2- Comportements et relations avec la population

Les troupes d’origine FFI, qu’elles soient locales et cantonnées dans leur lieu d’origine ou en transit pour le front tendent à prolonger des pratiques héritées du maquis, aussi bien dans leur attitude générale que dans les pouvoirs de fait qu’elles exercent. Cet aspect d’une situation de transition pèse sur les rapports entre ces hommes et le reste de la population. Plusieurs situations connectent de façon complexe les questions héritées de la période précédente.

C’est le cas d’une affaire qui se déroule dans un village de la Nièvre 2 . Les faits datent de septembre et octobre 1944, le règlement n’intervient qu’en août 1945. Ils mettent face à face Paul D., agriculteur âgé de 49 ans, père de 11 enfants et Victor D., 42 ans, lieutenant FFI, chef de district du Ravitaillement général, ancien contrôleur du Ravitaillement général à Cosne-sur-Loire sous Vichy. Si les faits sont minces, limités à des menaces verbales, quelques coups sans grande gravité et des dommages matériels, leur signification les dépasse largement. Selon la déclaration de l’ancien sous-préfet de Cosne-sur-Loire à la Libération, J.D., consignée dans le rapport de gendarmerie du 11 juillet 1945, une plainte aurait été formulée contre Paul D., possesseur de 10 vaches laitières, pour avoir refusé de “ donner du lait pour les enfants ”. L’accusation est de grande résonance, dans une France obsédée par la hantise de son déclin démographique, où l’enfant et les bons soins qu’il exige sont perçus comme des valeurs majeures. Le sous-préfet diligente alors une enquête destinée à “ vérifier le bien fondé des réclamations et de l’attitude de Paul D. ”. C’est Victor D qui en est chargé. A partir de là, les témoignages divergent, sur la conduite de l’enquête, et au-delà, sur l’attitude des deux protagonistes pendant l’occupation.

Pour soutenir la plainte qu’il dépose auprès de la gendarmerie de Pouilly-sur-Loire le 16 septembre 1945, Paul D. explique l’origine de l’affaire par ses difficultés. Sur ses 10 laitières, 8 ont du lait, mais 4 seulement fournissent plus de 2 litres par jour, les autres étant pleines et toutes subissant les effets du manque d’eau et d’herbe. De ce fait, il ne peut livrer au groupement, d’autant plus qu’il “ fournit aux gens de la région ” et doit nourrir 20 personnes à table, famille et aides pour les travaux. Il affirme avoir livré 9 bêtes au groupement et reconnaît avoir, avant la Libération, vendu du beurre, “ y compris à Victor D., contrôleur du Ravitaillement à Cosne ”. Il porte plainte contre D. pour coups et blessures, avec certificat médical à l’appui. Selon lui, sa ferme a fait l’objet de trois visites de D., les 14 et 24 septembre et le 2 octobre 1944. La première visite, effectuée avec l’appui de “ quatre hommes, dont le fils de D., armés de mitraillettes et revolvers ” se serait soldée par des menaces, des coups et pour finir par l’enlèvement de D., abandonné à plusieurs kilomètres de son domicile. Si la seconde visite fut “ plus correcte ”, limitée à des “ propos désobligeants ”¸ celle du 2 octobre, effectuée par 7 hommes “ en armes ” se serait soldée en son absence par des coups portés à son épouse et à de l’un de ses fils, et le saccage de sa laiterie, avec le bris d’une “ terrine de crème ”. Le lendemain, un sergent FFI serait “ venu prendre un cochon ” et y aurait renoncé après intervention du lieutenant FFI P. A l’appui de cette déposition vient celle de son épouse, âgée de 47 ans, qui estime que ‘“ toutes ces méchancetés sentent la vengeance, de la part de D. car pendant assez longtemps, pendant l’occupation, je lui ait fourni du beurre et en dernier, il exigeait que je lui en fournisse un kg par semaine, chose qu’il m’était impossible de faire ”’. De même, Victor C., ouvrier agricole, 63 ans, déclare que D. est “ serviable ”, n’a pas fait de marché noir, a vendu ses produits au “ prix juste ”. Ayant assisté à la scène, il confirme la déclaration de son patron. Sur un mode identique, le maire du village, Abel T.,49 ans, atteste que D. est “ très bien considéré à tous points de vue ” et “ a rendu service à beaucoup de gens du pays ”. Enfin, le lieutenant P ., officier à la 4e compagnie du COI 108 à Nevers, en permission au moment des faits, confirme avoir constaté le saccage de la laiterie et être intervenu auprès de l’EM FFI de Cosne et de son capitaine à Nevers pour “ annuler la réquisition arbitraire ” du porc. Ces dépositions n’interviennent qu’en avril-mai 1945 1 suite à l’adresse de D. au procureur de la République, sa plainte de 1944 ayant été classée sans suite.

