2-Des comités enfermés dans les joutes électorales

Dans son rapport bimensuel au préfet, en date du 3 novembre 1944 2 , le service des Renseignements généraux de l’Yonne observe “ la lutte sournoise ” qui se déroule au sein du CDL et des CCL, en particulier entre le PCF et les autres courants. Dans ce département, un enjeu de ces joutes porte sur l’intégration de l’organisation Ceux de la Libération-Victoire, exclue de la première mouture du CDL. Or ce mouvement, qui prit sa part dans le combat libérateur, en particulier dans le Sénonais, est largement l’émanation du PSF d’avant la guerre, parti bien implanté dans cette partie Nord de l’Yonne. Mais le rapport constate qu’à Sens, concernant le CCL, ‘“ le public s’est très bien rendu compte que le CCL servait de tremplin pour les personnes ayant des ambitions électorales ”.’

Cette analyse est largement confirmée par les comptes rendus de réunions plénières des CDL où dès le début de 1945, une part sans cesse croissante des débats tournent autour des futures élections municipales. S’il a tenté d’en faire repousser l’échéance, au nom de la nécessité d’attendre le retour des prisonniers et déportés, le PCF, dès que la décision de les maintenir au printemps est prise, se jette dans la bataille de “ l’unité ”. Deux situations se présentent alors : avec des listes homogènes se réclamant de la légitimité résistante, le plus souvent dans des communes modestes, ou alors avec éclatement de l’unité résistante. C’est notamment le cas à Auxerre où, selon le rapport des Renseignements généraux du 3 avril 1945 1 , André CORNILLON, conseiller municipal, membre du CLL, membre du bureau régional du PCF et du comité directeur du FN, invite les “ organisations résistantes ” à constituer une liste commune en vue des élections municipales. S’il obtient sans surprise une réponse positive des organisations contrôlées par le PCF, par contre la SFIO, la Jeune République, la loge maçonnique “ Le Réveil de l’Yonne ” rejettent la proposition. L’explication avancée par le fonctionnaire de police auteur du rapport se contente de faire référence à l’impopularité à Auxerre du PCF et particulièrement de CORNILLON.

Une situation identique se retrouve à Nevers. Au cours de la séance du 29 mars 1945, le PCF mène l’offensive pour le report et pour des listes uniques 2 . Au nom de la SFIO, LHOSPIED rejette la proposition en avançant un argument quelque peu étonnant, une liste unique étant selon lui “ source de division ”.

