III- LA PRESSE, ENJEU POLITIQUE

Dans les quatre départements, la question de la presse à la Libération et dans les années suivantes fait l’objet de frictions, antagonismes mettant en jeu partis, mouvements et CDL. C’est donc une question décisive dans le jeu politique, en particulier lorsque les élections se profilent à l’horizon et que les forces politiques se recomposent.

Dans la Nièvre, alors que le journal collaborationniste Paris-Centre déverse la phraséologie de la trahison, traite de “ bandits ” les FTP de Roland CHAMPENIER réussissant l’exploit de libérer sans dommage plusieurs camarades de l’hôpital de Nevers, le noyau actif du CDL clandestin, réuni à Ouroux-en-Morvan le 10 août 1944, prend la décision de la mise sous séquestre, dès la libération de Nevers, de l’organe pro-allemand et son remplacement par La Nièvre libre, définie comme devant être un “ journal d’information avec tribunes libres ” 1 . La décision est lourde d’ambiguïté, car le journal en question est l’organe de Libé-Nord, fondé en juillet 1943 par Jean LHOSPIED, socialiste, après sa rupture avec le FN et son journal Le Patriote nivernais dont il assurait la rédaction avec des “ éléments communistes ” 2 .

La cohabitation entre communistes et socialistes à la rédaction du journal se détériore vite puisque dès le 12 octobre 1944 le CDL 3 est saisi de “ frictions ” et de la dégradation conséquente entre les différents organes de la presse issue de la clandestinité. Faute de mieux, le CDL crée une commission.

Le débat rebondit le 30 novembre, toujours au sein du CDL, décidément réceptacle de tous les problèmes. Depuis octobre, La Nièvre libre est devenue Le Journal du Centre, nom plus conforme à la zone de diffusion du journal mais délesté de sa signification politique. Le communiste JOURDAN rappelle la décision prise à Ouroux et estime qu’à partir du moment où désormais il y a deux journaux issus de la Résistance, ils doivent être traités à égalité. Il déclenche un véritable tir de barrage de la part des socialistes. Le président GAUTHE dégage la responsabilité du CDL en affirmant que le Journal du Centre est désormais “ sous l’autorité du délégué à l’information ” et qu’il est “ le journal du gouvernement ”. Cette déclaration a le mérite de la clarté. Désormais, la déconnection entre les processus locaux issus du combat libérateur et la restauration de la politique étatique s’opère jusque dans le domaine de la presse. LHOSPIED oppose à JOURDAN que Le Journal du Centre est celui “ de toutes les tendances ” alors que Le Patriote nivernais est celui d’une organisation, le FN, à quoi son représentant rétorque que si l’un est le journal du gouvernement, l’autre est celui de la Résistance. Un débat de nature identique, avec les mêmes protagonistes, est relancé le 15 février 1945 après que le socialiste NESSLER ait été nommé secrétaire général de la rédaction, renforçant ainsi la tendance socialiste de celle-ci. Le passage de Charles EXBRAYAT, homme de plume d’envergure, du Patriote à son rival clôt une évolution qui donne au quotidien nivernais la couleur politique qui fut la sienne pendant plusieurs décennies. Sur ce terrain là aussi, la SFIO est parvenue à contrôler un instrument d’influence qui finira par tomber dans l’escarcelle du groupe HERSANT.

