Cette formulation, énoncée aujourd’hui par Claude ROCHAT, concernant son propre cas comme celui d’Henri VINCENT, renvoie à une double question : “ insupportables ” pourquoi , “ insupportables ” à qui ?
Lorsque, à la suite de sa mise en disponibilité, Claude ROCHAT demande et obtient une entrevue au ministère de l’Intérieur, il se voit reprocher par le chef du personnel du ministère sa popularité et sa présence trop fréquente “ dans les communes de la montagne ” ou “ dans les cafés de la ville ” 1 plutôt qu’à son bureau. D’un côté, nous avons le point de vue de l’Etat, estimant que pour un fonctionnaire d’autorité, il n’était pas de bon ton d’être populaire ; de l’autre celui d’un homme qui se réclame aujourd’hui d’une volonté d’assurer la paix civile. Cette volonté s’est manifestée à Chalon-sur-Saône, lors des circonstances étudiées ; elle le fut encore lorsque, ayant dissout la CCI vichyste, il parvient, dans une ville très industrielle, où cette structure patronale joue un rôle décisif, à constituer une nouvelle chambre, à la fois représentative et ouverte au nouvel ordre des choses établi par la victoire des forces libératrices. L’ensemble de ses interventions lui permettent aujourd’hui d’affirmer qu’il avait “ les meilleures relations, de la CGT à l’évêché ”. Le bref épisode savoyard confirme cette volonté. En plus de ses interventions dans l’affaire de Tignes comme dans les grèves d’Ugine, il se réclame des “ meilleures relations ” qu’il entretint alors avec l’évêque de Tarentaise, s’impliquant même dans des conflits communaux mettant face à face curé et maire communiste. Viennent confirmer cette capacité à s’attirer le soutien du plus grand nombre les réactions suscitées par sa mutation puis son éviction. Lors de son départ de Chalon, c’est une presse locale unanime qui le salue. Le Courrier de Saône-et-Loire, pourtant politiquement conservateur, salue celui qui “ a su remplir ses fonctions avec un tact auquel tous ceux qui l’ont vu à l’œuvre se plaisent à rendre hommage ”. L’organe du Front National, La Voix du peuple rappelle ‘que “ d’un abord facile et si démocratique, il recevait tout le monde, sans protocole aucun. Mais les résistants, en particulier, trouvèrent toujours la porte ouverte chez lui… ”’. Saluant lui aussi le chef résistant comme “ l’administrateur compréhensif et d’un caractère empreint de cette bonhomie qui sied tant aux Bourguignons ”, Le Progrès de Lyon, dans son édition de Saône-et-Loire, rajoute “ qu’à toutes les manifestations, il se mêlait au public qui lui témoignait une sympathie qu’il méritait bien ”. Son départ d’Albertville lui vaut une motion de soutien du conseil général de Savoie, votée à l’unanimité moins une abstention, celle du conseiller général socialiste.
Lorsque les Louhannais apprennent la nouvelle de la mutation de leur sous-préfet, c’est d’abord “ l’incompréhension et la stupéfaction ” qui l’emportent 2 . Suivirent alors une campagne de presse orchestrée par L’Indépendant du Louhannais, dirigé par le vieux compagnon de VIC, Gaston FAISY et même une manifestation de rue pour exiger qu’on restitue à la Bresse “ son ” sous-préfet. Bien entendu, rien n’y fit, mais il n’était pas dit que la population laisserait partir sans protester des hommes figurant pour elle à la fois l’épopée maquisarde et le service du pays.
Il apparaît clairement que l’attachement des populations à ces deux sous-préfets, gage de transition politique sans drames, devint rapidement, aux yeux de leurs supérieurs hiérarchiques, un élément de trouble. Ce fut d’ailleurs énoncé à Claude ROCHAT lorsque après son éviction il alla demander des explications au ministère de l’Intérieur. Sa popularité lui fut présentée comme un des éléments justifiant la mesure dont il était victime
Un autre reproche avancé fut d’avoir gardé “ l’esprit maquisard ”. Cette formulation, parfois remplacée par celle de “ configuration maquisarde ” est très fréquente dans les traces archivistiques des premières années suivant la Libération. Elles portent le plus souvent sur deux catégories de gens, les anciens FFI et les chefs de maquis ayant, comme Claude ROCHAT et Henri VINCENT, intégré provisoirement les structures administratives de l’Etat. Elle est toujours employée dans une acception négative, signifiant par là qu’il s’agit de survivance de quelque chose qui n’a plus lieu d’être, qui relève du passé. Il ressort effectivement de leur activité, de leurs méthodes qu’ils sont en continuité avec ce qui fut au cœur de leur engagement dans la Résistance. Claude ROCHAT tout particulièrement, par son interventionnisme, son indépendance, sa désinvolture à l’égard des usages, reste proche de la métaphore féodale qu’il emploie à propos de ses fonctions au sein de l’AS. La figure du proconsul serait encore plus proche de la réalité, en y ajoutant cette volonté d’assurer au plus près un gouvernement juste des choses. Dès lors que l’appareil étatique était restauré dans toutes ses dimensions, une telle posture était insupportable.
La quasi-unanimité, fût-elle de façade, manifestée lors de leur départ et l’absence de reproches autres que ceux qui précèdent, amènent à s’interroger sur une autre origine des deux décisions en cause.
Bien entendu, personne ne revendiqua au moment des faits une telle décision, encore moins aujourd’hui, alors que le parcours rectiligne de l’instituteur, maire, conseiller général d’Henri VINCENT en font une figure emblématique de l’honnêteté politique, alors que la fin des aspérités idéologiques de la guerre froide, l’effondrement de l’URSS et sa présidence raisonnable et consensuelle de l’ANACR de Saône-et-Loire ont enlevé à Claude ROCHAT le côté sulfureux du “ sous-préfet communiste ” que certains s’étaient ingéniés à lui constituer. Tenter d’identifier d’où “ vint le coup ” 1 exige de procéder par hypothèse0s et déductions. Les seuls faits convergents identifiables sont que VINCENT comme ROCHAT ont été, dès 1944, “ approchés ” par l’appareil en reconstitution de la SFIO départementale, sous la direction de jeunes militants, travaillant à éliminer les cadres issus d’un avant-guerre dominé alors par le courant “ paulfauriste ”, que les deux refusèrent, le premier pour préserver son indépendance politique, le second parce qu’il était déjà en discussion avec WALDECK ROCHET et que ses relations difficiles avec des socialistes comme Fernand MAZUEZ ne l’incitaient certainement pas à regarder de ce côté là. A cela s’ajoute qu’en 1995, s’il se refusait de se prononcer sur l’origine de la décision, Louis ESCANDE, ancien dirigeant des Jeunesses socialistes d’avant 1939 et un des acteurs majeurs de la rénovation du socialisme en Saône-et-Loire, convenait que pour lui, ces hommes n’avaient pas ou plus leur place là où la Libération les avaient installés. Cela converge pour donner quelque vraisemblance à l’hypothèse de l’action de l’appareil de la SFIO. La nomination, en remplacement de DREVON, en 1947, d’un homme ouvertement membre de la SFIO, le préfet LAMBERT, annonçant à ROCHAT, lors de sa première visite à Chalon qu’il devait se préparer à partir et la mise en comparaison avec la situation en Côte d’Or viennent ajouter crédit à cette hypothèse. Reste alors à se demander pourquoi ceux qui sont rejetés en 1947 avaient été désignés sans réserve trois ans plus tôt.
Entretien 16 août 1996.
René PACAUT, entretien cité.
Claude ROCHAT, entretien 16 août 1996.