3-4- “ Viré sans solde ”

C’est ainsi que se désigne aujourd’hui Claude ROCHAT pour caractériser sa situation lorsqu’il est définitivement chassé de l’administration. Ce n’est pas sans une certaine amertume qu’il constate, à propos des “ Résistants dans la préfectorale ” 1 , que ‘“ leur tâche accomplie, il fallait bien qu’ils s’effacent, mais de là à les virer sans solde et sans boulot de remplacement…, même la Restauration avait prévu les demi-soldes ”.’

C’est dans la solidarité entre anciens résistants qu’il trouve en 1947 un soutien matériel. C’est Bernard MOREY, salaisonnier à Cuiseaux, aux limites de la Saône-et-Loire et du Jura, qui lui fournit “ un petit boulot ” de 1947 à 1951. Il n’y a certes pas grand rapport entre la formation d’ingénieur chimiste et l’art d’accommoder les porcs, mais en la circonstance, c’est l’ancien chef local du SAP, directement sous l’autorité du responsable régional SAP de la R1, le colonel RIVIERE-CHARLES-HENRI, qui tend la main à un ancien camarade de Résistance.

Ce travail “ lui laisse du temps ” et ces années du début de la guerre froide voient Claude ROCHAT s’investir dans le militantisme. Ses liens désormais bien établis avec WALDECK ROCHET, ses fortes réticences à l’égard de la SFIO, constituaient la base de ce qui aurait paru alors banal, une adhésion au PCF. Or c’est une forme de compagnonnage qu’il met en pratique. Parce qu’il n’a “ jamais été discipliné vis-à-vis de quiconque ”, parce qu’au temps de la Résistance, il rejetait ‘“ l’obéissance quasi aveugle au Parti qui allait à l’encontre de la souplesse des relations qui faisait le charme de l’AS ”’ ‘ 1 ’, il sympathise sans adhérer : lorsque “ la Fédération de Saône-et-Loire veut (lui) mettre la main dessus ”, il les envoie “ au diable ”, ce que Waldeck a “ l’intelligence de comprendre ”. En cette circonstance, l’intelligence politique du dirigeant politique consiste probablement à penser que le passé, l’envergure et la farouche indépendance d’esprit de ROCHAT le prédestinent à d’autres tâches que celle de figure emblématique du chef résistant, rallié au “ Parti des fusillés ”. Cela accorde d’ailleurs à Claude ROCHAT une position particulière par rapport aux appareils locaux et fédéraux du Parti. Il se souvient être intervenu à plusieurs reprises directement “ au 44 ” pour défendre tel ou tel “ ami de la Résistance ayant des ennuis avec l’appareil ”. Aujourd’hui encore il dispose d’une position originale à la présidence départementale de l’ANACR.

Son engagement public le plus marquant de la fin des années 40 est celui au Mouvement de la Paix, pour lequel il “ parcourt la Saône-et-Loire ”, aux côtés de Lucie AUBRAC, ce qui l’amène à affronter durement celui qu’il côtoya au sein de l’EM départemental FFI, André JARROT, ancien du BCRA, devenu un des piliers locaux du RPF. En des temps où il est de bon ton soit de renier soit de traiter avec désinvolture ce type d’engagement, l’analyse qu’en fait aujourd’hui Claude ROCHAT ne manque pas d’originalité. Il se souvient avec bonheur avoir ‘“ retrouvé du beau monde, gens de la Résistance, pas tous de gauche… ”’ ‘ 2 ’, comme l’amiral MUSELIER, d’ASTIER dans le Mouvement de la Paix. Il persiste à estimer que l’URSS ne représentait pas de danger pour la paix, tant sa reconstruction absorbait l’essentiel de ses forces et que le peuple soviétique “ mettait le mot paix partout ”, tant il avait souffert de la guerre. De ce fait, il percevait un grave déséquilibre entre le camp occidental puissant et potentiellement dominateur et le camp soviétique victime d’une “ véritable conspiration ”. La mobilisation des partisans de la paix relevait donc de la nécessité, en désignant d’abord les USA comme fauteurs de guerre, pour contribuer à compenser ce déséquilibre. Son engagement du moment comme sa conviction actuelle que, quoi que l’on puisse penser du régime soviétique, il était raisonnablement légitime de lutter pour un rééquilibrage des forces, l’amènent à regretter que beaucoup de ceux et celles qu’il y a côtoyés alors feignent aujourd’hui d’ignorer ce moment de leur histoire, au profit de leur figure légendaire de résistants.

