L’homme qui entre le 5 septembre dans Chalon libérée le jour même par l’action coordonnée des maquis, infiltrés dans la ville, et par les unités de l’Armée B, n’est donc pas seulement un combattant de l’ombre, mais aussi quelqu’un qui a une pensée déjà bien établie sur ce que doit être la France à construire et semble bien décidé à conserver, dans une fonction nouvelle, les principes qui le guidèrent au temps du combat clandestin. Il vit le passage du “ territoire recomposé au gré de l’activité des réseaux ”, “ espace mouvant ”, au cadre administratif traditionnel, hérité du découpage de 1789, constituant “ deux espaces politiquement hétérogènes ”, ainsi que l’a formulé Marc ABELES 1 . Certes, la rupture n’est pas instantanée. Depuis début juillet, GUILLAUME disposait d’un PC fixe, à la tête d’un territoire administré. Il reste néanmoins que pour l’essentiel du temps, il ne cessa de se déplacer, ignorant les limites administratives comme les barrières naturelles, trouvant sur la rive gauche de la Saône, dans l’Ain à Montrevel, des espaces de repli lorsque la pression allemande et milicienne devenait insupportable pour une AS décapitée au début de 1944. Symbolique de ce passage et de ses ambiguïtés est la photographie prise sur les marches de la sous-préfecture (annexe n°8) juste avant l’entrée de Claude ROCHAT dans ses nouvelles fonctions. L’escalier d’honneur est occupé par la garde rapprochée de GUILLAUME, la Compagnie de Cruzille et le groupe-franc DEDE : 92 hommes en uniforme impeccable, avec armes légères, fusils-mitrailleurs Bren et armes anti-chars Piat, entourant leur chef, encore en uniforme. C’est encore le commandant GUILLAUME fort de sa légitimité gagnée dans cet espace politique nouveau que fut le maquis, c’est déjà le sous-préfet ROCHAT, investi par les autorités provisoires du pays, en charge du rétablissement d’une république qui a failli, quatre années plus tôt. Avec lui c’est en une certaine mesure le maquis qui rentre dans les structures de l’Etat, ce qui soulève d’emblée une double question : quelle sera la pratique de sous-préfet, fonctionnaire d’exécution, de l’ancien chef de maquis et en quoi celle-ci prolongera-t-elle celle qu’il mit en œuvre au temps du maquis de Cruzille ?
Dès le 7 septembre, au lendemain de sa prise de fonctions, il déclare au quotidien Le Petit Mâconnais qui vient de naître de par la volonté des forces résistantes, que ‘“ l’ordre doit régner, mais il doit régner selon une formule jeune, […] au maquis, nous n’avions pas le temps de sombrer dans un vain formalisme… ”’. Cette déclaration, quelque peu provocatrice, ne serait-ce que pour son supérieur hiérarchique immédiat le préfet DREVON, soulève le problème de la compatibilité de cette référence aux modes de prise de décision du temps du maquis avec les règles et le cadre d’un Etat centralisé, rétabli dans la totalité de ses prérogatives. Les rapports empreints de souplesse, de confiance mutuelle que GUILLAUME entretenait avec ses dirigeants lyonnais de la R1 pouvaient-ils subsister entre Claude ROCHAT et Lucien DREVON, dès lors que le premier annonçait d’emblée se soucier comme d’une guigne du “ formalisme ” que l’Etat républicain avait au long de son histoire instauré en valeur incontestable ? Les premiers jours dans l’exercice de ses fonctions manifestent ouvertement sa volonté de ne pas rompre avec ses méthodes de chef de maquis. Pour l’anecdote, il ne troque qu’au bout de plusieurs jours sa tenue de maquisard pour un habit civil 1 . Face au risque de voir s’arrêter les fours de l’usine de verre Saint-Gobain de Chalon, faute de charbon, il n’hésite pas 2 , pour éviter un désastre technique, d’organiser en collaboration avec André JARROT une noria de camions réquisitionnés, depuis Montceau-les-Mines. Aujourd’hui, ce n’est pas sans une certaine délectation qu’il rapporte ce “ bon coup ”, où il sauve l’outil industriel et l’emploi de centaines d’ouvriers. Mais cela ne fait que préluder à 18 mois de pratiques plutôt hors normes.
Celles-ci se manifestent particulièrement dans des circonstances ponctuelles, le plus souvent héritées de la période précédente.
