’entrée ” et que “ le gardien chef ouvrit lui-même la cellule de MARSAC ”, non sans avoir au préalable “ enlevé les étiquettes des cellules renfermant les détenus B…, D…,ainsi que deux femmes récemment condamnés à mort par la Cour de Justice ”, ceci vers 17 heures 05, selon DROGOUL. Ces faits sont confirmés par un rapport d’un inspecteur des RG 2 dont la suite du récit atteste qu’il fut au cœur de l’événement, établissant de façon détaillée comment MARSAC fut exécuté. Le corps de MARSAC, d’abord “ piétiné et déchiqueté ” est alors pendu à un poteau indicateur, puis à un platane. S’en suit alors une macabre procession, le corps supplicié étant promené, dans une sorte de cérémonie d’expiation, à travers la ville, à nouveau pendu cette fois aux grilles de l’Hôtel de Ville, malgré les tentatives du maire Georges CONNES pour faire cesser ce “ carnaval moche ”. “Injurié,  menacé ”, le maire doit renoncer, le défilé peut reprendre un autre tour de ville jusqu’à ce que, la foule s’étant progressivement éclaircie, la police, essuyant des jets de pierre récupère le cadavre et dépose à la morgue à 19 heures 10. Il s’est donc passé deux heures depuis l’extraction MARSAC de sa cellule.

En contraste avec la dramaturgie de l’après-midi, le meeting du soir se déroule paisiblement, 1500 personnes selon la police viennent écouter des représentants du FN, de l’UFF, du PCF. Bien entendu, il est surtout question des faits de l’après-midi. De la thèse avancée, les rapports des RG, le témoignage de Paulette ASMUS, les échos de presse sont convergents pour dire qu’elle tourne autour de l’idée d’un coup monté par des gens ayant intérêt à ce que MARSAC se taise définitivement. Sont nommément désignés les juges, les avocats de MARSAC et ses chefs hiérarchiques. Le président du CDL n’est pas épargné lors de l’intervention de l’abbé DAYET du FN, estimant que “ quand on déchaîne la force humaine, il faut prévoir où elle s’arrêtera ”, allusion limpide à l’attitude de GUYOT, avant et pendant la manifestation. Naît au cours du meeting une phrase qui eut quelque postérité : “ MARSAC a payé ses crimes, et pendant ce temps, ses complices sablent le champagne ”, façon balancée de dire que la mort de MARSAC n’est pas imméritée, mais que seul un traitement judiciaire du dossier aurait permis de tout savoir sur ses entregents ou complices.

Notes
1.

AD21 40M114.

2.

Idem.

3.

Entretien du 1er septembre 1997.

1.

Claude GUYOT op. cit. p. 222.

2.

Entretien du 3 avril 1998.

3.

Claude GUYOT, op. cit. p.223.

1.

AD21 40M114.

2.

idem.