Un autre engagement fut pour lui, de 1945 à 1953, la participation à plusieurs procès de résistants. Une seule fois il le fit au nom de l’accusation, lors du procès à Dijon en mars 1948 du capitaine François FLAMAND-MARIUS, ancien chef du sous-secteur de Bresse du nord, qui était entré à partir de juillet 1944 en dissidence de l’autorité de l’EM FFI, et se trouvait accusé de plusieurs exécutions sommaires, au moment où le tribunal départemental FFI mis en place par GUILLAUME déchargeait les échelons inférieurs de la responsabilité de juger les cas difficiles. C’est d’ailleurs sur ce point, plus que sur la matérialité des faits, que porte la déposition de Claude ROCHAT. Ce qui est en cause, c’est l’attitude d’un chef de maquis qui “ ignorait les directives de ses supérieurs et commandait des exécutions sans prendre la peine de réunir des tribunaux ” 1 . C’est donc strictement la mise en cause de fait de l’autorité de sa hiérarchie - le capitaine VIC, chef du secteur du Louhannais et le commandant GUILLAUME, chef départemental chargé des maquis par MARIUS - que Claude ROCHAT dénonce, lui qui fit arrêter le dissident le 11 septembre, lors de la libération de Beaune. Pour le reste, à plusieurs reprises, il a relativisé la gravité des faits. En décembre 1944, (annexe n°9), répondant à l’ex-capitaine MARIUS, détenu provisoirement à la maison d’arrêt de Chalon et se plaignant à lui de ses conditions de détention, il l’assure d’une part qu’il a fait tout pour que son affaire soit instruite au plus vite et d’autre part qu’il est “ le premier à penser que pour tout résistant, le fait même d’avoir milité, amène des circonstances atténuantes et que l’école du maquis est loin d’avoir été dans bien des cas une école de morale et de vertu ”. Répondant (annexe n°10) le 22 mai 1948 au membre d’une famille d’une victime de MARIUS regrettant l’indulgence du tribunal militaire ayant acquitté l’accusé, il considère avoir fait son devoir ‘“ en inculpant MARIUS à la Libération et en témoignant à son procès dans l’espoir d’une peine symbolique ”’, n’ayant ‘“ pas le cœur à poursuivre un homme qui, même s’il est un criminel, n’en est pas moins un résistant, lorsque je vois journellement des traîtres qui ont fait plus de mal que lui et dans une autre intention, reprendre leur morgue et leur activité ”’. Enfin, dans une note du 2 avril 1983, destinée aux AD de Saône-et-Loire à propos de cette affaire, il regrette alors qu’elle ait débouché judiciairement trop tard, ‘“ jugée sans délais, elle aurait pu encore rester plus discrète, une affaire intérieure des FFI, peut-être ”’, alors que ‘“ jugée quatre ans plus tard, elle n’avait plus de sens…1948 était politiquement une année difficile, le tripartisme était mort, je venais d’être évincé de la préfectorale ”’. A travers ces trois documents s’organise la perception de cette affaire pour Claude ROCHAT. Au-delà de la condamnation sans faiblesse de la dissidence, se dégagent deux points d’analyse qui en relativisent la gravité. Le premier est que quoi qu’il ait fait à tel ou tel moment, un résistant reste un résistant, que rien n’efface ce que chacun fut à un moment donné. Nous verrons lors de l’analyse des procès de résistants que tel ne fut pas le point de vue général. Le second est la prise en considération du télescopage des faits avec la conjoncture politique, marquée en 1947-1948 par l’éclatement de la guerre froide et son éviction, marquant pour lui une défaite de ce qu’il incarnait. En la circonstance on peut observer un aspect singulier de l’affaire : l’Association des Anciens FFI et FTP qui deviendra bientôt l’ANACR mène vigoureusement campagne dans France d’abord! en faveur de tous les “ patriotes emprisonnés ”, y compris le farouche anticommuniste FLAMAND. Depuis le départ des ministres communistes du gouvernement, l’association fait des procès de résistants un de ses chevaux de bataille. Claude ROCHAT, vilipendé par certains comme “ sous-préfet communiste ”, vient témoigner à charge dans l’un de ces procès. Plus qu’une contradiction formelle, cette situation illustre la complexité du personnage et surtout le fait que chez lui l’héritage résistant tend à subsumer les situations postérieures, quoi que cela puisse lui en coûter.