Dès septembre, il est confronté à une difficulté matérielle commune à de nombreux chalonnais dont le logement était privé de vitres depuis le 25 août 1944. Ce jour-là, alors que plusieurs trains allemands de carburants et de munitions stationnaient au sud de la gare de Chalon, deux bombes de 50 kg larguées par des chasseurs anglais provoquèrent une gigantesque explosion, creusant un immense cratère, projetant même des essieux complets sur la rive gauche de la Saône, à plusieurs centaines de mètres. La déflagration mit à mal de nombreuses vitres dans toute la ville de Chalon. La production de verre plat de l’usine Saint-Gobain faisait l’objet d’une collecte nationale, dans le cadre de l’action du ministre de la Production industrielle et de l’OCPRI. Contrevenant aux consignes de ces organismes, Claude ROCHAT réquisitionne la partie de la production nécessaire à la population, à l’approche de l’hiver. Il gagne ainsi l’attachement de cette population, mais aussi un blâme du ministre, indigné de cette entorse aux règles de l’Etat restauré.
Il fait preuve d’un même sens de l’équilibre à propos d’un incident 3 ayant opposé 14 vignerons de Saint-Vallerin, village de la Côte chalonnaise à des inspecteurs des Contributions indirectes, encore appelés “ gabelous ” dans les campagne. Ceux-ci sont arrivés “ à l’improviste ” pour une vérification des déclarations de récolte, le 11 décembre 1944, selon un rapport de leur administration au préfet en date du 15, transmis à Claude ROCHAT le 19. Ils ont été “ interpellés ” par les vignerons et empêchés de faire leur travail. Immédiatement, ROCHAT convoque le maire du lieu et négocie avec lui un compromis : une nouvelle vérification sera effectuée le 21, mais sans la présence des forces de gendarmerie exigée par l’administration, ce qui fut alors fait. Quant au “ meneur ”, le maire plaide pour l’indulgence, car il est “ peu intelligent ”, “ déprimé ”, “ facilement irritable ” depuis son retour de stalag. ROCHAT convient que cela constitue “ des circonstances atténuantes ”, qu’une sévère admonestation conviendra pour un homme qui “ avait besoin d’une leçon ”.
Le 16 février 1945, il affronte le premier conflit social depuis sa prise de fonctions 1 . Il s’agit d’une manifestation de ménagères chalonnaises, au nombre de 1500 à 2000 selon le quotidien local, qui, à l’appel de l’UFF et au cri de “ A manger, du beefsteack ! ”, dénoncent devant l’Hôtel de Ville leurs difficultés quotidiennes et l’impéritie des responsables du ravitaillement. Dès le lendemain, il réunit une “ délégation d’une vingtaine de personnes ” dont six représentantes des manifestantes, SATONNET, maire de Chalon, deux représentants de l’UD CGT et le répartiteur de viande. A la suite de cette réunion, il exige un rapport sur la situation à la commission extra municipale. Le même jour, il adresse au préfet DREVON un rapport détaillé (annexe n°1) sur les nombreuses initiatives qu’il a prises pour pallier certains dysfonctionnements et faire état de situations de gaspillages, dommageables en ces temps de pénurie. Ce rapport manifeste de la part du jeune sous-préfet une véritable boulimie d’initiatives révélatrices de ses conceptions. S’en dégage un souci constant de l’intérêt de la population, une grande sollicitude pour ses difficultés dont il se sent comptable. En même temps, à propos de situations mettant en cause des personnes, il manifeste le souci “ d’établir un système de sanctions immédiat […] d’une justice scrupuleuse ”. Enfin, tout en manifestant une large compréhension pour les manifestantes, il insiste sur sa volonté, en résolvant au plus vite et au plus juste les problèmes soulevés, de ne pas voir se renouveler une telle manifestation. Sa référence à la nécessité de “ l’ordre ”, son souci de ne pas favoriser “ les ennemis de la République ”, “ la cinquième colonne ”, nous restituent le contexte d’une guerre qui ne s’achève pas. Nous sommes alors quelques semaines après l’offensive allemande des Ardennes, alors que des rumeurs concernant la “ cinquième colonne ” ou les maquis bruns empoisonnent une atmosphère déjà alourdie par les difficultés matérielles et les tensions de l’épuration. Cet épisode permet de cerner