Pour sa part, Victor D. témoigne 2 avoir agir sur ordre du sous-préfet pour “ inviter le sieur D. à donner du lait aux familles des environs… ”. S’il reconnaît avoir porté “ un coup de crosse ”, c’est à la suite d’une menace de la part de D. avec un bâton et des insultes de son épouse. Il nie l’affaire de la laiterie et affirme être intervenu en tant que chef de district du Ravitaillement et non comme FFI. Son fils Charles, maréchal des logis à Dijon à la compagnie des transports n°566, en convalescence au moment des faits confirme la thèse paternelle. Témoigne en sa faveur Victor C. ex-capitaine D. au maquis, qui atteste de la réalité du grade de D., arrivé au maquis le 1er août 1944. Il avait alors estimé que sa pratique professionnelle ‘“ suffisait à elle seule à assurer de son patriotisme, de sa haine des Boches et des services qu’il a rendus indirectement à la Résistance par ses interventions appropriées ”’. L’arrivée au maquis moins d’un mois avant la Libération comme l’aspect indirect des “ services rendus ” à la Résistance limitent le poids d’un tel soutien.

La suite de l’enquête de gendarmerie dont l’aboutissement fut la suspension du fonctionnaire par le préfet le 6 août 1945, confirmée par le ministère de l’intérieur le 23, met en lumière une tendance à exercer sa fonction avec recours, avant, pendant et après la Libération, à des pressions, menaces, voies de fait. Ces pratiques avaient amené beaucoup de critiques, y compris au sein de la Résistance. A l’opposé, la famille de Paul D., dont deux fils furent maquisards, qui a hébergé de nombreux réfractaires se voit confirmée dans son honorabilité, d’où la décision finale, sans gravité, mais visant à apaiser les esprits. Bien que limitée, dans l’espace comme dans la gravité des faits, cette affaire n’en connecte pas moins plusieurs dimensions de la réalité complexe de la période : rapports de la population paysanne avec la Résistance, maintien de cadres du ravitaillement issus du régime de Vichy, récurrence de pratiques violentes.

Ces dernières se retrouvent en de nombreuses circonstances. Ainsi, dans un rapport adressé le 25 septembre 1944 1 au commissariat central de la ville, le commandant du corps urbain de police de Dijon signale qu’à chaque fois que ses hommes furent amenés à “ rétablir l’ordre troublé par des éléments militaires, des incidents auraient eu lieu si les gardiens de la paix n’avaient fait preuve de diplomatie, voire même d’abandon de droits que leur donne leur fonction ”. Le fonctionnaire précise que les incidents concernent particulièrement les ‘“ maisons de tolérance et les bals clandestins fréquentés les uns et les autres tant par des militaires que par des FFI et FTP, la plupart armés ”.’

Nombreuses aussi sont les récriminations concernant la poursuite des pratiques de réquisitions ou arrestations. Les préfets des quatre départements sont amenés à de nombreuses reprises à rappeler aux chefs d’unités stationnant dans leur département les limites à imposer à leurs hommes.

Tout ceci contribue à dégrader l’image positive que les FFI avait gagnée dans une partie de la population. Il est révélateur que ce soit le seul sous-préfet communiste de la région, Henri VITRIER, sous-préfet d’Autun, qui s’adressant au préfet DREVON le 13 décembre 1944 2 , fasse état de la présence “ d’éléments douteux ”, d’un “ sens de la discipline inexistant ” et de l’évolution de l’attitude d’une population qui “ s’enveloppe de méfiance ”. Si l’on précise que ces considérations concernent particulièrement la compagnie FTP commandée par Pietro DESSOLIN, issue du maquis FTP Valmy qui relevait de l’autorité du responsable VITRIER, l’affaire n’en prend que plus d’importance.

Il ressort donc qu’une partie des FFI volontaires furent plus ou moins durablement cantonnés dans leur département d’origine ou en des lieux de transit vers le front, soit en attente de départ, soit en période de repos. Dans ces circonstances, le désœuvrement, le manque d’encadrement, la déception, les habitudes héritées, ne pouvaient que susciter des comportements inacceptables pour la population, provoquer une dégradation de l’image qu’ils avaient gagnée, identifier l’idée du maquis à ces comportements. Plus produit de circonstances confuses que d’une volonté délibérée, ces situations relèvent bien de la défaite d’une partie de ce que fut la Résistance.

Notes
2.

AD58 999W609.

1.

AD58 999W629, rapport de la brigade de gendarmerie de Pouilly-sur-Loire, sur demande du procureur de la République en date du 19 avril 1945.

2.

Idem.

1.

AD21 40M249.

2.

AD71 W123855.