A la tête d’un bataillon équipé, entraîné, contrôlant un territoire géographiquement périphérique par rapport aux centres de décision de la Résistance départementale, MARIUS entre alors dans ce que ses chefs directs, la capitaine VIC qui commande les FFI du secteur du Louhanais dont dépend le sous-secteur de Bresse du Nord et le commandant GUILLAUME, chargé des maquis au sein de l’Etat-major départemental FFI, qualifient de dissidence. Celle-ci se manifeste par l’indifférence aux consignes reçues des supérieurs hiérarchiques et par la mise en place d’un système de pouvoir fort sur le territoire du maquis. S’il engage ses compagnies dans l’exécution du Plan vert et les combats de l’été, ce qui lui vaut l’appréciation à peu près générale “ il a fait du bon boulot ”, il le fait sans souci de coordination avec les autres unités de Bresse. Point encore aujourd’hui très sensible, il dédaigne la mise en place, en juillet, d’un tribunal départemental FFI, à Cruzille, au PC de GUILLAUME, se réservant la haute main sur la police et la justice sur son territoire. C’est qu’il y a constitué une véritable structure micro-étatique qu’il dirige d’une main de fer. Aux côtés de deux compagnies exclusivement destinées au combat, la troisième, inclut un commissaire de police dirigeant un service de sécurité, un service de renseignements, une prison, un service médical dirigé par le médecin-chef BERRY, un groupe de téléphonistes chargé de l’installation de lignes et des écoutes.
A l’égard de la population, il entend lui assurer sécurité et ravitaillement. Ceci passe par des méthodes ayant laissé des traces fortes. Parmi les témoignages violemment hostiles à MARIUS, se dégage celui d’Emile MICHAUDET et du mari d’une des six filles de la fermière de la Pyle où il avait installé son quartier général. Cet homme n’a pas vécu les événements, contrairement à son épouse. C’est pourtant lui dont la charge est de loin la plus violente, s’appuyant sur des allégations que sa propre épouse dément 1 . Le mari intègre au récit de l’attaque du train blindé, bombardant ferme et bois, l’abandon par des maquisards en fuite de la fermière et de ses filles, livrées à elles-mêmes sous les obus. Cette attitude serait alors la vérification de deux caractéristiques qu’il applique aux hommes de MARIUS : la lâcheté (“ ils se sont sauvés comme des lapins ”) et l’absence de sens de l’honneur (“ ils ont abandonné les femmes ”). Or ce témoignage est démenti par son épouse qui se souvient avoir été “ emmenée dans les bois ”, en dehors du champ de tir, par des maquisards attentionnés. Ce dernier témoignage est d’ailleurs corroboré par celui de VIC présent pour inspection.
Nous sommes ici en présence d’une mémoire totalement reconstruite a posteriori, sur la seule base de représentations nourries d’éléments colportés. Si les faits sont manifestement imaginés, l’image de MARIUS et de ses hommes qui les sous-tend converge largement avec celle dont est porteur Emile MICHAUDET, ayant vécu, enfant, au cœur du dispositif du bataillon. L’intérêt est ici de discerner autour de quoi s’organise cette mémoire et d’identifier de quels aspects objectifs de la pratique des maquisards ces représentations sont nourries. La mémoire des témoins s’organise autour de la brutalité des réquisitions, de la violence à l’égard des suspects - la visite de “ la maison des tortures ”, aujourd’hui ruine en lisière des bois apparaissant comme un rituel obligé, ayant la force de l’évidence - des exécutions sommaires et de la violence à l’égard de la population. De l’ensemble se dégage l’image d’une bande armée, mal contrôlée, dont l’action contre l’occupant est totalement effacée ou fortement minorée, constituée d’hommes sans foi ni loi. Même ce qui en d’autres lieux ou par d’autres groupes apparaît comme une manifestation de légalisme, la revente au prix de la taxe de marchandises réquisitionnées sur les transports de l’occupant, est aujourd’hui perçu comme un pillage éhonté. La référence, avancée au cours de l’entretien, au témoignage des archives qui établissent que les “ pillés ” français furent indemnisés après la guerre n’a manifestement aucune prise, tant elle remettrait en cause une image et un discours définitivement constitués. Il en est de même pour l’indication de l’origine sociale des principaux cadres du groupe, officiers de carrière, médecin-chef BERRY, chef de gare BORDOT, commissaire de police CHAPUIS, peu conforme avec l’image projetée. La mise en vis-à-vis de cette mémoire nourrie de fantasmes avec le témoignage de MARIUS permet d’esquisser ce que furent les traits majeurs de sa politique et de l’attitude de ses hommes : une mainmise plutôt brutale sur les lieux utilisés, une certaine ostentation de la force, avec armes exhibées et panneaux à tête de mort aux abords du QG et goût de l’apparat. Le commandant circule en traction avant Citroën décapotable avec une puissante garde rapprochée commandée par le fidèle capitaine OTCHARENKO, officier de l’Armée rouge, prisonnier évadé et rallié au maquis. En corollaire de ces formes de pouvoir, le bataillon assurait sécurité et ravitaillement. De cela, MARIUS revendique la cohérence, nécessitée par le contexte de la guerre de Libération. Face à ses chefs qui l’ont combattu, emprisonné, condamné, face à ceux qui colportent aujourd’hui encore une image unilatéralement négative de son action, il clame sa fidélité à l’appel du 18 juin, vitupère contre des chefs départementaux qu’il affuble de vocables fort désobligeants, se revendique de la figure du paria, ce qui l’amène à s’associer de façon surprenante à la figure d’un autre paria, Jean PIERSON, maquisard FTP, lecteur du Libertaire abattu par les Allemands le 28 mars 1944.
Ces considérations permettent d’esquisser les contours d’une figure originale de la Résistance de Saône-et-Loire. S’il est un référent historique qui lui correspond, c’est bien celui des seigneurs de la guerre dans la Chine républicaine déliquescente des années 20. De cette figure historique, appliquée à une échelle réduite, MARIUS a la puissance et l’autorité. Rejetant toute tutelle, méprisant pour ceux qu’il considère parfois avec quelque raison comme des ralliés de la dernière heure, il ne cache pas une certaine jubilation, aujourd’hui encore, à l’idée qu’il effraie l’ennemi, exaspère ses supérieurs hiérarchiques, impressionne sinon terrorise la population. Comme un seigneur de la guerre, il domine un espace, y fait régner son ordre, échappe à tout contrôle, sûr de sa force, profitant des faiblesses de ce qui incarne un pouvoir légitime, ici l’Etat-major FFI. Cette figure prouve d’ailleurs son attractivité et sa capacité opérationnelle et politique, dans le contexte de l’été 1944 : le ralliement de jeunes hommes, venus “ chez MARIUS ”, le fait qu’il ait pu intégrer collectivement, après avoir bénéficié de leur passivité, les brigades de gendarmerie de Seurre, Verdun-sur-le-Doubs et Pierre-de-Bresse, sa résistance victorieuse aux tentatives de déstabilisation venues de l’EM départemental en attestent.
Entretien 22 mai 1995.