ce qui constitue la base de la pratique de Claude ROCHAT : concertation, initiative, attention à la population, souci de l’ordre républicain. Il apparaît que, pas plus que lors de l’affaire des vitres, cela fut très peu apprécié par ses supérieurs. Muni du rapport de son sous-préfet, le préfet DREVON réagit brutalement : dans un communiqué publié le 22 février par la presse locale, il annonce qu’il ‘“ a décidé que toute manifestation de cette nature entraînerait des sanctions contre ses auteurs et que l’examen des questions l’ayant provoquée serait systématiquement ajourné ”’. Les termes “ toute manifestation ” et “ systématiquement ” claquent comme une porte qui se ferme pour celles qui ne faisaient que manifester pacifiquement leur mécontentement. Venant d’un préfet issu des rangs de la Résistance, en des temps où le marché noir sévit encore, la réaction peut surprendre. En tout cas, elle marque nettement où se situe la démarcation entre la formulation d’une politique venant de l’Etat et les manifestations de l’existence d’une dynamique qui prend racine dans le fait résistant. En cette occurrence, c’est entre le sous-préfet et son supérieur immédiat qu’elle passe, brutalement révélée par un banal fait social. Les annotations du préfet en marge des rapports de Claude ROCHAT sont révélatrices de l’exaspération du premier devant les initiatives de son subordonné. La fréquence des points d’exclamations, des observations comme “ les déclarations du sous-préfet sont soit inopportunes soit fantaisistes ” est éloquente de cette exaspération, venue de quelqu’un qui ne supporte pas les empiétements de compétence.
En décembre 1945, le sous-préfet ROCHAT doit traiter une affaire délicate, mettant en jeu des intérêts et des forces faisant pression contradictoirement sur lui. A la suite d’une dénonciation, un boucher de Chalon-sur-Saône, G., fait l’objet d’une plainte pour pratiques commerciales illégales pendant la guerre. L’affaire est née au printemps d’une plainte de l’UFF et d’un rapport de police tendant à établir que l’intéressé a effectivement vendu au marché noir 1 . Frappé d’une lourde amende, il fait appel. L’affaire est alors relancée par l’Association des Amis du Maquis et de la Résistance en novembre. Elle indique dans un lettre au sous-préfet que G. fut “ un résistant de la première heure ”, qu’il a ‘“ ravitaillé le maquis à l’insu des Allemands et donné satisfaction à toutes les demandes de viande nécessaires à la nourriture des hommes de la clandestinité… ”’. Claude ROCHAT se retrouve ainsi pris en tenaille entre les pressions d’une organisation féminine contrôlée par le PC mais dont sa mère est présidente départementale, “ à la façon d’une dame patronnesse de gauche ” selon lui 2 , et les organisations d’une Résistance dont il fut un des dirigeants. Dans une lettre au préfet, il s’interroge ainsi : ‘“ Ce n’est pas la première fois que l’on me signale le cas d’un petit commerçant qui, bien que n’ayant pas eu une attitude hostile à la Résistance, se voit frappé de très lourdes amendes […] Il est assez curieux de constater que sur une trentaine de bouchers établis à Chalon, il n’y en ait que deux qui soient frappés par des confiscations et parmi eux, un des seuls bouchers qui ait participé à la Résistance. […] Je m’associe aux anciens du maquis… ”.’ Le préfet se contente de transmettre sans commentaire ou prise de position la note de Claude ROCHAT au Président de la Commission départementale des profits illicites et l’affaire fut classée. En ce qui concerne le sous-préfet, si son faux étonnement sur le faible nombre de bouchers sanctionnés semble indiquer qu’il n’a aucune illusion sur la participation de cette corporation au marché noir, il n’en prend pas moins clairement parti pour G. ; en la circonstance, n’est-ce pas celui qui eut en charge de nourrir quotidiennement 5000 hommes depuis le PC de Cruzille, au cours de l’été 1944 qui est prêt à couvrir tous ceux qui y ont contribué, quelles que soient par ailleurs leurs pratiques ? Alors que depuis un an il s’est rapproché politiquement du PCF par l’intermédiaire de WALDECK ROCHET, il n’hésite pas, en la circonstance, à mécontenter ses organisations de masse.
