2-2-L’année 1945 : du comité central à la chute

Les neuf premiers mois de 1945 semblent prolonger sans problèmes le parcours ascendant de Marcel ASMUS au sein du PCF. En avril, il suit les cours de l’école centrale des cadres d’Arcueil. En juin, au 10e Congrès, il participe à la commission politique et, à l’issue des travaux, est élu comme titulaire suppléant du Comité central. Cela semble bien identifier un parcours sans faille vers des responsabilités importantes pour cet homme de 32 ans, permanent du parti, responsable départemental et qui amorce une carrière nationale.

Or, dès l’automne 1945, sa situation bascule. A la suite des médiocres résultats du PCF aux élections législatives, il est convoqué à Paris, au “ 44 ” nom familier du siège national du PCF, 44 rue Le Pelletier, où il doit rendre des comptes à Maurice THOREZ et André MARTY. Les notes prises (annexe n°21), selon Paulette ASMUS, par Jeannette THOREZ-VERMERCH ce que semble corroborer l’en entête “ Jeannette ”, révèlent ce qui apparaît bien comme un véritable procès politique fait au secrétaire fédéral qu’il est. Ces notes ont été remises à Marcel et Paulette ASMUS par Jean-Paul SCOT.

La discussion entre les trois hommes est strictement connectée aux résultats électoraux du PCF en Côte d’Or. Ces derniers apparaissent, dans les perspectives d’ensemble de même que dans les points de détail, comme le résultat, donc le point de vérification et d’évaluation, du travail politique mené par les structures du parti et de ses organisations de masse, l’UFF, le FN et la CGT, encore unifiée mais dont il ressort qu’elle est l’objet d’une farouche bataille avec les “ réformistes ”. Deux données concrètes reviennent sans cesse dans le débat : entre les élections municipales de mai et les législatives d’octobre, le PCF est passé de 7 600 à 6318 voix sur la ville de Dijon où le non à la deuxième question du référendum 1 a recueilli 10 460 voix alors que seul le PCF avait appelé à ce vote, certes accompagné par les radicaux dont l’appel au vote “ non-non ” signifiait leur refus de s’écarter des règles constitutionnelles de la IIIe République.

Marcel ASMUS tente en permanence de situer la discussion sur le terrain d’une analyse rationnelle des faits observés. Deux séries d’explications ressortent de ses observations.

Il recourt à des tentatives d’explication externes au fonctionnement propre du parti. Les pertes de voix dans les cantons à forte représentation viticole comme Dijon, Gevrey-Chambertin, sont expliquées par le fait que les vignerons “ ont trafiqué avec leur vin ” et qu’ils ont voté pour une liste “ indépendante ”, ‘“ par crainte de voir appliquer le programme du Conseil National de la Résistance par lequel il est réclamé la confiscation des biens des trafiquants du marché noir ”’. La présence en Côte d’Or de Jean BOUHEY et du chanoine KIR est présentée par ASMUS comme un frein pour le PCF. Le premier, député socialiste SFIO depuis 1936, anti-munichois, éphémère commissaire de la République en Bourgogne avant une grave blessure survenue dans des circonstances troubles 1 le 2 septembre 1944 à Pouilly-en-Auxois, incarne une figure politique qui par la constance de son opposition au nazisme et à ses complices français empiète sur l'image de “ parti de la Résistance ” que revendique le PCF et renvoie ce dernier aux circonvolutions de sa politique aux temps confus du pacte germano-soviétique. Par sa faconde volontiers teintée de populisme, par sa figure résistante incontestée, par ses références fréquentes au programme du CNR, le chanoine KIR occupe un espace politique dont les communistes voudraient avoir le monopole. ASMUS s’appuie aussi sur les données internes à la CGT pour expliquer les déboires électoraux de son parti. Pour expliquer les scores médiocres réalisés sur la ville de Dijon, il avance : ‘“ Nous communistes, n’avons pas eu la possibilité de faire une propagande suffisamment large auprès des ouvriers. Nous n’avons pas la CGT entre nos mains, elle est dans la voie des réformistes(…). Ce sont des éléments anciens, trotskystes qui poussaient les travailleurs à la grève… ”. ’

