L’histoire de ces deux militants communistes, victimes politiques de la chasse aux titistes en 1949 traverse les épisodes de l’aventure résistante en Côte-d’Or comme de la période de l’après-guerre et des débuts de la guerre froide. Leur place dans les dispositifs militants, et l’importance de leur parcours intellectuel 1 , font des circonstances de leur éviction un épisode révélateur quoique mystérieux de la façon dont l’appareil de PCF traita certains de ses cadres.
Née en 1918 dans une famille ouvrière dans l’industrie textile roannaise, d’un père devenu cheminot en 1923 en bénéficiant des emplois réservés aux anciens combattants, Marcelle DENIS 2 est dès le début des années 30, “ dans le bain ” du double combat contre la guerre et contre le fascisme. La vigilance à l’égard de la montée des menaces que ce dernier fait planer sur la liberté des peuples, l’engagement aux côtés de l’Espagne républicaine constituent ses premiers souvenirs militants. Titulaire d’un Brevet supérieur, n’ayant pu pour raisons financières envisager de préparer le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, elle est nommée institutrice dans le petit village de Cussy-la-Colonne, près de Sombernon, à quelques 30 km à l’ouest de Dijon. Son premier geste de ce qui est pour elle au cœur de ses convictions, défier l’occupant, consiste à pavoiser son école du drapeau tricolore le 14 juillet 1940. Quelques jours plus tard, elle héberge trois soldats nord-africains en fuite. En 1942, elle est mutée, tout près de là, à l’école de Bussy-la-Pesle. D’emblée elle se heurte avec le maire et le curé qui l’informent qu’il est de tradition que l’institutrice aille à la messe dominicale, ce qu’elle exclut absolument. Elle parvient même à enlever le Christ en croix qui trône au-dessus de son estrade. C’est en septembre qu’elle entre en contact avec André BLANC, encore pour quelques semaines instituteur à Prâlon à quelques kilomètres de là. André BLANC appartient à la promotion de l’Ecole normale d’instituteurs de Dijon dont quatre élèves, membres comme lui des JC, ont été fusillés avec un camarade ébéniste le 7 mars 1942, suite à l’attentat du 10 janvier contre la Soldatenheim de Dijon. Le père d’André, Stéphane BLANC, membre des services de renseignements des FTPF est arrêté le 24 septembre 1942 en gare de Dijon, en compagnie du journaliste Aimé SPITZ. Pour eux commence la route pour le camp du Strüthof dont BLANC ne reviendra pas. C’est son fils, désormais PIERROT, en hommage à son copain Pierrot VIELLARD, l’un des normaliens fusillés, qui prend le relais. En 1943, recherché par la Gestapo et réfractaire au STO, il revient en Côte-d’Or et devient responsable du FN pour la Côte-d’Or. L’école de Marcelle DENIS lui sert alors, jusqu’au débarquement, de quartier général. Elle sert aussi d’étape nocturne pour des prisonniers soviétiques évadés du camp de Thionville, ce qui suppose des connections allant bien au-delà de la région. Jamais les enfants du village chargés de nettoyer la salle de classe au petit matin ne posèrent de question à propos de la paille qui avait servi de couche la nuit durant. En juin 1944, l’école sert aussi de relais pour les gens menacés et dont PIERROT organise la montée au maquis de Savranges qu’il a organisé. Le temps est venu pour Marcelle DENIS-MINETTE de rejoindre la clandestinité, tout en assurant des liaisons au service du FN. C’est au cours de l’une de celles-ci, à Dijon, qu’un policier résistant lui remet la liste de 150 résistants recherchés par la police allemande sur laquelle figure “ l’institutrice de Bussy-la-Pesle ”. Elle est aussi amené à contacter l’EM-FFI et son chef le commandant ALIZON. Ce militaire apprécia d’ailleurs modérément l’impétuosité et la personnalité de celle-ci puisque lorsqu’elle vint à l’EM du général de LATTRE, auprès du général SUDRE, à Dijon en septembre 1944 pour s’engager, il lança au général : “ vous serez bien monté avec une fille comme ça ! ”. Avant l’appareil du PCF, c’est donc celui de l’armée qui rejeta celle qui aime à se définir comme une “ rebelle ”.
