2-2- Le rôle du juge BOUCHARD

Un autre magistrat croise à plusieurs reprises la route de PHILIPPOT. Il s’agit du juge Jean BOUCHARD, issu d’une vieille famille bourguignonne, honorablement connu à Dijon.

Pendant l’Occupation, celui-ci est juge d’instruction au tribunal de Chalon-sur-Saône, siège d’une Cour d’Assises, ville jouant un rôle spécifique puisque située à l’intersection d’axes de communication Nord-Sud majeurs (Saône, Nationale 6, ligne PLM) et de la ligne de démarcation qui coupe le département en deux . C’est dire que la région de Chalon-sur-Saône est le lieu d’intenses activités de passage de ligne, et que la politique de chasse aux “ terroristes ” y trouve un terrain d’activité très actif. Pendant cette période de l’occupation, le juge BOUCHARD n’hésite pas à se manifester publiquement dans cette activité. Alors que les forces de répression traquent dans la région de Chalon et du bassin minier de Montceau-les-Mines les petits noyaux communistes en reconstitution après les chutes de février 1942 marquées de quarante arrestations, il se rend le 30 juin 1942 à 23h30, à l’hôpital de Chalon au chevet d’Elsof LEROY, mourant après un affrontement avec la gendarmerie à Saint-Bérain-sur-Dheune, afin de lui arracher d’ultimes aveux. Le personnage n’est en rien insignifiant. Militant communiste avant la guerre à Montceau, il est du petit groupe qui, dans la période confuse durant laquelle les militants communistes, de juin 1940 à juin 1941, appliquèrent une ligne politique dont le témoignage d’un de ses proches compagnons, “ Dus ” VAILLOT établit qu’elle n’était en rien anti-allemande. Ce sont les temps de l’OS, plus occupée à la chasse aux traîtres et la seule propagande politique qu’à la lutte pour la libération du pays. Dès l’été 1941, il jette les bases de groupes d’actions qui entament la lutte armée, embryons de ce que seront les FTP. Considéré comme une des chevilles ouvrières de ce travail, LEROY est alors une cible majeure pour les forces de répression et lorsqu’il tombe, à la suite d’une vaste opération, il fait l’objet d’une grande sollicitude pour prolonger son agonie afin de lui extorquer des aveux, en pleine nuit. C’est à cela que participe le juge BOUCHARD. Le lendemain, jour de la mort de LEROY, il fait publier par le journal collaborateur Le Progrès de Saône-et-Loire (à ne pas confondre avec Le Progrès de Lyon qui se saborda lors de l’entrée des troupes allemandes dans sa ville en novembre 1942), alors seul quotidien départemental car son concurrent Le Courrier de Saône-et-Loire né en 1833 s’est sabordé dès le 16 juin 1940 à l’entrée des troupes allemandes, un appel à la dénonciation avec photographie et signalement détaillé à l’appui de deux FTP, Pierre GRILLE et Robert SERAUT (annexe n°66). Le texte est particulièrement explicite. L’insistance sur l’ampleur des structures associées aux recherches, sur la dangerosité d’“ aussi redoutables malfaiteurs ”, sur la possibilité de l’anonymat révèle l’importance de l’entreprise. Parmi les victimes identifiées de l’action de ses services on trouve à Chalon Raymond CABADAIS arrêté en 1942, Louis BOUVRET, fusillé en 1942, son frère Roger, arrêté en 1942, Roger GAUTHIER, mort en déportation, Lucien VAUTROT et Joseph NICOLAS, arrêtés en 1942, Louis GAUDILLOT, fusillé en 1942, Louis GENOT, arrêté, fusillé en août 1944 avec quatorze autres détenus extraits de la prison de Chalon. Tous ces hommes sont des communistes ou FTP. L’orientation essentiellement anticommuniste de l’action du juge BOUCHARD est confirmée par le témoignage de Lucien BAMBA (annexe n°67) faisant état, dès 1941, de sa volonté d’identifier les réseaux reconstitués après juin 1941. L’ampleur des chutes de 1942, qui désorganiseront presque totalement PCF et FTP, illustre éloquemment l’efficacité de cette action. Les échos de ces circonstances sont remontés jusqu’à Paris puisque le 10 septembre, en réponse à une demande d’information de Robert SIMON concernant la situation en Saône-et-Loire, le secrétariat du PCF confirme à propos du juge BOUCHARD que c’était “ lui qui prescrivait les enquêtes et lançait les mandats d’arrêt contre les Résistants ”.

