4-Eléments d’interprétation, échos et enjeux d’une sale affaire

Les incertitudes sur la réalité des faits, l’écho national et la constitution en archétype d’une vengeance de masse de la mort de MARSAC, les doutes qui pèsent sur les initiateurs et bénéficiaires, les répercussions internes au CDL amènent à penser que sous la brutalité des faits gisent toute une série de questions et enjeux révélateurs des complexités de cette période de transition.

L’écho massif à l’appel des différentes forces du CDL, l’attitude de cette foule, décrite comme “ hurlante et vociférante ” par un agent des RG 1 alors que les autres témoignages comme les photographies la montrent plutôt passive mais tendue, révèlent l’extrême sensibilité des Dijonnais à la façon dont se déroule l’épuration. En réalité celle-ci focalise probablement non seulement le désir de voir vengées des victimes dont les plus connues, nous l’avons vu, concentrent des images très sensibles, mais aussi la pression psychologique d’une situation intérieure et extérieure difficile. Sur la vie quotidienne pèsent les énormes problèmes du ravitaillement comme la lenteur du redémarrage de la production ; si l’issue de la guerre ne fait pas de doute, le terme en est incertain. Au moment des faits, ce n’est que depuis deux semaines que la poche de Colmar est réduite et même si, à l’exception des poches de l’Atlantique, le territoire est libéré, pèse lourdement l’angoisse sur le sort des déportés et des prisonniers de guerre. La conjonction de ces données explique l’hypersensibilité collective à la conduite de l’épuration et la tendance à la focaliser sur des situations aussi fortement constituées que celle de l’ex-commissaire MARSAC.

Le déroulement des faits, les circonstances de la mort de MARSAC amènent à s’interroger sur la part du spontané et du décisionnel, et pour ce dernier sur l’origine de la décision. Face à l’analyse fine des faits, des traces archivistiques laissées, des témoignages de témoins ou d’acteurs la thèse d’une forte pulsion spontanée et vengeresse ne tient pas. Les photographies 1 prises en contre plongée depuis le mur d’enceinte de la prison pendant le lynchage de MARSAC permettent d’avoir une vue panoramique de cette foule, sous un angle montrant l’expression des visages. Or, et y compris pour les rangs les plus proches du groupe en acte, on ne trouve nulle trace d’expression relevant de l’hystérie collective. Les exécuteurs de MARSAC semblent procéder comme en service commandé. Ces constatations convergent d’ailleurs avec l’analyse de Claude GUYOT dans le compte rendu qu’il transmet le 20 février au Ministre de l’Intérieur, dans lequel il fait état du “ calme parfait ” et de l’ “ ordre impeccable ” du cortège. L’étrangeté de ce contraste entre la barbarie du lynchage et le calme environnant se conjugue avec un autre aspect troublant, dont Claude GUYOT comme Paulette ASMUS font état : la présence, au moment de l’arrivée du cortège, dans la première cour d’enceinte de la prison d’un groupe de gens armés de “revolvers et mitraillettes, de grenades , d’échelles ”, de “ rondins ” selon le rapport de police,  dont “ des Américains ” selon Claude GUYOT appartenant à des unités stationnées à Dijon, constituant l’élément parvenant à entrer dans la prison et extraire MARSAC. Claude GUYOT s’interroge en rafale dans son rapport : “ Qui étaient ces gens là ? D’où venaient-ils ? Pourquoi étaient-ils là ? A qui avaient-ils obéi ? ”, manifestant ainsi une perplexité surprenante : ces gens, les photographies en témoignent, opèrent à visage découvert, au contact des manifestants, des dirigeants du CDL, des forces de polices et nul ne semble se soucier de la moindre tentative d’identification. Si l’on y ajoute les circonstances de l’ouverture de la seule cellule de MARSAC, si enfin on fait état d’une révélation de Claude GUYOT dans son ouvrage de 1962 où il fait état de l’arrivée “ chez le procureur général ”, avant l’audience du 14, d’un télégramme signée “ du ministre de la Justice lui-même, prescrivant le renvoi de l’affaire ”, nous sommes face à une convergence de faits particulièrement troublante. L’affaire est suffisamment d’importance pour que le général de division commandant la Mission de liaison d’inspection mobile d’organisation de l’armée 2 adresse au ministère de la guerre un copieux rapport de 12 pages. Il fait état des faits, non sans erreurs 3 , mais surtout il avance une interprétation politique de l’affaire. D’emblée, il centre cette analyse non sur la victime qui n’est “ en quoi que ce soit intéressante ”, ce qui est tout de même évacuer bien vite sa capacité de nuire, mais sur “ l’action irréfléchie du Président du CDL, et d’un manque total de sens politique de la part des responsables locaux ”. A propos de l’appel à manifester, il s’étonne que la décision ait été prise par le seul GUYOT, le CDL, le préfet, le maire de Dijon, le Commissaire de la République lui-même approuvant “ au moins tacitement ” l’initiative. Le déroulement des faits dont il met en relief le discours enflammé de GUYOT lui permet d’avancer une condamnation brutale de “ certains personnels politiques de province ”, “ ces "HOMAIS départementaux" qui dans une ville bourrée de blessés et d’étrangers oublient la guerre… ”. S’étonnant que le président du CDL, le préfet, le commissaire de la République soient “ tous professeurs et membres d’un même parti politique ”, il s’acharne sur GUYOT : “ petit professeur… apprenti sorcier, submergé par les forces qu’il a déchaînées ”, avançant un parallèle avec Camille DESMOULINS manifestement très dévalorisant à ses yeux. Si la matérialité des faits sur lesquels s’appuient ces éléments de réflexion est globalement conforme à la réalité, ce rapport dénote néanmoins de la part de son auteur une particulière virulence à l’égard des structures de transition, tout particulièrement le CDL “ irresponsable ” et les “ hommes politiques des partis de la résistance ”, connotée à une certaine condescendance à l’égard de la “ province ”. Cette charge sans nuance dispense son auteur de s’interroger plus sur l’origine réelle de la mort de MARSAC et sur l’intérêt que pouvaient avoir certaines personnes et organisations à sa disparition.

