III-L’IMMENSE DECEPTION DES DEPORTES

C’est dans ce contexte confus et complexe que s’opère le retour des survivants des camps. Maints témoignages, écrits sur le vif ou produits d’une réflexion plus tardive ont dit la chaleur et l’empressement parfois trop insistant des proches, mais aussi, résumée dans l’expression terrible de Simone VEIL 2 , “ on embarrassait ”, une certaine gêne de la part d’une partie de la population qui avait depuis six mois ou plus réappris à vivre en paix et que le tragique cortège des survivants des camps de la mort précipitait dans la dimension la plus terrible du conflit.

Leur retour, étalé d’avril à août 1945, est marqué d’abord par l’immense bonheur de retrouver la vie et la liberté. Ceux dont l’état physique n’est pas trop dégradé peuvent savourer l’air de cette liberté. Maurice AULOIS, de Paray-le-Monial en Saône-et-Loire, résistant de COMBAT, arrêté à 19 ans le 31 juillet 1943, ayant connu les camps de Auschwitz, Buchenwald, Sachsenhausen, Bergen-Belsen et Barth Sthool, libéré par les Soviétiques le 1er mai 1945 et rapatrié en avion le 28, témoigne de la douce folie qui le prit dans le bus le conduisant du Bourget à l’hôtel Lutétia : ‘“ Nous étions tellement heureux de retrouver l’air de la liberté que nous restions sur la plate-forme du bus. C’était intense, on pleurait tous ”’ ‘ 1 ’. Bien que rapatrié au seuil de la mort, atteint du typhus, Jean TORTILLER, FTP de la Côte chalonnaise, pris au combat, déporté à 18 ans en mai 1944 à Neuengamme, se souvient du bonheur dans lequel il baignait au fur et à mesure que la vie reprenait le dessus : ‘“ pour moi, c’était le paradis, c’était une métamorphose totale, on voyait la France libre… ”.’ ‘ 2

Mais très vite apparaît le décalage entre le pays rêvé et la réalité dans laquelle ils sont rapidement immergés. Les témoignages les plus expressifs de la perception de ce phénomène émanent généralement de ceux qui ont eu une partie de leur vie adulte avant 1939, qui peuvent donc mettre en vis-à-vis ce qu’ils y ont vécu, leurs espoirs et la réalité dans laquelle ils sont plongés. Rapatriée à Chalon-sur-Saône quelques jours plus tôt (il s’agit d’ailleurs des premiers retours pour la Saône-et-Loire), une déportée au camp de Ravensbrück témoigne dans l’édition des 15-16 avril 1945 du CSL de sa “ déception ” devant “ la désunion régnant parmi les Français ” : “ nous voulons bien avoir souffert, mais il faudrait que cela eut servi à quelque chose ”. Mais c’est de Jean PUISSANT, instituteur socialiste de Villeneuve-sur-Yonne, que vient la formulation la plus forte. Né en 1908, il est blessé en 1940, fait prisonnier puis rapatrié. Résistant dès mars 1943, il est arrêté le 23 octobre de la même année. Détenu à Auxerre, il est ensuite transféré le 23 janvier à Compiègne puis déporté à Buchenwald le 26. Il exprime l’immensité des déceptions qu’il rencontra lors de son retour 3 . S’il reconnaît avoir été touché par la population de Villeneuve-sur-Yonne se rendant quotidiennement aux heures d’arrivée des trains susceptibles de compter des déportés rapatriés, il porte sa critique sur trois aspects majeurs.

Il a très mal supporté ‘“ la publicité de mauvais aloi autour des horreurs des camps, publicité comparable à celle que les hebdomadaires populaires font aux crimes et aux catastrophes ”’ génératrice selon lui de ‘“ pitié dont les manifestations étaient parfois inopportunes, souvent gênantes et humiliantes ”’, de ‘“ curiosité morbide et sadique, interprétations extravagantes ou tout au moins faussées ”’. Parmi ces manifestations, “ la sérénade éclatante ” que l’harmonie municipale “ déplacée en corps ” exécuta devant le domicile de chaque rapatrié, “ au milieu d’un concours de population considérable ” au fur et à mesure des retours lui semble particulièrement pénible à vivre, même si “ cela partait d’un bon sentiment ”. Ce dont témoigne ici Jean PUISSANT perdura plusieurs années. Peu de villes échappèrent, lors des défilés officiels célébrant la défaite allemande, à la présence de déportés ayant revêtu leur tenue de bagnards. Le PCF pour sa part ne rechigna pas à mettre en avant la dimension douloureuse de la période, ce qui ne fut pas sans créer chez certains un profond malaise. A Montceau-les-Mines, Madame LEROY, veuve d’Elsof LEROY, militant communiste, fondateur de l’OS sur le bassin minier, abattu par la gendarmerie française le 1er juillet 1942, elle-même déportée à Ravenbrück fut systématiquement mise en avant dans les cérémonies et manifestations diverses organisées par le PCF et les organisations sous son contrôle. Son fils, né en 1925, témoigne aujourd’hui 1 du malaise grandissant que cela provoqua chez sa mère. La présence lancinante des martyrs du Parti est générale à toute la région. Les portraits de Guy MOQUET, de Roland CHAMPENIER, jeune et brillant chef FTP de la Nièvre mort sur le front d’Alsace, de Titus BARTOLI, instituteur de Digoin, fusillé en octobre 1941 à Châteaubriand, de Jean DAMICHEL, instituteur de Saint-Jean-des-Vignes dans la banlieue maraîchère de Chalon-sur-Saône, fusillé le 15 décembre 1945 au Mont-Valérien trônent aux tribunes de réunions électorales du PCF en 1945-1946.