A ces éléments d’analyse Marcel ASMUS ajoute des données internes au PCF. Il convient que la direction fédérale n’a pas “ su mobiliser toutes les directions des cellules ” et qu’il a même ‘“ entendu la semaine dernière dans une cellule de Montbard, la ville la plus ouvrière du département, des camarades (lui) dire d’une façon ingénue qu’ils n’avaient pas eu de réunion de cellule depuis 4 mois ”’. Il convient par ailleurs avoir donné une certaine priorité aux zones rurales. Enfin, il fait référence à des difficultés internes à la direction fédérale qui contribuent à en perturber le travail. L’allusion ‘concernant “ les différents intervenus entre une camarade secrétaire de l’UFF et moi-même ”’, suffisamment graves pour “ être devant la Commission centrale des Cadres ”, vise le conflit ouvert entre ASMUS, secrétaire fédéral et Juliette DUBOIS, responsable de l’organisation féminine. Au premier qui privilégie le contrôle strict du parti sur ses organisations de masse, la seconde oppose une certaine volonté d’autonomie. En fait, selon Paulette ASMUS, ce conflit va au-delà de la question de la nature des liens entre parti et organisation de masse et conception de leur direction. Bien plus que le heurt de deux personnalités fortes et de deux approches divergentes, elle y perçoit deux données qui ont pesé sur le rôle d’ASMUS en Côte-d’Or : il n’est pas “ d’ici ” ; c’est un “ étranger ” au département ; il a traversé la guerre sans dommages majeurs alors que Juliette DUBOIS a subi la déportation.

A ces tentatives d’analyses rendant compte d’une situation défavorable, à contre-courant de la réelle dynamique nationale, Maurice THOREZ et André MARTY opposent systématiquement de courtes interventions. Celles-ci relèvent parfois de l’injonction, du genre “ expliquez pourquoi… ”, alors qu’ASMUS tente vainement de le faire. THOREZ recourt volontiers à l’ironie cinglante. A ASMUS avançant l’hypothèse que certains électeurs ont voté “ socialiste contre la réaction ” alors qu’ils soutiennent les thèses du PCF, il lance “ parce que le parti socialiste est qualifié pour battre la réaction… ”, cherchant manifestement à déstabiliser celui qui cherche laborieusement à expliquer pourquoi ces voix ont manqué. Alors qu’ASMUS reconnaît l’erreur d’avoir privilégié les campagnes, THOREZ rétorque perfidement “ A part cela, tout va bien ! ”. La même volonté se retrouve dans des rectifications sèches faites aux formulations de Marcel ASMUS. Ainsi, lorsque celui-ci avance que le ‘“ Parti avec ses militants au sein de la CGT n’a pas su mener la lutte pour pouvoir… ”’, il est interrompu par cette rectification : ‘“ Notre direction, pas notre Parti. Moi, secrétaire, je n’ai pas su diriger le Parti dans la Côte d’Or ”’. La discussion prend , lorsque MARTY intervient, l’aspect d’un véritable interrogatoire. Alors que ces points ont déjà été abordés, il lance trois questions brèves, auxquelles la répétition d’un “ pourquoi ”initial donne l’aspect d’une rafale verbale. A ASMUS tentant d’expliquer l’absence de réunions publiques à Dijon par le manque de salles disponibles, du fait de l’action délibérée du maire, THOREZ répond alors en appelant les grands ancêtres à la rescousse : ‘“ demandez à Marcel CACHIN comment on faisait une campagne électorale à Roubaix quand nous n’avions pas de salle. Il y a 50 ou 60 ans, on faisait des réunions dans tous les petits bistrots avec 50 ou 100 ouvriers, il n’y avait pas de radio, pas de salle, et on faisait une campagne quand même ”. ’

Ce face à face entre les deux dirigeants majeurs du PCF et ASMUS a donc toutes les caractéristiques d’un interrogatoire et d’un procès politiques, dont le verdict serait décidé à l’avance. La formule citée ci-dessus concernant l’incapacité de l’accusé à “ diriger le Parti ” sonne en effet comme une condamnation. La défense adoptée par ASMUS est tout aussi révélatrice des conceptions de la politique pratiquées au sein du PCF que le contenu de l’accusation. Cette tentative pour expliquer l’échec électoral autrement que par ses propres insuffisances apparaît comme particulièrement fragilisée par la relation inégalitaire qu’il entretient avec ses interlocuteurs. Chaque fois qu’il cherche une explication externe, comme pour la question des salles ou de la presse hostile, il prête le flanc à une admonestation sentencieuse. Lorsque sa propre capacité de dirigeant est mise en cause, il ne peut que s’incliner par un “ Je l’accepte ”. Au bout du compte, lorsqu’il s’agit non d’apurer le passif mais de tracer des perspectives d’avenir, ce que se gardent de faire ses accusateurs, ASMUS a alors recours à une banale langue de bois lorsqu’il clôt une longue intervention par : ‘“ Nous avons surtout, nous, à la Fédération de Côte d’Or, à développer notre action de pénétration au sein des masses, à répartir nos tâches, à contrôler l’exécution de ces tâches, car ce n’est que de cette façon que nous arriverons à redresser notre situation et à recruter pour mettre notre parti à sa place dans notre département qui est, malgré tout, un département républicain ”.’

Notes
1.

Il s’agissait alors de limiter ou non les prérogatives de l’assemblée au bénéfice du gouvernement. Alors que SFIO et MRP appelèrent au vote positif, les radicaux-socialistes et le PCF prirent l’option contraire.

1.

Sa voiture fut mitraillée par un barrage FFI qui ne l’aurait pas reconnu.