Localement, si chacun s’interrogea sur les responsabilités, de fait aucune initiative ne fut prise pour identifier l’origine de l’affaire. Celle-ci devint l’objet de querelles internes au CDL, en particulier entre le PCF et SFIO, détentrice de la présidence. Le premier émet des doutes sur la volonté de Claude GUYOT, en complicité avec les autorités préfectorales et policières, de ne pas empêcher le lynchage de MARSAC. La direction du CDL, par la plume de son président ou par l’intermédiaire de La République de Bourgogne, quotidien dirigé par Pierre BRANTUS du MLN, accuse la mouvance communiste d’avoir attisé la colère populaire pour ensuite, alors que la mécanique était lancée, tout faire pour en empêcher l’inéluctable aboutissement. Une telle querelle apparaît bien périphérique à la question centrale de l’origine des faits. Une hypothèse possible est qu’au delà de leurs querelles, les composantes du CDL, mesurant les effets déstabilisateurs de révélations sur la totalité du parcours de MARSAC et sur les tenants et aboutissants de sa mort, ont préféré ne pas aller plus loin. Ainsi les mythes constitués, gommant les connexions éventuelles entre certaines forces résistantes et des éléments collaborateurs, purent perdurer ; ainsi le souvenir de cette singulière journée se réduisit pour la plupart à l’image d’une justice populaire, pour l’approuver comme pour la condamner.

Reste à s’interroger sur ce qu’il y avait derrière l’attitude de la foule. On l’a vu, sa composition était très disparate. La forte composante étudiante et ouvrière s’explique par la nature des victimes de MARSAC et par l’influence communistes dans ces milieux. La présence de militaires, en-dehors des questions soulevées sur le rôle des soldats américains est la manifestation, rencontrée en bien d’autres circonstances, de la présence dans les processus politiques suivant la Libération, d’anciens maquisards en voie d’intégration ou intégrés dans l’armée régulière. Au delà de ces groupes, ce sont probablement les différentes composantes de la population dijonnaise, en particulier la petite bourgeoisie salariée ou de la boutique qui est là, comme le montrent les photographies. La question est de savoir par quel mécanisme tous ces gens se sont finalement coulés dans ce qui apparaît bien, y compris dans la passivité complice, dans une sorte de macabre cérémonie. L’explication réside probablement dans la puissance des angoisses accumulées au cours de la guerre revivifiées par les incertitudes de ces temps encadrés par une Libération déjà lointaine et une victoire tardant à venir. Le défilé, dans ses deux séquences successives, toutes fortement ritualisées, la première dans la figure protestataire classique, la seconde dans celle de la célébration macabre, fonctionne alors comme exutoire de ces ressorts psychologiques.

Au titre de ce que fut la carrière de MARSAC, de la façon dont les instances de l’épuration la traitèrent, des formes que prirent son lynchage et du traitement de son bilan, il est donc possible d’affirmer qu’elle concentre bien des réalités et enjeux de cette période confuse où la France libérée doit d’un même mouvement régler les comptes d’un passé tragique et s’inventer un avenir.

Dès lors, l’“ affaire MARSAC ” devint un référent de tout discours protestataire contre les difficultés de l’épuration. Si elle n’en résume pas toutes les données, elle en est cependant un épisode significatif et contribue à expliquer l’état d’une opinion traversée par plus de doutes que de certitudes.

Notes
1.

AD21 40M114.

1.

AD21 40M114.

2.

SHAT 6P7.

3.

Il avance notamment que la foule transporta le cadavre à “ l’équarissage ”, version totalement fantaisiste, démentie par tous les récits et rapports locaux.