De ce fait, dans la plupart des villes de quelque importance, c’est en ordre dispersé que ceux qui se réclament de la Résistance se lancent dans la joute électorale. Quant aux communes de taille modeste, les conseils sortants sont en majorité reconduits, ainsi qu’en atteste le rapport du CDL de Saône-et-Loire au CNR du 7 mai 1945 3 . Il affirme que ‘“ les listes établies sur nos indications par les responsables des différents partis et mouvements siégeant au CDL ont été plébiscitées par la population et les municipalités mises en place ont été dans la majorité des cas réélues ”’. Comme ces derniers étaient eux-mêmes en majorité un prolongement des conseils élus en 1935, on peut constater une certaine continuité politique de 1935 à 1945, la rupture de la guerre n’opérant pas sur ce plan. Par contre il est des situations d’échec pour les organisations résistantes, désavouées par le suffrage universel. Dans les comptes rendus fournis au CDL de la Côte-d’Or, les présidents des CCL, faisant état de ces situations 1 font tous référence aux réalités des mois suivant la Libération. A Meursanges l’élection a confirmé un conseil nettement marqué à droite. Le correspondant du CLL s’en explique ainsi : ‘“ A la Libération, nous avons gardé le maire B….pourtant collaborateur, ayant vendu tout son stock de vin aux Allemands, mais nous avions fait révoquer M…, collaborateur admirant l’armée d’occupation et le régime hitlérien, faisant de la propagande pour envoyer les jeunes en Allemagne(…) le maire a eu le culot d’aller demander à ce conseiller révoqué de figurer sur la liste des candidats. Ayant refusé, c’est son fils, collaborateur également, qui l’a remplacé (…)Si les électeurs ont voté ainsi, c’est pour se venger de ce qui avait été fait à la Libération, pour garder les hommes de droite et pour suivre la politique du curé qui avait fait aussi sa propagande… ”’. On retrouve une référence identique à l’action du curé dans une autre commune viticole, Volnay. Pierre CHANGARNIER, correspondant local du CLL transmet ses observations du CDL le 23 mai 1945. ‘“ En réponse à votre lettre du 17 courant, j’ai l’honneur de vous communiquer les renseignements suivants : 1- le nouveau conseil municipal est entièrement de droite, voire même d’extrême-droite ; les cinq conseillers de gauche de l’ancien conseil dont deux prisonniers n’ont pas été réélus. 2- Par une propagande effrénée, depuis les feuilles distribuées à domicile jusqu’aux sermons dominicaux les trois dimanches qui ont précédé les élections, le curé de la paroisse a eu une grande influence, car il demandait avec insistance de voter chrétien, et je me demande ce que représentait la liste de gauche à ses yeux… ”.’ A Santenay, c’est le secrétaire de la section socialiste qui se plaint du comportement du curé de la commune. Le maire élu au printemps ayant été destitué, son conseil municipal a démissionné collectivement. Sa demande de constituer une liste “ composée de tous les partis politiques et FFI locaux ” ayant été bloquée, il affirme avoir ‘“ appris que c’était le curé de Santenay, d’accord avec l’abbé KIR, qui mettait des entraves, espérant toujours faire réhabiliter le maire déchu ”’. D’autres échecs sont explicitement imputés à la mauvaise conduite des affaires du pays. A Genlis, l’échec de la gauche est attribué à “ l’épuration trop lente et mal faite ” et au “ ravitaillement qui est conduit de façon déplorable ” : ils  ont alors “  fait perdre beaucoup de sympathies à la gauche ”. Il en est de même dans le canton de Recey-sur-Ource ou le président du CCL constate que les listes issues des organisations résistantes ” ont “été battues dans toutes les communes ”. Là aussi, c’est “ le manque d’épuration, avec des peines trop légères et souvent ridicules ”, “ le ravitaillement mal assuré ” et une Résistance qui “ n’a pas été assez énergique ” qui sont invoqués comme éléments d’explication. Apparaissent des amorces d’autocritique comme à Pouilly-en-Auxois 1 où le président du CCL estime le 20 juin 1945 que là où il y eut échec, “ il faut penser que dans les propositions faites par le CCL on n’a pas assez compté avec l’opinion publique ”.

Se dégagent de ces témoignages plusieurs types de situations. Elles peuvent être de continuité, conservatrice ou de gauche, de rejet des listes “ résistantes ” ou bien de retour en force des éléments réactionnaires temporairement écartés en 1944, enfin de manifestation de mécontentement à l’égard d’une politique trop frileuse.

Les élections apparaissent ainsi pour les comités de libération comme une sévère épreuve. Elles absorbent une part importante de l’énergie de leurs membres, suscitent ou creusent des divisions profondes, révèlent parfois une réelle coupure avec la majorité de la population. Loin d’être locale, cette situation touche l’ensemble des CDL puisque dans son compte rendu de l’assemblée générale des CDL de décembre 1944 2 , le délégué nivernais rapporte que ‘“ la question des pouvoirs a été complètement étouffée par celle de la date des élections ”’. La disproportion des deux enjeux comme la nature de celui qui mobilisa les débats sont significatives d’une dérive précoce des CDL dans des luttes d’appareils, dans l’enfermement sur des disputes subalternes.