Pour PIERROT et MINETTE, qui se marient en octobre 1944, la période active en Côte-d’Or de leur vie militante s’achève peu de temps après la Libération. En effet, André BLANC fait partie de la promotion exceptionnelle de “ Saint-Cloud ”, constituée en novembre 1944, autorisée à accéder à la licence en un an, ce qu’il fit brillamment, pour enchaîner avec le CAPES d’histoire-géographie puis l’agrégation de géographie (il s’y classe deuxième) en 1947. Pour le suivre, Marcelle a pris un congé pour convenance personnelle et trouvé un emploi de secrétaire au Ministère de l’agriculture, avant d’être recrutée par le Ministère de la Jeunesse et des Sports puis en 1947 être admise à l’ENNA, début d’un long épisode dans l’enseignement technique, avant une thèse de psychologie et une nomination comme maître de conférences à l’Université de Dijon en 1975. Les trois premières années parisiennes sont pour le jeune couple des temps de “ coupure ” par rapport à la vie militante et à l’appareil du PCF. Marcelle DENIS l’explique aujourd’hui par le poids du travail que ses études imposaient à son mari, la naissance de leur fils, leurs difficultés financières limitant les retours en Bourgogne auprès de leurs anciens camarades de lutte. Si cette explication est plausible, vue de la part du couple DENIS, on peut cependant s’interroger sur l’absence de tentative de la part du PCF de reprendre contact avec des militants de la clandestinité, avec un homme ayant exercé d’importantes responsabilités au FN et dans le dispositif résistant de Côte-d’Or et avec une femme ayant manifesté du temps où son école servait de relais aux évadés et de refuge pour André BLANC comme dans ses activités d’agent de liaison, courage, sens de l’initiative et de la responsabilité. Ce n’est d’ailleurs pas la seule circonstance où des résistants notoires furent marginalisés dès la Libération, au profit des gens “ venus d’on ne sait où ” 1 .
L’année 1947 constitue pour les époux BLANC une première bifurcation. Lui est envoyé par Pierre GEORGE, éminent géographe et intellectuel communiste, faire une enquête au sujet de la recolonisation du pays des Sudètes par les Tchèques. Une telle mission, si elle signe la reconnaissance de ses maîtres pour ses compétences, est en même temps une manifestation de confiance politique pour André BLANC. Celle-ci semble confirmée puisque l’année suivante, le même Pierre GEORGE lui apporte son soutien dans son projet de thèse sur le modelé karstique, qui implique des recherches sur le terrain en Yougoslavie, depuis Zagreb. Pour sa part, son épouse Marcelle s’engage à nouveau. Elle suscite au sein de l’ENNA la création d’une section de la CGT et d’une cellule du PCF et s’implique fortement dans les conflits sociaux de 1947, avec une grève de trois semaines. Soucieuse de rejoindre, elle et son fils, son mari à Zagreb, elle prend un congé de convenance personnelle de novembre 1948 à mai 1949. Cette période reste pour elle un moment fort de sa vie. Comme volontaire, elle participe à des brigades engagées dans la construction de l’autoroute Zagreb-Belgrade et estime que si elle “ voyait bien que certaines choses n’allaient pas ”, il y avait néanmoins un réel enthousiasme, une volonté nationale de construire un avenir dans une large fraction de la population yougoslave. Singulièrement, ils sont logés, à un moment où les citoyens yougoslaves ne pouvaient héberger des étrangers, chez une famille appartenant aux milieux proches du pouvoir central, les KAVOURITCH, dont trois frères étaient d’importants cadres du communisme yougoslave. L’un, militant communiste avait été pendu par la police du roi ; un autre, mari défunt de leur logeuse, ministre dans le gouvernement clandestin de TITO, avait péri aux mains des Allemands ; un troisième enfin appartenait au secrétariat personnel du maréchal-président.