Mais à cette seule exception près, c’est en témoin de la défense qu’il intervient dans plusieurs procès de résistants. De façon générale, c’est au nom de sa responsabilité de chef départemental, au titre des ordres donnés et de l’ordonnance d’Alger du 6 juillet 1944 qui légitimait tous faits accomplis postérieurement au 10 juin 1940 afin de servir la cause de la Résistance, même si ces faits constituaient à l’époque une infraction aux lois en vigueur, qu’il témoigne en faveur des accusés. Mais il va le plus souvent au-delà de ces deux positions de principe, pour intégrer sa déposition dans une analyse des faits toute imprégnée de sa vision de chef de maquis. C’est notamment le cas d’une affaire qui vient devant les Assise de Saône-et-Loire lors de deux sessions, en avril 1947 et janvier 1948. Elle fit l’objet de substantiels compte rendus du CSL au moment des procès. Elle concerne l’exécution d’un nommé C., en avril 1944, à Charbonnières, en Clunysois, par deux maquisards du village, traduits devant la Cour d’Assises pour ces faits. La victime, arrivée au cours de la guerre au village, d’origine inconnue, adoptait “ une attitude douteuse ”, selon Claude ROCHAT. Le réseau inter de Lyon, saisi du problème, donna l’ordre de le supprimer. L’absence, à la session de 1947, de témoins à charge amène au report du procès à la suivante. L’intérêt de cette session porte sur la déposition à décharge de Vincent BERTHEAUD-TARZAN et Claude ROCHAT- GUILLAUME, chefs hiérarchiques des accusés au moment des faits. Tout en s’appuyant sur la réalité d’un ordre régional, le second avance des points d’analyse dépassant largement le cadre du dossier d’accusation. Il constate d’abord que les faits, antérieurs à l’institution du tribunal FFI à son PC de Cruzille, sont la démonstration par défaut de la nécessité de celui-ci, offrant un minimum de protection aux suspects et délestant les maquis de la responsabilité de ceux-ci. C. aurait alors bénéficié d’une enquête établissant son innocence, malgré l’étrangeté de son comportement. Il avance ensuite, en guise d’autocritique, que jamais l’ordre d’exécution n’aurait dû être transmis à des gens du pays. Par là même, il ouvre la réflexion sur deux points à ses yeux majeurs, celui de la sécurité des personnes dans les zones libérées ou semi-libérées au cours de l’été 1944 et celui de l’impact des faits de guerre sur les structures mentales des communautés villageoises. L’équilibre fragile, constitué patiemment, entre les populations, les résistants locaux et les maquisards exigeait que certains actes de guerre soient pris en charge en-dehors du village. On a ici une conception de la guerre de libération qui va bien au-delà de l’efficacité militaire, mais intègre un profond souci d’associer les populations au processus libérateur. Pour ce qui fut du procès, les deux coaccusés furent acquittés. Il est à observer que la même Cour d’Assises prononça un verdict de mort, le 2 février 1948, au détriment du FTP polonais Jean-Paul KABACINSKI, pour avoir exécuté un policier montcellien particulièrement virulent dans la chasse aux résistants. Si la peine ne fut pas exécutée, il n’en reste pas moins une surprenante dissymétrie entre les deux traitements d’affaires.

Compte tenu de l’importance de ses responsabilités dans le dispositif des forces de libération, de celles qu’il assuma à la tête de l’arrondissement le plus peuplé de Saône-et-Loire, de sa capacité à penser les situations, en agissant avec le double sens de la justice et du plus large consensus, il apparaît clairement que les années 40 finissantes marquent pour Claude ROCHAT un échec politique. Si la République renaissante sut utiliser les capacités et l’autorité de GUILLAUME, elle choisit de ne pas accorder la place qu’elles semblaient offrir au sous-préfet ROCHAT. A elle seule cette observation contribue à identifier la nature des processus politiques qui l’emportent au cours des années suivant la victoire contre l’occupant. Que son compagnon de combat Henri VINCENT-VIC ait subi un sort assez semblable ne fait que confirmer cette observation, en allant au-delà de la singularité de la situation.

Notes
1.

Lettre du 29 juin 1996.

1.

Lettre du 29 juin 1996.

2.

Entretien 16 août 1996.

1.

CSL 12 mars 1948.