6-Le procès de Dijon 9-13 mars 1948

Il s’agit d’un procès collectif puisque ce ne sont pas moins de 14 anciens résistants qui comparaissent devant le tribunal militaire.

Il a d’emblée un écho dépassant largement le cadre régional, des journaux nationaux comme Paris-Presse, L’Intransigeant, L’Humanité, Ce Soir, Le Monde ayant envoyé un correspondant spécial ou utilisé les services d’un correspondant local.

D’ailleurs la presse parisienne fournit une perception du procès et de ses protagonistes riche d’importantes divergences. Paris-Presse du 8 mars 1948 titre sans barguigner qu’il s’agit là d’un “ Match FFI-FTP ”, ce qui, au-delà d’une métaphore sportive peu appropriée, constitue un véritable détournement de sens. En effet, nonobstant le fait que les FTP étaient, du moins théoriquement, FFI, le procès inclut dans les mêmes attendus le capitaine FFI MARIUS et le FTP JULOT, associés dans des opérations communes ou dans des actes de même nature, sans le moins du monde les opposer. Les deux hommes ne rechignent d’ailleurs pas à se laisser photographier côte à côte,(annexe n°76) s’associant ainsi délibérément. En outre, le même article présente les éléments de l’acte d’accusation, “ pillage, meurtres, détournements d’argent et de bijoux, vols qualifiés, séquestrations arbitraires ” comme des faits avérés. L’édition de Paris-Presse du lendemain (annexe n°77), 10 mars, portant sur la séance du matin du 9, consacrée à la lecture des actes d’accusation, continue sur le même registre. Bien que titrant ‘“ MARIUS et ses hommes, résistants authentiques répondent d’excès commis en Bourgogne ”’, elle utilise systématiquement le terme d’ “ assassinats ” dans ses analyses et affirme sans le moindre doute ce qui est au cœur des débats à venir, le fait “ que les prétendus miliciens, collaborateurs et dénonciateurs qui en furent les victimes n’étaient pour rien dans tout cela ”. Non seulement la thèse de l’accusation convient de toute évidence à ce journal, mais il n’hésite pas à fausser délibérément les faits, afin de susciter ou ressusciter une coupure entre FTP à direction communiste et FFI d’obédience gaulliste, largement étrangère au procès, mais parfaitement en phase avec la conjoncture politique, 6 mois après la victoire électorale du RPF aux élections municipales d’octobre 1947 et au moment du lancement du manifeste des “Combattants de la Liberté ”, préfiguration du “ Mouvement de la Paix ”.

L’Intransigeant fait preuve d’une plus grande circonspection. Dans son édition du 10 (annexe n°78), rendant compte de la même séance que son concurrent, il met, en vis à vis des faits reprochés à MARIUS, que “ sa conduite au feu fut irréprochable ”, insiste, à propos des inculpés autres que les deux chefs, sur leur jeune âge au moment des événements, “  de 18 à 20 ans ”, et sur le fait que 9 d’entre eux “ sont plus ou moins paysans ou ouvriers d’usine ”, se demande enfin si, lorsque “ à trois ans de la Libération, on assimile l’exécution peut-être sommaire d’un milicien et de deux engagés de la LVF à des assassinats crapuleux, n’est-ce pas aller un peu loin ? ”. En dehors du fait que rien n’indique si, pour l’auteur, l’appartenance sociale joue en faveur ou à charge des inculpés, l’absence de doutes sur la nature des victimes comme la reprise du vocable “ exécution ”, propre à la défense, pour désigner ce qui les conduisit à la mort, indique que ce quotidien penche manifestement du côté de l’indulgence.