En novembre 1949, en pleine crise titiste donc, elle est littéralement convoquée chez le directeur de thèse de son mari qui la soumet à une série de questions concernant leur appartenance au PCF, avant de lui annoncer, suite à ses réponses affirmatives, qu’elle est convoquée “ au 44 ”, c’est-à-dire au siège du PCF “ pour s’expliquer, vue la situation actuelle ”. Quelque peu interloquée par ces questions, estimant que leur passé comme les missions attribuées par le même Pierre GEORGE constituaient des réponses éloquentes, elle se rend néanmoins au siège central du PCF. Après avoir dû satisfaire aux contrôles des gardes -il est vrai que le moment se situe en pleine hystérie de guerre froide- elle est introduite dans une petite salle, avec sur une estrade une table et trois chaises, face à une chaise en contrebas, à elle destinée. Sur l’estrade siègent trois personnage de la direction, Fernand GRENIER, Fernand DUPUY et Roger GARAUDY, ce qui l’amène à leur lancer “ Est-ce un tribunal ? ”. Commence alors un véritable interrogatoire de quatre heures portant sur ses activités et celles de son mari en Yougoslavie. Marcelle DENIS témoigne aujourd’hui encore de sa stupéfaction, vite transformée en colère face à un traitement dont elle ne comprend pas le sens et ne supporte pas la forme policière. Son indignation s’accroît lorsque “ vers la troisième heure ”, Fernand DUPUY, lui demande, en forme d’estocade, si elle connaît les infidélités de son mari en Yougoslavie, ce à quoi elle rétorque que cela ne regarde qu’elle, que lors de son union avec André BLANC, ils s’étaient jurés de tout se dire, qu’elle était donc parfaitement au courant et qu’enfin elle se demandait bien comment l’appareil du parti pouvait être au courant. Aujourd’hui encore elle fait l’hypothèse que les deux jeunes femmes concernées par l’affaire étaient en “ service commandé ”. Reprennent alors les deux discours, l’un nourri de questions répétitives sur le pourquoi de leur départ en Yougoslavie et le sien, arc bouté autour de la limpidité de l’engagement, noué au cœur du combat clandestin, de militants n’ayant jamais été permanents, “ fonctionnaires du parti ”. C’est après l’ultime sentence de Roger GARAUDY lui intimant d’aller s’expliquer devant la fédération de la Seine, qu’exaspérée, elle se lève, sort sa carte et la déchire devant des dirigeants ébahis devant l’impudence de cette jeune femme qui ose ainsi leur tenir tête et sort en claquant la porte.
Si elle est dès lors mue par une sorte de colère créatrice, tant elle tient à “ être plus engagée que ceux de l’intérieur ”, André BLANC est d’abord, alors qu’elle est parvenue à l’informer de leurs difficultés politiques, accablé par l’incompréhension ; incompréhension de voir des maîtres, Pierre GEORGE, Jean DRESCH, Jean BRUHAT, tous au courant des motifs de son départ, ne pas voler à son secours, tout en excluant contrairement à son épouse qu’ils soient complices de l’appareil du parti ; incompréhension d’être mis en cause officiellement pour travailler dans un pays désormais rejeté lorsque tant d’intellectuels communistes mènent des recherches dans des pays capitalistes ; incompréhension enfin de ne pouvoir s’expliquer, lui qui avait, au plus noir de l’occupation, adhéré “ à une famille de camarades ” et se retrouve jugé, condamné sans procès par “ une compagnie de Jésus ”. Pour celui qui est devenu plus tard un géographe de renom et un pionnier de l’expérience vincennoise, quelque chose est brisé. Lors de son retour en France, il se sentit “ bafoué ”, abandonné de tous, y compris d’hommes comme Marcel PRENANT, future victime de la même machine politique.