En Saône-et-Loire, la situation est duale. Toute la partie nord du département, avec le Chalonnais, l’Autunois, le bassin minier de Montceau-les Mines et la sidérurgie du Creusot est industrielle et la plus peuplée. Elle est le domaine du Courrier de Saône-Loire, fondé sous la Monarchie de Juillet. Propriété de la famille PRETET, ce quotidien d’information suit une ligne politique prudemment conservatrice. Son rédacteur en chef et propriétaire, René PRETET, son directeur LAVENIR et son principal administrateur, le baron THENARD, ont décidé de saborder le journal le 15 juin 1940, rapidement convaincus par leurs premiers contacts avec les autorités allemandes qu’il est exclu de continuer à travailler sous tutelle. La vielle rotative Marinoni de la rue des Tonneliers se tait alors pour cinquante mois, non sans que des pièces essentielles soient prélevées pour empêcher qu’elle soit utilisée par d’autres, à d’autres fins. La place est alors libre pour son rival Le Progrès de Saône-et-Loire, sans lien avec son homonyme lyonnais, qui continue sa parution et devient le porte-parole servile de la politique vichyste et des autorités d’occupation. La libération de Chalon-sur-Saône le 5 septembre permet à René PRETET, ayant reçu consigne d’Alger et du CDL, de faire reparaître au plus tôt son journal et de se remettre à l’ouvrage. Il parvient à reconstituer une petite équipe d’ouvriers. La rotative est remise en route, une charrette à bras sert à aller prélever des bobines de papier au siège du Progrès et, sous une verrière soufflée par l’explosion du 24 août, sort dans la nuit du 5 au 6 un feuille demi format, simple recto-verso (annexe n°12). Elle salue la collaboration des maquisards et des troupes libératrices, publie un communiqué du CLL de Chalon, informe la population de la mise en place des nouveaux pouvoirs, préfet, sous-préfet, CDL. De ce côté là, la situation est contrôlée par un homme qui ne cache pas son gaullisme intransigeant, dont les relations avec les communistes ne cessèrent de se dégrader au sein du CCL jusqu’à son exclusion, mais qui tint à laisser son journal relativement ouvert aux différents courants politiques. Par exemple, lors des moments paroxystiques du conflit entre Georges NOUELLE et l’appareil de la SFIO, il publia sur une même page les points de vue des deux camps ainsi qu’un long communiqué du PCF, vigoureuse diatribe contre la politique de l’ancien maire déchu. Il est vrai que René PRETET n’était probablement pas fâché de ne rien cacher des déchirements de la gauche.

C’est donc à Mâcon, préfecture excentrée du département, ville administrative et commerciale, que se déroule la bataille pour une presse de la Résistance. Quelques jours avant la libération de Mâcon, survenue le 4 septembre, Claude ROCHAT-GUILLAUME reçoit de DARCIEL, de l’état-major lyonnais, l’ordre de fonder “ un journal de la Résistance ” 1 . L’affaire est confiée au capitaineJean DUBOIN-JACQUES, journaliste de métier. Avant la guerre, il était journaliste au Progrès de Lyonet il intègre la Résistance à Cluny dans la foulée de Laurent BAZOT. Le titre envisagé pour le nouveau journal, La Gammon, nom d’une grenade donc à fortes connotations militaires, est vite abandonné au profit du Petit Mâconnais avec pour sous titre “ quotidien de la Résistance en Saône-et-Loire ”. Il est doté d’un conseil d’administration composé de Jean DUBOIN directeur administratif, Fernand MAZUEZ directeur politique,  Laurent BAZOT et Claude ROCHAT administrateurs et reçoit de ce dernier un million de francs prélevés sur les fonds de la Résistance. La composition du conseil d’administration du journal noue d’emblée les termes de ses difficultés à venir. Laurent BAZOT etJacques DUBOIN, tous deux originaires de Lyon, relèvent d’une mouvance quelque peu trouble, aux liens complexes avec les agents du SOE comme avec des agents de la Gestapo lyonnaise. Leur départ conjoint, au sein du Régiment de Cluny, pour la suite de la guerre, les éloigne d’ailleurs de Mâcon jusqu’à l’été 1945. Fernand MAZUEZ-LE TOUBIB, venu à la Résistance en juillet 1944 pour être le médecin du maquis, d’où son surnom, est un des éléments clefs du dispositif politique que la SFIO rénovée remet en place après la Libération. Claude ROCHAT-Commandant GUILLAUME, sous-préfet de Chalon-sur-Saône à la Libération, est, on l’a vu, en voie de rapprochement avec le PCF et farouchement opposé à toute mainmise partisane sur l’héritage résistant.

Le sous-titre ambitieux du journal est d’ailleurs rapidement mis en cause, par le CDL lui-même. Dès le 23 décembre 1944, le CDL 1 demande “ fermement ” à la direction du journal de le retirer, arguant du fait que ‘“ tous les chefs de la Résistance disposent d’un quotidien pour leur information et leurs mots d’ordre, que ce soit La Voix du Peuple pour le PCF, Le Patriote pour le FN, Le Marmiton du MLN etc… ”’. La demande n’est manifestement pas prise en compte puisqu’elle est réitérée 2 le 13 septembre 1945, cette fois parce qu’il “ n’insère plus les articles des MUR ”.

Le 26 du même mois, Claude ROCHAT adresse à DUBOIN 3 , directeur du journal, une demande de remboursement “ aux organismes de la Résistance ” de la somme du million qu’il lui a remise à la Libération “ pour fonder un journal de la Résistance ”. Il légitime sa demande par le fait que “ Le Petit Mâconnais (devient) de jour en jour davantage un organe politique ”  et ne peut plus “ faire état de raisons valables pour justifier l’emploi de cette somme ”. La question est réglée sans difficultés, la santé financière du journal le permettant, au bénéfice du COSOR aux charges écrasantes depuis le retour des déportés.

