3-Le contenu des cahiers de doléances

Des cahiers de doléances ayant fait l’objet de dépôt aux archives ressortent à la fois des constantes dont il convient d’identifier la source, mais aussi des divergences, des spécificités, des points de radicalité qui, malgré les contraintes et difficultés observées, manifestent l’existence d’un réel débat politique.

Pour une majorité de cahiers, on retrouve une sorte de socle commun, largement hérité d’un croisement des thèses du CNR, du PCF et de la SFIO. Avec des variantes locales, mais souvent avec des formulations si proches ou identiques qu’elles ne peuvent que relever d’un schéma préétabli, on retrouve l’idée de contrôle des puissances économiques par des nationalisations, la rupture avec la grande propriété foncière, débouchant selon les cas sur le partage des terres au nom de la revendication traditionnelle de “ la terre à ceux qui la travaillent ” ou sur une perspective plus moderniste. De cette catégorie relève celle que formule le cahier de Cosne-sur-Loire 1 , qui propose le remembrement des terres et la constitution de fermes-témoins, “ gérées par la Nation ”, l’élargissement du vote à 18 ans, enfin la notion de contrôle des élus, selon des modalités plus ou moins brutales, allant de l’obligation de rendre compte jusqu’à la destitution en cas d’infidélité aux engagements. La question très conjoncturelle de l’épuration recueille le même consensus, pour en dénoncer les lenteurs, les insuffisances et la partialité. Enfin se manifeste un fort courant hygiéniste, fortement teinté de la notion pour le moins ambiguë de pureté de la “ race française ”. Ce courant est souvent accompagné d’un moralisme républicain qui imprègne fortement le cahier de la petite commune du joli nom de Corvol l’Orgueilleux, près de Clamecy dans la Nièvre, vivant principalement de l’activité papetière. Il est soigneusement calligraphié sur un cahier d’écolier. Pour ses auteurs, la “ Renaissance française ” passe par une vigoureuse restauration d’une stricte morale privée et publique.

Par contre des divergences fortes se manifestent, notamment sur les questions institutionnelles. Aucun cahier ne sort de la palette de choix allant d’un parlementarisme intégral, monocamériste, avec un président issu du parlement, à un régime présidentiel, issu du suffrage universel, parfois même explicitement référé au modèle américain, comme le fait le cahier du CLL de Béard, commune de la Nièvre 6 . Le droit de vote des militaires, jusque là exclu par le droit constitutionnel, divise les cahiers, une majorité se dégageant pour estimer que ceux-ci doivent bénéficier de la totalité des droits des citoyens.

Des cahiers voient cohabiter des propositions qui en identifient clairement l’origine, non sans les associer avec des points de vue hétérogènes. Il en est ainsi de celui du CCL de Cuisery en Saône-et-Loire 2 qui à propos des questions militaires propose “ une armée du peuple ”, “ comme en Russie ”, tout en estimant que la place de la femme est “ au foyer ” et que  les colonies doivent faire l’objet “ d’une exploitation au bénéfice de la Nation, et non au profit des gros colons et des compagnies internationales ”.

Ces deux questions, celle du statut de la femme et celle des peuples colonisés sont d’ailleurs celles qui, à l’exception de quelques formulations originales, font l’objet d’un large consensus. On observe une quasi unanimité pour considérer que lorsque les femmes ont procréé, leur place est au domicile, avec leurs enfants, les formulations étant pétries de bonne conscience, convaincues qu’il s’agit là d’un progrès social. A propos de l’empire colonial, les cahiers, y compris ceux d’inspiration explicitement communiste, remettent rarement en cause l’idée de la nécessité de ne “ porter aucune atteinte à nos colonies ” comme l’énonce le cahier de la Charité-sur-Loire 3 , allant d’un total statu quo à la perspective d’un “ statut proche de celui des dominions ” comme celui de Clamecy 4 . Il est tout à fait révélateur que ce soit sur ces deux questions décisives que s’expriment, avec quelques variables, une lourde bonne conscience colonialiste et antiféministe. Cette réalité se retrouve pleinement dans la proclamation finale des EGRF qui condamne certes “ le pacte colonial ”, mais affirme que “ la France ne peut demeurer une grande puissance que si son influence s’exerce sur toutes les terres françaises ” 5 . Incluse dans le paragraphe concernant l’empire colonial, cette affirmation, d’ailleurs homogène aux positions du parti de gouvernement qu’est le PCF à propos des drames de Guelma et Sétif, exprime une totale incapacité à penser le démantèlement de l’empire colonial français. Ce point est entièrement confirmé à l’échelle nationale par le “ rapport relatif à la France d’Outre-mer ”, adopté par les EGRF. Il affirme que ‘“ la France, tant continentale que d’Outre-mer, forme un tout indivisible dans le domaine politique, économique et social ”’ et estime que ‘“ ce n’est pas dans une fausse indépendance (…) mais dans une union fraternelle avec le peuple de France que les populations d’Outre-mer pourraient améliorer leur condition et accéder à une vie plus libre et plus heureuse ”’ ‘ 1 ’ ‘.’