La presse communiste, représentée par l’Humanité et Ce Soir (annexe n°79), pour sa part, manifeste une approche moins homogène que ce que l’on aurait pu attendre. L’Humanité s’attarde surtout sur Jules ROSSI, faisant de cet ouvrier tourneur “ un ingénieur à la SNCASE ”, comme si le titre professionnel et la connotation haute technologie du sigle de l’entreprise aéronautique nouvellement nationalisée pouvait jouer en faveur du résistant JULOT. La présentation du personnage est lourde de référents moralisateurs. Selon l’envoyée spéciale du quotidien du CC du PCF, Marie-Louise BARRON, “ il sent l’honnêteté, la bonté et le courage comme un fournil sent le pain frais ”. Nous sommes là dans un registre que nous retrouverons dans l’approche communiste de la plupart des procès de résistants, avec une héroïsation sans la moindre réserve des accusés. Cela permet d’éviter de soulever les questions posées par les situations à l’origine des procès. A propos des actes reprochés à MARIUS et ses hommes, le journal utilise systématiquement les guillemets pour les désigner, manifestant ainsi sa distance avec l’accusation. Au sujet des prélèvements, il présente sans manifester le moindre doute ceux qui en furent victimes comme “ collaborateurs notoires ” ou praticiens du marché noir, affirme que par ce procès, “ on traque des héros pour les faits mêmes qui en ont fait des héros ”. Pour sa part, Ce Soir, quotidien dirigé par ARAGON, restitue à ROSSI sa profession d’ouvrier métallurgiste, en précisant même sa qualification de “ tourneur sur métaux à la SNCASE ”, conforme à l’ouvriérisme du journal. Ce Soir prend la précaution de distinguer MARIUS, “ dont le cas est tout à fait différent ”. A l’instar de Paris-Presse, ce quotidien affirme qu’il est ‘“ convaincu de détournement d’argent, d’effets et de bijoux et du meurtre de son adjoint, la capitaine FFI FERRU ”’, tout en ajoutant ‘“ enfin, il s’est évadé de la Maison centrale d’Eysses le 3 janvier 1943 ”’. Venant après l’énumération de forfaits présentés sans la moindre réserve, assorti d’un “ enfin ” connotant une identité de nature, le rappel de l’évasion de la centrale d’Eysses peut surprendre, tant il devrait au contraire venir à décharge de l’accusé. Doit-on y voir, cinq ans plus tard, la réplique des divergences entre détenus d’Eysses ? L’acharnement que mit le PCF à poursuivre de son opprobre des gens s’étant opposé à lui en des situations décisives ou significatives permet de penser qu’il s’agit bien de cela. Ce qui n’empêche pas le même article de se référer à l’action du Comité de défense des patriotes emprisonnés en faveur de ROSSI, alors que cette organisation intègre dans son action tous les résistants traînés devant les tribunaux, comme en attestent les communiqués publiés par France d’abord. Il y a là pour le moins manifestation de différences d’approche de cette affaire au sein de la mouvance communiste, entre différentes instances de direction. Elles infirment une appréhension exclusivement monolithique de celle-ci et permetent de s’interroger sur les rapports entre ces différences et les fractures qui se manifesteront au grand jour quelques mois plus tard en pleine crise titiste, en 1950 lors de la préparation du XIIe congrès du PCF, avec un Comité central épuré par le secrétariat, enfin en 1952 avec l’ “ affaire MARTY-TILLON ”.

Pour ce qui est du journal Le Monde, il consacre trois chroniques au procès (annexe n°80). La première, le 11 mars est incluse dans une rubrique “ Drames de Résistance ”, qui rapporte aussi l’arrestation, pour destruction par explosif de la maison d’un ancien milicien en mai 1945, de l’ancien maire de Notre-Dame-des-Millières (Savoie), ce qui suscite la protestation conjointe des anciens de l’AS et des FTP. En ce qui concerne le procès de Dijon, la présentation fait l’objet d’une erreur surprenante de la part du quotidien de la rue des Italiens, faisant du bataillon Saint-Rémy un “ maquis FTP ”, ce qui dut étonner en Bourgogne, où l’anticommunisme quasiment viscéral de MARIUS était bien connu. Pour le reste, le journal fait preuve d’une certaine prudence, rappelant les principaux faits d’armes du principal accusé, soulignant la “ grande complexité ” de l’affaire, ne retenant de la déposition de Claude ROCHAT que la référence livresque au “ Roi des montagnes ” d’Edmond About pour identifier ce que fut le personnage de MARIUS. Dans sa correspondance du 11, publiée le lendemain, le correspondant particulier du journal poursuit sur le même mode, privilégie le conditionnel, pour les arguments de l’accusation comme pour ceux de la défense et constate la difficulté “ de se faire une opinion exactesur les faits reprochés ”. L’édition du 13 mars fait état du verdict, expliquant que celui-ci “ ne faisait guère de doute ”, dès lors que le Commissaire du gouvernement était intervenu dans le sens de la clémence.