Ce sont les élections et le référendum d’octobre 1945 qui font éclater le conflit.

Alors que les accords initiaux prévoyaient une ouverture à toutes les nuances de gauche de la Résistance, le numéro du dimanche 7 octobre contient un entrefilet  non signé, appelant au vote doublement positif au référendum, ce qui suscite l’ire de ROCHAT qui menace 1 alors, en cas de répétition d’un tel fait, de dénoncer publiquement ce qu’il qualifie de “ trahison de la volonté ” initiale. Il désigne clairement celui qu’il suspecte d’avoir “ fait passer cet entrefilet ” : en visant “ la direction politique du journal ”, c’est Fernand MAZUEZ, directeur politique en titre, candidat socialiste aux élections à l’Assemblée constituante, qu’il met alors en cause. La lettre étant datée du 6, pour une édition du 7, on peut conclure que ROCHAT a gardé des informateurs au sein de la rédaction. Il pousse son offensive le 18 octobre, en convoquant un conseil d’administration pour le 23 octobre.

Le compte rendu de celui-ci, finalement tenu le 2 novembre, relève du compromis laborieux. Deux problèmes sont à régler : un brutal conflit entre DUBOIN et BERTHEAUD, président du CDL, le second ayant pris violemment à partie le premier au cours d’une réception officielle à la préfecture et la victime menaçant de porter plainte faute d’excuses publiques ; la ligne politique du journal. Une médiation du préfet lui-même n’ayant pu faire fléchir le léonin BERTHEAUD, GUILLAUME est chargé d’une ultime médiation auprès de celui qui “ reste son ami ” pour ‘“ obtenir le retrait des termes évidemment injurieux qu’il avait employés vis-à-vis de DUBOIN ”’. Faute de se prononcer sur les enjeux politiques du moment, le conseil “ décide que le journal prend position pour le programme du CNR ”, ce qui consiste à parler de la seule chose sur laquelle les protagonistes soient en accord. Déjà le programme du CNR joue le rôle de paravent, de référence quasiment magique qui masque l’éclatement politique de la Résistance. En signe d’ouverture et concession en direction de ROCHAT, il est décidé qu’une “ tribune libre, ouverte à tous “  sera intégrée au journal, excluant “ toutes affaires de polémique ” et “ articles injurieux ”, et que sera offerte au PCF la possibilité de rédiger des articles, “ provenant de préférence de WALDECK ROCHET, MERCIER, SIMONNET, DEVEAU, un élu nécessairement ”. ROCHAT est chargé de transmettre la proposition. L’ambivalence de la situation est révélée par le fait que c’est à GUILLAUME qu’échoit la médiation en direction de BERTHEAUD et DUBOIN, alors que ROCHAT est chargé de contacter le PCF. Cette tentative se révèle rapidement comme ultime puisque dès le 13 novembre, ROCHAT informe les trois autres administrateurs de l’échec de ses deux démarches. En déduisant que le journal ne répond plus “ à l’idée aussi bien résistante que politique qu’(il) avait espérée ”, il annonce sa démission du conseil d’administration, obéissant “ à une nécessité réelle créée par une situation équivoque au sein du journal ” et estimant qu’il aurait “ dû le faire depuis longtemps ”. Il s’agit là, au-delà des faits, d’un épisode majeur dans la dislocation du dispositif politico-militaire constitué depuis début 1944, guère plus d’un an après la Libération. Désormais la rupture est consommée entre Claude ROCHAT-GUILLAUME et ceux qu’il côtoyait au sein de l’AS et des FFI, en particulier BAZOT et MAZUEZ. Ses rapports avec celui-ci, député maire de Montceau-les-Mines, se formuleront à la fois en termes de protestations d’amitié, surtout de la part de MAZUEZ (annexe N°13) et sous la forme de chausse-trappes, énoncés à fleuret moucheté, comme en témoigne la missive de MAZUEZ du 14 mai 1946 (annexe n°14). Les ruptures de l’année 1947, le choc des grandes grèves de mineurs de 1948, l’engagement de ROCHAT dans le Mouvement de la Paix ne firent que creuser le fossé. Quant au Petit Mâconnais, il devint inévitablement le porte parole de moins en moins engagé d’un centre gauche mâconnais, avant de disparaître au cours des années 1970.