Les élections départementales et nationales de l’automne ne font qu’accentuer cette évolution. Au fur et à mesure de l’approche de l’échéance, les rapports d’activités des CDL au CNR s’amincissent, le nombre de réunion se réduit, les relations entre des forces concurrentes se tendent 3 . Ceci est explicitement avancé par le CDL de Saône-et-Loire qui dans son rapport d’activités du 22 octobre reconnaît “ l’activité réduite ” du comité, du fait ‘“ qu’un grand nombre des membres le composant ont pris part à la lutte électorale pour les élections cantonales puis par la suite pour les élections générales ”’. Le rapport d’activité d’août du CDL de la Nièvre se réduit à trois pages, avec un contenu limité à des problèmes locaux.

La conduite des campagnes comme les résultats du vote ont par une sorte d’effet boomerang de lourdes répercussions sur le fonctionnement interne de comités, donnant lieu à de véritables règlements de comptes. A Chalon-sur-Saône, le 7 mai 1945, trois membres du CCL en sont exclus par le CDL, “ pour avoir figuré sur des listes électorales opposées à celles préconisées par le CCL ”. Un quatrième membre démissionne par solidarité 1 . De ce fait, le CCL, jusque là ouvert à tous les courants de la Résistance, perd son aile conservatrice incarnée par René PRETET, membre du MLN et surtout directeur du quotidien dominant Le Courrier de Saône-et-Loire. C’est une situation de même nature qui ébranle le CCL de Cuisery où, selon une note des Renseignements généraux du 19 juin 1945 2 , la majorité du comité “ se proposerait d’évincer son président ”, celui-ci ayant soutenu aux élections municipales un opposant à la liste “ Résistance ”.

Les conflits politiques touchent aussi les conseils municipaux issus du scrutin. A Pernand-Vergelesses, commune viticole de la Côte de Beaune le conseil municipal élu se compose 3 de 4 “ SFIO-Libération-Nord ”, 2 “ MRP-Libération-Nord ”, 3 “ Modérés-FN ”, 1 “ communiste-FN ”. Maurice PAVELOT, viticulteur, responsable de la section socialiste depuis les années trente, organisateur de la Résistance non communiste dans la Côte explique ces identifications politiques et l’élection de trois modérés, dont l’un fut frappé d’indignité nationale et dans une commune très marquée à gauche, par “une alliance monstrueuse de communistes ex-résistants et de vichyssois, alliance dirigée en partie contre la personne du maire sortant… ”. Elu au premier tour comme maire, à la majorité absolue, Maurice PAVELOT démissionne immédiatement, refusant “ le mandat en raison de  la campagne immonde menée contre lui et l’entrée au conseil municipal d’un vichyssois et d’un dénonciateur ”. De ce fait, sont élus par les voix “ modérées ”, MRP et PC, un maire communiste flanqué d’un premier adjoint “ réactionnaire ”. Maurice PAVELOT en conclut que ‘“ la sainte alliance de la carpe et du lapin va donc avoir à faire une expérience municipale sous le contrôle d’une majorité socialiste et résistante ”’. Certains comités cessent toute activité après les élections. C’est le cas de la plupart des CLL de l’Yonne 4 “ sauf où des listes réactionnaires avaient été élues ”.

Ainsi divisés, fragilisés, absorbés par les campagnes électorales, les comités de libération ne sont pas à même de mener au mieux l’autre grande tâche que leur avait assignée le CFLN, la participation à la conduite de l’épuration.

Notes
2.

AD89 1W26.

1.

AD21 40M212.

2.

AD58 999W1628.

3.

AD71 Dossier CDL.

1.

AD21 W20892.

1.

AD21 40M250.

2.

AD58 999W1627.

3.

Cette situation est particulièrement marquée en Saône-et-Loire, en forte disproportion avec un activisme antérieur intense, dans une relative unité.

1.

AD21 40M250.

2.

Idem.

3.

AD21 W20894. Lettre de Maurice PAVELOT au CDL.

4.

AD89 1W85.