La presse régionale consacre pour sa part d’importantes rubriques à ce procès, révélant et organisant un écho de masse à l’événement. S’ils restent généralement plus prudents sur les niveaux de responsabilités ou d’innocence des prévenus, les journaux locaux sont par contre très prolixes en détails de toute nature, liste d’objets volés, circonstances des exécutions, manifestant en la circonstance un certain voyeurisme. Ils citent tous de larges extraits de la déposition de Claude ROCHAT, seule à se dégager de la gangue des faits, pour s’élever vers une analyse de ce que fut la “ dissidence ” de MARIUS.

Ce procès, clos par un verdict de 12 acquittements comprenant les deux principaux accusés, et deux suppléments d’enquête, présente quelques caractéristiques qui vont au-delà de la personnalité des accusés et de la relative banalité des faits.

Il intervient fort tard, quatre ans après les faits, moins d’un an après la loi d’amnistie du 16 août 1947 et surtout, pour les Dijonnais, quelques semaines après le procès, devant le même tribunal militaire, mais avec un autre commissaire du gouvernement, du général allemand HIPP commandant sous l’occupation l’école des aspirants de la caserne Junot. Ceux-ci participèrent à de dévastatrices expéditions dans le Morvan et du colonel HULF, chef du SD à Dijon. Condamnés à mort par contumace en 1947, les deux hommes, retrouvés, sont jugés à nouveau en janvier 1948 devant le tribunal militaire et, à la surprise d’une large fraction de l’opinion locale, acquittés. C’est dire que, quels que soient les doutes sur la matérialité des faits jugés, le procès de résistants, malgré leurs erreurs ou déviations, apparaît comme décalé et disproportionné. C’est ce qu’exprime 35 ans plus tard dans une note transmise aux AD de Saône-et-Loire Claude ROCHAT, principal témoin à charge. Il intègre l’affaire dans le contexte “ difficile ” de 1948, estime qu’elle n’a à ce moment-là “ plus de sens ” et que, alors que ‘“ la Résistance n’était plus en odeur de sainteté, […] elle était à juste raison très sensible à toute action dirigée contre un de ses membres […] mieux valait passer l’éponge ”’. Cette analyse, en forme d’autocritique, met en vis-à-vis la volonté de régler les comptes de 1944 qui le motiva en 1948, négligeant ainsi la modification du problème par le temps et le changement de contexte politique et sa perception plus large des choses, avec le recul du temps.

Une autre caractéristique de ce procès est la disproportion entre le nombre des inculpés, des affaires en cause, du poids même (50 kg) des dossiers, et le faible nombre des témoins, six, dont deux supérieurs hiérarchiques des inculpés, Claude ROCHAT–GUILLAUME et le capitaine de gendarmerie GUIGUET, qui sous le pseudonyme de CONDE était l’adjoint du capitaine VIC, à la tête du secteur du Louhannais, ce qui signifie que seules quatre personnes déposèrent au nom des victimes. Les témoignages d’habitants de la région où se déroulèrent les événements ou d’anciens maquisards font état de la crainte récurrente que suscitait MARIUS pour expliquer cette abstention.

Une donnée décisive dans la marche vers l’acquittement fut le comportement du Colonel ROY, nouveau commissaire du gouvernement. A la référence du président du tribunal à l’acte d’accusation, il réplique, devant un prétoire “ stupéfait ” 1  : ‘“ Je ne me reconnais pas la paternité de la clôture de la procédure et de son règlement tel qu’il a été soumis au tribunal militaire. La plume est serve et la parole est libre ”’ ‘ 2 ’. Ceci annonce un réquisitoire que tous les journaux présentent comme une véritable plaidoirie, où il met en doute les affirmations de l’accusation, estime que les faits sont “ couverts par l’autorité légale d’Alger ” et qu’enfin il conclut en affirmant solennellement que 1948 doit être “ une année de miséricorde, de pardon ”. Après un tel réquisitoire, les dix défenseurs des inculpés n’eurent alors pas grande difficulté à arracher l’acquittement.

Ainsi semblait s’achever une affaire qui connectait à la fois des données importantes du fait résistant et la conjoncture difficile de la première année de guerre froide. Mais les démêlés de François FLAMAND avec la justice n’étaient pas achevés. En effet, les deux suppléments d’enquête ordonnés par le Tribunal de Dijon concernait les deux maquisards ayant exécuté Lucienne ANDRE : en 1950, l’un des deux hommes, faisant volte face, reconnaît qu’il a menti et implique son chef dans la décision d’abattre la petite postière. Une ultime page s’ouvre de l’affaire MARIUS.

Notes
1.

Claude ROCHAT entretien cité.

2.

Cité par Le Progrès, éd. du 12 mars 1948.