Dans l’Yonne, la confusion est plus grande encore, probablement du fait du poids important de courants politiques conservateurs, en particulier dans le Sennonais pour les prolongements de l’ex-PSF et l’Avallonnais, zone d’influence de Pierre-Etienne FLANDIN.

Comme ailleurs, se pose le problème des journaux ayant choisi de paraître pendant l’occupation, Le Bourguignon et La Tribune de l’Yonne. Les deux sont suspendus pour trois mois à la Libération. Sans attendre le délai, ils reparaissent sous un nouvel intitulé, avec des rédactions largement maintenues. Le premier disparaît au profit de L’Yonne républicaine, gérée par une coopérative de production. La seconde est remplacée par Le Réveil de l’Yonne 1 . Le CCL de Sens, zone de diffusion du journal, s’oppose à cette reparution. Son responsable s’estime alors victime de l’ostracisme des Francs-maçons et des communistes, menace d’en appeler au colonel LAURENT, chef de la subdivision d’Auxerre, ancien membre de CDL-V. Il accuse Paul PICOT, pharmacien radical-socialiste, membre du FN de Sens qui représente fréquemment le maire excusé au CCL, de “ préparer sournoisement les futures élections ”. Finalement le journal s’appela L’Eclaireur de l’Yonne et, notamment dans ses billets d’humeur intitulés “ Propos du pipelet ”, mena des farouches polémiques avec Le Travailleur de l’Yonne organe du PCF et son rédacteur en chef Robert SIMON, transfuge de la SFIO, survivant de Mathausen et pourfendeur acerbe de “ la réaction ”.

Au sein de la mouvance socialiste, les manœuvres qui mettent en rivalité mouvements et appareil de la SFIO se répercutent sur la presse de la Résistance. Le grand organe de Libé-Nord, La Vie de l’Yonne accompagne ce mouvement dans l’échec de ‘“ la constitution d’un mouvement travailliste qui engloberait dans (le) département toutes les forces socialistes réunies ”’, selon un rapport des RG transmis au préfet le 25 juin 1945 1 . Le ralliement de ce qu’il reste alors de Libé-Nord à la groupusculaire UDSR réduit fortement la place du journal. Cette situation, conforme à la réalité nationale est amplifiée par les données locales. Le rédacteur en chef du journal Gaston VEE, a, on l’a vu, démissionné de la SFIO en février dans un contexte délétère. La riposte de l’appareil de la SFIO ne tarde pas puisqu’en septembre 1945, en plein débat préélectoral, il lance un nouvel hebdomadaire, L’Yonne socialiste dirigée par Gérard VEE, frère du précédent. Gérard VEE a assumé des responsabilités importantes. Prisonnier de guerre, libéré en 1942 dans le cadre de la relève, il est en contacts avec MAYER et TANGUY-PRIGENT pour reconstruire la SFIO. Fondateur de la Confédération des Combattants, Prisonniers, Déportés, Victimes de guerre, il tient en forte suspicion le MNPGD dont certains membres notoires viennent du Commissariat des Prisonniers de Guerre de Vichy. Il est un temps responsable de son mouvement pour l’Ouest de la France. C’est donc un homme de poids que l’appareil de la SFIO à mis à la tête de son journal pour faire pièce à La vie de l’Yonne.

Ces éléments de la brève histoire des mouvements et de la presse résistante révèlent une grande confusion. Celle-ci apparaît comme largement issue des contradictions internes au phénomène résistant et de ce fait les prolonge. Le contexte nouveau né de la Libération ne fait que les mettre au grand jour et probablement inciter les protagonistes à abandonner une certaine réserve pratiquée aux temps de la clandestinité.

L’emportent alors les logiques des appareils préexistants à la guerre, ceux des partis en particulier, qui jouent sur cette confusion pour réoccuper l’espace politique. Alors les mouvements entrent dans un déclin irrésistible et la presse est progressivement reprise en main. Ces deux formes originales de ce que fut le combat résistant se sont donc montrées incapables de engendrer du nouveau, dès lors que leur vocation initiale avait abouti. Il s’agit là manifestement d’une des dimensions majeures de l’échec politique des forces les plus novatrices nées dans la clandestinité.

Notes
1.

AD58 999W1627.

2.

AD58 999W62.

3.

AD58 999W1627.

1.

Claude ROCHAT op. cit. p. 292.

1.

AD71 W128563.

2.

Idem.

3.

AP Claude ROCHAT.

1.

Lettre de ROCHAT à DUBOIN, 6 octobre 1945. AP Claude ROCHAT.

1.

AD89 1W319.

1.

AD89 1W85.