2-Rédaction des cahiers de doléances

Dans un tel contexte, il importe de voir à travers leur contenu ce que représentent les cahiers de doléances, de quels courants ils sont l’expression, s’ils ont quelque chance d’avoir prise sur le réel.

La définition du cadre de rédaction de ces cahiers manifeste le même flou qui a présidé à celui des assemblées patriotiques de base pour élire les délégués. Dans son appel aux CCL pour la mise en place des EGRF 4 , la commission de préparation présidée par le communiste LIMOGES prévoit que cela se fera “ par chantiers, par quartiers, par villages etc…ainsi que par profession ”, qu’il faudra ‘“ veiller à ce que les professions libérales ne soient pas oubliées, médecins, pharmaciens, avocats, professeurs etc…Enfin les cultivateurs, bûcherons, commerçants, artisans, ménagères et d’autres que vous verrez vous-même sur place. Enfin ne pas oublier de faire appel à tous les groupements, politiques et religieux, à toutes les organisations de jeunes etc… ”’. La pluralité des modes de représentations, géographiques, sociaux, organisationnels, s’ils peuvent manifester une volonté de reprendre les modalité du précédent de 1789, posent évidemment le problème du statut des cahiers de doléances émanant d’une telle diversité de groupes, de la part qui sera accordée à tel ou tel lorsque sera venu le moment de faire des synthèses. D’ailleurs plusieurs CLL soulèvent la question, face à des questionnaires fermés, des énoncés minoritaires. De ce fait, les cahiers de doléances viennent d’horizons très divers, non sans que les listes ne manifestent sur tel ou tel point l’existence de groupes de pression. Il en est ainsi en Côte-d’Or où les associations familiales, l’Association des familles nombreuses de Côte-d’Or, le Mouvement populaire des familles, l’Association familiale ouvrière de Dijon, le Centre départemental de coordination et d’action des mouvements familiaux, se prononcent de conserve pour un vote familial, en rupture avec le principe républicain établissant l’arithmétique simple un citoyen égal une voix. Dans le même département, des cahiers de doléances émanent d’organisations aussi diverses que l’Association des coopérateurs de Lorraine, l’Union fédérale des coopérateurs de Lorraine, la Fédération nationale des mutilés et invalides du travail, l’UFCS. Une incertitude identique règne sur la rédaction des cahiers de communes ou de cantons. Si la grande majorité a été rédigée par une assemblée ouverte aux habitants, certains cahiers émanent explicitement d’organisations. Celui de Sevrey 1 , commune rurale proche de Chalon-sur-Saône est explicitement rédigé par la section socialiste du village ; celui de Challuy dans la Nièvre 2 par la section de l’UFF alors que c’est la section du FN qui rédige celui de la Charmée en Saône-et-Loire. Celui du canton de la Charité-sur-Loire 3 , où aucune assemblée communale n’est signalée, est rédigé par une “ assemblée patriotique ” composée des maires du canton, des membres du CCL, des membres du CLL du chef-lieu de canton, enfin de “ personnalités représentatives de la population ”, sans la moindre indication sur les critères de représentativité utilisés. Une troisième forme de diversité est quantitative, certains cahiers comptant plusieurs dizaines de pages, d’autres se réduisant à quelques unes, comme celui d’une commune pourtant assez importante, Châtillon-en-Bazois dans la Nièvre avec une page et demi seulement et des réponses souvent limitées à un oui ou un non aux questions soulevées par la trame fournie par le CNR.

La rédaction de ces cahiers soulève des protestations ou suscite des manifestations de doutes sur la portée et l’intérêt de l’exercice. Le CCL de Brinon dans la Nièvre s’excuse le 18 juin auprès du CDL pour la modestie de ses travaux. S’il n’esquive pas des explications inhérentes à un canton “ retardataire ”, constitué d’une “ poussière de petits villages ”, il regrette d’avoir dû procéder à un “ travail hâtif , dénué de l’intérêt puissant que le sujet comportait ”, et, de façon dubitative, estime qu’il “ en sera de même pour le CDL ” et qu’il ‘“ reste l’impression que les solutions du CNR sont prêtes et qu’elles seront imposées ”’. La fédération de Côte-d’Or de la SFIO manifeste un sentiment voisin dans son journal Le Socialiste côte d’orien  en dénonçant un questionnaire qui “ réclamerait à lui seul des mois et des mois d’étude à des hommes compétents en toutes matières ” et un mode de représentation qui “ n’est pas sérieux ”. Dans des bastions communistes, comme la petite ville industrielle de Guérigny dans la Nièvre, les socialistes dénoncent les convocations tardives, les changements de dates de réunions non annoncés. Par sa complexité comme par sa difficulté, la rédaction des cahiers n’a manifestement pas fidèlement répondu aux ambitions démocratiques affichées.

Notes
4.

AD58 999W1626.

1.

AD71 Dossier CDL.

2.

AD58 999W1570.

3.

AD58 999W1630.