Enfin, quelques cahiers présentent ce que l’on peut qualifier de manifestations de radicalité, tant les propositions qui y sont énoncées sont en rupture avec les restes des formulations. Il en est ainsi du cahier d’Alligny, du canton de Cosne-sur-Loire dans la Nièvre qui propose 2 le principe de “ travail égal, salaire égal ”. Le cahier de la commune d’Alluy, rédigé par la section UFF, réclame l’élection présidentielle au suffrage universel, les Etats-Unis d’Europe, avec une monnaie commune, la vente directe du producteur au consommateur, la retraite à 60 ans, ce qui ne saurait être un simple décalque des positions du parti mentor, le PCF. La question coloniale, qui on l’a vu bénéficie d’un consensus écrasant, fait l’objet de quelques formulations en rupture. Le cahier de Mesvres-sur-Loire dans la Nièvre 3 , rédigé par le PC, le FN, l’UFF, l’UJRF propose en son article 8 ‘“ l’application de larges principes démocratiques aux pays colonisés évoluant vers l’indépendance totale qui devra leur être accordée ”’. D’une singularité plus marquée est celui de la petite commune nivernaise d’Anlezy (annexe n°6). Ce cahier, conforme au programme du CNR sur les questions économiques et sociales d’ensemble, s’en distingue par des propositions de rupture radicale avec l’ordre établi. Reprenant un vocabulaire à fortes connotations robespierristes, il propose une conception très rigoriste de la vie publique, avec notamment l’instauration d’un “ comité de salut public ” doté de “ pleins pouvoirs ”, garant de la morale collective. L’avenir est formulé en termes de “ législation de l’abondance ”, avec adéquation de la production et des besoins “ illimités ” des hommes. Ces perspectives, associant dirigisme économique et libertés élargies, avec absence de censure, recoupent celles des autres cahiers sur la question de la femme, confinée dès la naissance de son premier enfant dans son strict rôle maternel, sous couvert de l’apparent progressisme de l’établissement d’un salaire suffisant pour le mari. L’existence d’un tel cahier, venu d’une toute petite commune, interroge sur les réalités qu’il exprime. Il s’agit probablement de la manifestation d’un communisme rural, fortement imprégné des références de la Ière République, démocratique et révolutionnaire, et ayant gardé une certaine autonomie d’expression par rapport à des appareils de parti.

Sans leur donner plus d’importance qu’elles n’en eurent, puisque les effets pratiques furent modestes ou nuls, ces formes d’expression, décalées des courants dominants largement contrôlés par le PCF, manifestent néanmoins, y compris au sein de celui-ci et des organisations périphériques, l’existence de formes de pensée radicalement en rupture. Ce parti pouvait d’ailleurs parfaitement s’en accommoder, dans la mesure où il avait la capacité organisationnelle d’en limiter l’expression et où leur existence lui fournissait une caution démocratique, de gauche.

Notes
1.

AD58 999W1635.

6.

AD58 999W1634.

2.

AD71 Dossier CDL.

3.

AD58 999W1635.

4.

Idem.

5.

AD71 Dossier CDL.

1.

AD71 Dossier CDL.

2.

AD58 999W1625.

3.

Idem.