II-L’EVOLUTION DU RAPPORT DE LA POPULATION AUX QUESTIONS POLITIQUES

1-Une opinion divisée, partagée entre épuration et souci de paix civile

Dans le département de l’Yonne, le chef d’escadron FORTIN, commandant la compagnie de l’Yonne de la Gendarmerie française observe dans son rapport au préfet du 7 octobre 1944 qui porte sur la période allant du 10 septembre au 10 octobre 1 , “ l’incertitude dans l’esprit des populations qui craignent que des troubles soient provoqués ”. Cette observation succède à l’analyse du processus de l’épuration en cours, marqué au niveau départemental par environ 600 arrestations. Concernant ce qui relève pourtant d’une forte demande de la part des populations, l’observation du chef d’escadron révèle un souhait diffus de retour à une paix civile après des années de troubles. On touche là à une donnée décisive de la période, la volonté de changements profonds venant d’une partie de la population, alliée à ce souhait de paix civile. Dans son rapport du 3 novembre, donc quasiment contemporain du précédent, le commissaire commandant les Renseignements généraux de l’Yonne observe que “ les milieux résistants ne sont pas unanimes ” à propos de l’épuration et de la lutte contre le marché noir.

L’arrestation de gens ayant “ milité dans la Résistance ” comme LHEMANN, qui sera par la suite convaincu de trahison aux côtés de son acolyte BARDET, contribue au trouble d’une opinion “ assez complexe à saisir ”. Pour lui, la majorité du ‘“ public qui a assisté passivement aux événements qui se sont déroulés (…) ne suit qu’avec beaucoup de lenteur les personnes qui veulent les mener vers une rénovation plus ou moins précise de notre pays ”.’ Dans un même ordre d’idée, le sous-préfet de Sens rapporte au préfet d’Auxerre le 21 novembre 1944 qu’à la suite d’arrestations mal comprises et d’attentats à Joigny, “ l’opinion est désorientée ” et manifeste le souhait d’un “ retour à la légalité ”. Le sous-préfet explique par un joli euphémisme cette réaction, “ la période un peu révolutionnaire de la Libération étant passée ”.

Le rôle de la conduite de l’épuration dans l’évolution de l’opinion est confirmé par de nombreux rapports à l’image de celui de l’inspecteur de police Gabriel CARRE au commissaire de police de Cosne-sur-Loire 1 . Celui-ci constate le 18 novembre 1944 que ‘“ le sentiment populaire est qu’il est souhaitable que les pouvoirs publics agissent avec fermeté pour réprimer les agissements de certains exaltés dont les vengeances le plus souvent à caractère personnel n’ont rien à voir avec ce qu’il est convenu d’appeler le patriotisme ”. ’

Cette demande de forte intervention étatique ressort en des termes proches des observations du rapport mensuel que les services des Renseignements généraux de Côte-d’Or fournissent au préfet. Dans sa livraison de décembre 1944, il observe que ‘“ la population aspire au calme et on a l’impression qu’elle applaudirait à des actions gouvernementales énergiques étant effectuées dans le but de restaurer l’ordre et l’union… ”.’

Ainsi, les analyses venant des différents départements de la Bourgogne convergent largement sur trois points majeurs concernant les dominantes de l’opinion. Après les brefs moments de liesse collective de la Libération, très vite viennent les temps d’incertitude, taraudée par les troubles des premières semaines. Ceci engendre un profond désir de paix civile, parfois en harmonie, parfois en contradiction avec une volonté transformatrice. Enfin ce désir se formule principalement en une forte demande à l’égard des autorités étatiques. Elle intervient quelques mois, parfois quelques semaines après la Libération, à la suite de plusieurs années de rejet par une part croissante de la population de la légitimité d’un Etat fantoche ; mais aussi de l’émergence ici ou là, au cœur de zones libérées, de formes de pouvoir échappant en grande partie à toute tutelle. Un tel retour des habitudes de demande au seul Etat de l’assurance des tâches de la paix civile est révélateur de la prégnance des traditions étatiques et centralisatrices, non seulement dans les structures, mais aussi, sinon surtout, dans les consciences.

Notes
1.

AD89 1W26.

1.

AD58 999W1925.