Révulsé par cette utilisation du martyr des déportés, Jean PUISSANT dénonce, concernant les ‘“ nombreux comités, associations, journaux, nouveaux groupements nés à la Libération et contribuant à la réorganisation de la vie sociale de notre pays ”, “ des gens bien en place, installés, et ne manifestant guère le désir de se serrer un peu pour nous faire une petite place ”’. La litote de la seconde partie de la phrase, après la violence de la dénonciation qui précède, n’est en rien innocente sous la plume subtile de l’auteur de La colline sans oiseau. C’est en fait un véritable blocage de certaines structures qu’il dénonce. Il vise nommément le COSOR, “ organisation de secours véritable ”, “ destinée à secourir les déportés ”, devenue “ administrative et paperassière avec guichets, comptoirs, formulaires, employés ” et où, au moins dans l’Yonne, “ jamais on ne fit entrer ” un déporté. Son autre cible est le MNPGD, dont chacun sait qu’il fut la première base pour de très hautes carrières, “ association toute constituée ” lors du retour des déportés résistants. Il fallut ‘“ une réunion tumultueuse où 300 déportés unanimes eurent un mal inouï à renvoyer à leurs chères études les 2 ou 3 responsables du MNPGD local s’accrochant désespérément à leur fauteuil ”.’

Enfin Jean PUISSANT met en cause 2 l’attitude de certains hommes de justice au cours de procès de collaborateurs où des déportés sont cités comme témoins. A l’appui de son propos, il cite son “ pauvre camarade GARNIC ”, principal du collège d’Avallon, affirmant “ à maintes reprises ” à Buchenwald avoir été dénoncé par G…Lors du procès de ce dernier pour de nombreuses autres dénonciations de patriotes, face aux témoins à charge, l’avocat du prévenu s’adressa au jury en ces termes : ‘“ Ces déportés sont infiniment respectables, ils ont souffert, regardez comme preuve cette maigreur, ce tremblement, ces yeux hagards ; leur esprit a souffert aussi, ils ne sont plus eux-mêmes. Il a suffi de leur souffler un mot d’ordre pour qu’ils le répètent sans comprendre… ”.’ En plus d’un traitement insupportable de survivants des camps de la mort, les formulations citées laissent percer l’intention politique. Derrière l’idée d’un “ mot d’ordre ”, soufflé à des gens égarés, gisent les bases de ce qui constitua par la suite le négationnisme. Cette occurrence icaunaise n’est en rien isolée. Des déportés comme Maurice AULOIS, déjà cité, comme Robert SERAUT, déporté au Strüthof à 17 ans, se retrouvèrent lors de procès de collaborateurs où ils étaient cités comme témoins, devant des magistrats qui siégeaient dans le tribunal qui les avait jugés en 1943 et livrés aux Allemands.

Le choc brutal entre ce que les déportés avaient pu se constituer comme imaginaire pour le futur au cours de leur martyr et la réalité difficile de la situation de 1945 constitue un élément supplémentaire de celle-ci. Il contribue à nourrir les déceptions, les désillusions, le sentiment que c’est plus le passé qui revient qu’un nouveau qui s’instaure. La réactivation du phénomène des attentats à la suite de leur retour est manifestement l’expression chez certains de ce sentiment. Il est aussi devenu un élément constitutif de la mémoire collective des déportés.

Ce qui ressort de ces quatre niveaux d’analyse de l’opinion des gens de la région lors des premiers mois de liberté est donc dominé par un souci grandissant de retour à un certain ordre des choses, une grande fragilité face aux difficultés matérielles ou aux désordres prolongeant les situations de guerre, enfin par le poids des déceptions de tous ceux qui dans l’ombre de la clandestinité comme dans l’horreur des camps avaient rêvé, plus que conçu, une France autre, rompant avec les routines d’avant la guerre. Ceci constitue un élément majeur du contexte dans lequel vont opérer les hommes et les forces chargés de la transition politique.

Notes
2.

Propos tenu sur France2 le 8 mai 1995 dans un émission consacrée à la libération des camps.

1.

Entretien du 22 juin 1994.

2.

Entretien du 16 juin 1994.

3.

AN 72AJ208.

1.

Elsof LEROY. Entretien du 2octobre 1996. Après la guerre, le fils a adopté le prénom de son père.

2.

AN 72AJ208.