A la Libération, le juge BOUCHARD est promu au Tribunal de Dijon, toujours comme juge d’instruction. Il s’agit bien là d’une promotion puisque siège à Dijon une Cour d’Appel. C’est à ce titre qu’il est amené à connaître et instruire le dossier PHILIPPOT, lors du procès de 1945 et en préparation de celui de 1948, jusqu’à ce qu’il soit, comme il l’indique lui-même dans une de ses missives à MOULINIER, “ dessaisi  du dossier de cette information depuis le mois d’avril 1947 ”, ceci à la suite d’une requête en suspicion légitime déposée par les défenseurs de PHILIPPOT. Ce dessaisissement ne l’empêche en rien de suivre de près les aléas judiciaires du dossier PHILIPPOT puisque nous restent deux échanges épistolaires avec André MOULINIER (voir supra et annexe n°54). L’existence même d’une telle correspondance étonne, puisqu’elle met en relation un homme faisant partie de la bonne société dijonnaise, considéré par certains de ses adversaires mêmes comme honorable et intouchable, et un aventurier dont même des témoins à charge du procès de Nancy comme Guy CHEVALIER contestent l’action pendant et après la guerre, s’étonnent du niveau élevé des distinctions dont il fit l’objet comme des responsabilités que les structures naissantes du RPF lui virent occuper. Le contenu va dans le même sens. Tout en spécifiant en précaution initiale qu’il est “ tenu au secret professionnel ”, qu’à ce titre, il ne saurait “ fournir des renseignements très circonstanciés ”, il n’hésite pas, six semaines avant le procès, à livrer un luxe de détails sur le contenu de l’accusation, ceci bien entendu “ à titre strictement confidentiel ”, précaution de langage formulée en préambule et en conclusion. Enfin, le fait de prier “ instamment ” le destinataire “ de ne pas faire état de toute cette documentation dans la presse ”, tout en lui demandant de lui “ envoyer un exemplaire du ou des journaux dans lesquels ” MOULINIER a “ l’intention de publier un article sur l’affaire PHILIPPOT ”, manifeste soit une grande naïveté soit une volonté de manipuler MOULINIER, en lui donnant de quoi lancer une campagne contre PHILIPPOT. Robert SIMON, dans un texte du 12 novembre 1948 intitulé “ examen critique de la lettre BOUCHARD à MOULINIER (13 septembre 1948)” penche pour l’hypothèse que BOUCHARD “ homme intelligent ”, “ ne connaît pas effectivement ” “ l’aventurier ignare MOULINIER ”. La suite du texte, dénonciation violente du rôle du magistrat dans l’affaire PHILIPPOT, exclut que ceci constitue une concession de la part de SIMON, mais, de la part de ce vigoureux pamphlétaire également esprit rigoureux, la manifestation du souci de restituer au plus juste les données du problème qu’il traite. Quoi qu’il en soit, la seconde lettre de BOUCHARD à MOULINIER, postérieure et faisant référence aux articles publiés par ce dernier dans Châtillon-Presse, ne s’en démarque en rien et se ‘“ félicite de la façon énergique dont (il a su) répondre à ceux qui se font, bien injustement d’ailleurs, les apologistes de l’activité des sieurs PHILIPPOT et autres ”’. Seuls des motifs puissants pouvaient amener le magistrat fin et cultivé, porteur du nom d’une famille tenant à son image de respectabilité, à se compromettre avec le personnage MOULINIER. Deux éléments d’explication complémentaires sont plausibles : la nécessité pour des magistrats ayant été en première ligne de la lutte contre la Résistance de trouver des appuis au sein de celle-ci, inévitablement au plus loin des communistes ; le contexte politique de la fin de l’année 1948, au cœur des brutales grèves des mineurs de plusieurs bassins miniers et de la crise du blocus de Berlin-Ouest.

Il ressort de ces analyses qu’il y eut bien une continuité dans l’action du juge BOUCHARD, la cible principale de son action étant constituée de ces résistants communistes doublement exposés par les fluctuations politiques de leur parti et par le courage de leur engagement.

Ceci valut d’ailleurs à ce juge d’être l’objet de l’avant dernière entreprise du Comité PHILIPPOT, fin 1948, visant à collecter des dépôts de plaintes de la part des victimes directes comme Robert SERAUT ou indirectes comme Julie PHILIPPOT contre le juge BOUCHARD. Cette entreprise n’eût pas de débouché judiciaire.