Lorsqu’il est brutalement muté à Albertville, intimé de rejoindre immédiatement ce poste, ce qui empêcha même toute forme d’au revoir public, il ne se départit pas de cette volonté de ‘“ résoudre les problèmes au coup par coup, en transposant les pratiques de chef de maquis ”’ ‘ 1 ’. Cette nouvelle affectation qui l’éloigne du département auquel l’attachent des liens indéfectibles n’est en rien une sinécure : sur le territoire de sa circonscription, le barrage de Tignes est en construction, suscitant une vigoureuse opposition de la population et la situation dans les usines métallurgiques de la vallée est particulièrement tendue en ce printemps 1947. Là encore, ce qui ressemble fortement à une véritable méthode fit merveille. Alors que le préfet MARTIN, “ brave homme, débarqué par Vichy ”, lui enjoint, sous peine de sanctions, de ne pas aller à Tignes, il n’a de cesse de se confronter à ceux qui ont brutalement malmené son prédécesseur, lui volant ses dossiers et lui faisant un “ conduite de Grenoble ”. Le dialogue ayant échoué, il choisit de miner le mouvement d’opposition de l’intérieur. Constatant que les Tignards sédentaires sont soit éleveurs soit contrebandiers (soit les deux), il utilise ces deux leviers. Après avoir négocié leur passivité avec les services des douanes, il obtient des entreprises construisant le barrage avec une main d’œuvre italienne de lui acheter le riz que ses services auront collecté auprès des contrebandiers, ainsi “ mouillés ”. Il obtient par ailleurs des fermes en gérance dans l’Isère voisine pour les éleveurs chassés par le barrage. Au bout du compte, et même s’il “ a failli recevoir plusieurs fois des coups sur la tête ”, les choses se calment.
Ce qu’il qualifie de son “ dernier coup d’éclat ”, avant son éviction définitive, le voit intervenir dans les grèves des ouvriers des usines d’aluminium d’Ugines, en mai 1947. Les ouvriers occupant les usines, le ministre de l’Intérieur Jules MOCH donne l’ordre d’évacuation. Celui qui fut ingénieur chimiste avant la guerre ne peut supporter l’idée du désastre que provoquerait un arrêt des fours à aluminium. Il contacte les ingénieurs des usines, dont certains sont d’anciens condisciples de l’Ecole de Chimie de Lyon, le maire d’Ugine, socialiste, le conseiller général, radical et plaide contre l’intervention de la troupe. Il ajoute que les ouvriers sont des gens du pays, souvent fils de paysans, ayant “ fait la Résistance ” et prêts à reprendre le fusil. Il parvient ainsi à constituer une unité des autorités locales et obtient que l’ordre d’évacuation soit rapporté.
Enfin, à cet interventionnisme peu conventionnel, il ajoute une désinvolture délibérée à l’égard des rites protocolaires. C’est ainsi qu’en août 1946, lors des cérémonies célébrant le deuxième anniversaire de la bataille du Bois-Clair entre Mâcon et Cluny, en présence du ministre de l’Intérieur, Edouard DEPREUX, il prend le malin plaisir d’aller d’abord à une cérémonie tenue hors de son département, dans l’Ain à Manziat, où la maréchale de LATTRE de TASSIGNY vient honorer ceux qui ont organisé l’envol de son mari, en 1943, en particulier le responsable local des SAP, Aimé BROYER-MEME, salaisonnier à Manziat. Et c’est ensuite aux côtés de la maréchale, dans sa décapotable blanche, qu’il arrive à Cluny, “ en plein discours ministériel ”. Un tel comportement ne pouvait qu’irriter tous ceux qu’exaspéraient les succès et les liens personnels de celui qui désormais passait pour être “ un sous-préfet communiste ”. Ce lien d’affection qui lie le couple de LATTRE à ROCHAT amène une autre circonstance plaisante : lors d’une cérémonie à Pont-de-Vaux, en 1947, en présence de la maréchale, ROCHAT essuie le refus du ministre CLAUDIUS-PETIT de lui serrer la main, au prétexte qu’il est “ un sous-préfet communiste ”, ce qui vaut au ministre une cinglante réplique de Mme de LATTRE de TASSIGNY : ‘“ Monsieur, je ne sais s’il est communiste, mais c’est l’ami de mon mari et cela me suffit ”. ’
Lui même s’attribue, non sans quelque délectation, ce qualificatif. Les annotations parfois exaspérées de DREVON sur ses rapports montrent que c’est bien ainsi qu’il était perçu depuis la préfecture.
Marc ABELES, Jours tranquilles en 89, ethnologie politique d’un département français, Odile Jacob, 1989.
Entretien 16 août 1996.
Idem.
Ibidem.
AD71 W120165.
AD71 W120165.
Entretien 16 août 1996.
Entretien 16 août 1996.