Pour lui comme pour son épouse se pose la question du pourquoi de leur éviction, la question yougoslave relevant de toute évidence du prétexte. Aujourd’hui, celle qui a repris son nom de jeune fille après leur séparation pense que se connectent deux “ cabales ”, l’une professionnelle, l’autre politique. La première, invérifiable mais non invraisemblable, relèverait d’enjeux de prestige et de pouvoirs au sein de l’institution universitaire. La seconde concerne les rapports constitués par le PCF, pendant les années succédant à la Libération, avec certains de ses cadres résistants. Après un demi-siècle d’interrogation, Marcelle DENIS en reste à l’idée que le couple qu’elle constituait alors avec André BLANC “ était trop tout ”, par sa jeunesse, la part prise, très tôt (trop tôt ?) 1 dans l’engagement résistant, la réussite intellectuelle, l’indépendance par rapport à l’appareil tel qu’il s’était reconstitué après la Libération, une absence affichée de conformisme. Cette explication est parfaitement en cohérence avec la situation d’un parti où, en 1945 ‘“ il ne faisait pas bon avoir été trop résistant ”’ ‘ 2 ’ et où les structures dirigeantes virent se placer ‘“ des gens que l’on n’avait jamais vu pendant le guerre ”’ ‘ 3 ’. Elle n’exclut pas pour autant de s’interroger sur le rôle éventuellement aggravant, aux yeux de ceux qui organisent la mythologie communiste de la Résistance, de circonstances particulières au département de la Côte-d’Or où ils exercèrent l’essentiel de leur activité résistante. Trois aspects de ces activités peuvent éclairer l’attitude du PCF à l’égard De BLANC en 1948-1949. Responsable régional du FN (son autorité couvre la Côte-d’Or et la partie nord de la Saône-et-Loire qui relevait jusqu’en novembre 1942 de la zone occupée) à partir de l’automne 1943, il déploie une activité intense, restructurant ce qui existait, organisant là où il n’y avait rien, créant de nouveaux maquis. Rien n’exclut qu’il ait alors mécontenté ceux qui mesuraient chichement l’ampleur de l’implication des militants communistes dans la Résistance active, attitude fustigée par le chef national des FTP, Charles TILLON. Autre face de son activité, il est associé, on l’a vu, à une filière d’évasion de prisonniers soviétiques. S’y ajoutentes liaisons avec un maquis du Châtillonnais principalement constitué de Soviétiques “ internationaux ”, en liaison avec Paris et qui échappe au dispositif organisationnel du PCF clandestin et relève probablement directement des services soviétiques. Enfin, il organise, au moment du débarquement, un maquis installé dans les bois proches du hameau de Savranges, où il fait monter des individus ou groupes menacés et volontaires. Or, au moins dans sa phase initiale, ce maquis regroupe des gens d’origines diverses, dont un groupe venu de Mirebeau, dirigé par Edmond HERVIEU qui lui appartient au BOA et au BCRA. Des liaisons ont d’ailleurs existé entre le FN et les FTPF et le BOA, pour obtenir des armes. Cette réalité ne coïncidant pas avec la vulgate constituée à l’issue des combats, ceux qui en furent les organisateurs pouvaient se retrouver en position délicate. Ces trois circonstances ne suffisent probablement pas à expliquer la totalité du cas envisagé. Elles contribuent néanmoins à constituer une figure de résistant communiste suffisamment complexe dans ses fonctions pour qu’elle ait été considérée comme insupportable.
André BLANC fut un géographe estimé et reconnu. Il participa à l’expérience de l’Université expérimentale de Vincennes après 1968. Son épouse, après un parcours dans l’enseignement technique, reprit ses études, devint la spécialiste du pédagogue tchèque COMENIUS et enseigna les sciences de l’éducation à Dijon.
Entretiens, 20 janvier 1995, 16 mai 1996 et 21 novembre 1996.
Anfré VAREYON, entretien 23 septembre 1995.
L’exclusion de Jean RITOUX-colonel LE DON en décembre 1944 s’appuie entre autres arguments sur le fait qu’il est entré en résistance sans l’autorisation du PCF !
L’expression est d’André PERNETTE, fils du secrétaire fédéral de Saône-et-Loire en 1945.
André VAREYON, jeune FTP de l’Ain, communiste d’Oyonnax et gendre de LE DON. Entretien 23 septembre 1995.