2-Les dérapages de l’été 1945

Ces situations, tout particulièrement ce que le général de LATTRE désigna comme “ la grosse affaire d’Autun ”, constituent probablement un substrat de révolte éclairant ses actes de l’été 1945. Rentré dans ses foyers début mai 1945, il constitue avec onze autres personnes, dont un survivant de Dachau, et d’autres résistants une bande qui se livre, de juin à août, à 9 attaques à mains armées contre des familles suspectées d’avoir pactisé avec les Allemands ou pratiqué le marché noir. Ces hold-ups, s’ils ne font couler aucune goutte de sang, se soldent par des “ prélèvements ” sur les biens des victimes. Les acteurs ne cherchant pas spécialement à protéger leur anonymat sont rapidement identifiés et arrêtés. L’affaire est promptement instruite et jugée puisque dès octobre 1945 le procès en Assises s’ouvre à Chalon-sur-Saône. Les peines, issues d’un jury populaire, très proches des réquisitions du parquet, sont particulièrement lourdes. PLONKA et l’un de ses acolytes, ancien déporté à Dachau, considérés comme les éléments moteurs du groupe sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité, les autres peines s’échelonnent de 20 ans de travaux forcés à un an de réclusion, deux membres du groupe sont acquittés. A noter que la seule femme du groupe n’a en rien bénéficié de l’indulgence du jury puisqu’elle est condamnée à 10 ans de travaux forcés 1 .

Théodore PLONKA accomplit sa peine à la prison d’Ensisheim, qu’il quitte tous les jours pour le travail. Au bout de 10 ans, il bénéficie d’une remise de peine et retrouve la liberté. Lui, l’ancien FTP, est pris en charge par le maire de Mulhouse, Emile MULLER, qui l’embauche au service des jardins de sa ville, fonctions qu’il accomplit jusqu’à l’âge de la retraite qu’il vient vivre à Montceau-les-Mines.

Cette histoire, dans sa dimension individuelle et collective, soulève trois problèmes : le sens réel et le sens perçu des actes jugés, la signification de la sentence prononcée, la trace actuelle des faits, dans la façon de PLONKA de se réintégrer dans sa ville d’origine, dans sa perception de son histoire, enfin dans le regard porté par ses anciens compagnons.

Au moment des faits, ceux-ci font l’objet d’une véritable mythification. La presse conservatrice y voit un “ maquis rouge ” 2 sorte de symétrique communiste des “ maquis bruns ” qui hantaient les esprits lors des derniers mois de guerre, annonçant des temps de subversion. La défense au procès d’assises se situe en fait sur le même terrain puisqu’elle plaide au nom d’une “ justice populaire ” qui ne serait qu’une réponse erronée aux lenteurs exaspérantes de l’épuration. La part de réalité qui fonde tout mythe, avant de s’effacer devant la part d’imaginaire, prend ici racine dans l’histoire de la ville et de l’ensemble du bassin minier. Cette histoire, depuis le 19e siècle, est fortement marquée par une forte tradition anarcho-syndicaliste, faisant de la lutte dure, de l’affrontement radical avec l’ordre établi, le noyau de toute action sociale et politique. A la charnière des deux siècles, une forme extrême fut incarnée par la “ Bande noire ”, semant le désordre face aux puissants, adepte des attentats nocturnes. La trace forte de cet épisode, celle des grèves et luttes antifascistes des années trente, l’élan donné par la lutte armée dans la Résistance, constituent la toile de fond des faits jugés en 1945. La hantise de l’action d’un éventuel “ maquis rouge ” comme la sympathie pour une “ justice populaire ” se nourrissent manifestement de cette tradition. Aujourd’hui, Théodore PLONKA, relativise fortement cette dimension des choses. Il ne revendique en rien ce qui donnerait un sens à une action qui ne va pas, selon lui, au delà d’une sorte de “ vengeance primitive ” 1 , exercée de façon plus ou moins aveugle par des desperados  prolongeant les modes d’action comme les formes de conscience des temps de la lutte armée clandestine dans un contexte de retour à des formes pacifiques de paix sociale. Estimant qu’il s’agissait là de “ conneries ”, il y voit l’effet du trouble créé chez lui par les circonstances de la guerre. Au véritable traumatisme de l’épisode autunois analysé ci-dessus, il ajoute une considération générale renvoyant à une réalité lourde de ce que fut la Résistance. Avec la distance du temps, il estime aujourd’hui qu’il avait porté des responsabilités qui excédaient largement ce que son âge et sa maturité lui accordaient. En effet, il dut dans une large mesure assumer la responsabilité du bataillon polonais, prendre “ l’initiative de l’organisation et de la formation ” 2 , les fonctions principalement politiques du commandant BARGIEL l’éloignant fréquemment de ses hommes. Cette difficulté, le traumatisme de l’affaire d’Autun, le manque de clarté de l’engagement des volontaires du bataillon dans l’ultime assaut contre le nazisme, une immaturité politique dont il convient aujourd’hui constituent le terrain favorable à la dérive de l’été 1945.

Il reste que la célérité comme la sévérité de la justice peuvent surprendre. Que moins de trois mois séparent les derniers actes de l’énoncé du jugement donne aux prévenus le sentiment d’être victimes d’une justice moins prompte à traiter l’épuration. La lourdeur des peines, celle infligée à PLONKA venant en second après la peine de mort, renforce l’aspect singulier d’un jugement que la relative minceur des faits ne saurait suffire à expliquer. Venant d’un jury populaire qui se prononce un an après les ultimes combats de la Libération, le verdict comme la rapidité de l’instruction s’expliquent probablement par la peur sociale suscitée par les multiples règlements de comptes, attentats qui troublent l’année 1945. En cette circonstance s’exprime comme en bien d’autres une forte demande de retour à l’ordre de la part d’une population avide de clore l’épisode précédent. Les anciens camarades de combat de PLONKA n’échappent d’ailleurs pas à cette vision des choses. L’absence de tout soutien organisationnel ou personnel aux condamnés est à soi seule une donnée significative et facilite l’isolement des inculpés. Alors que le soutien à des résistants jugés pour des actes de résistance, souvent réalisés sur ordre, leur est chichement mesuré, au moins jusqu’en 1947, il n’est pas surprenant que ce qui apparaît comme du pur banditisme, exécuté de plus en temps de paix, relève de l’indéfendable. Dans le climat confus de l’après-guerre, alors que la réalité du pouvoir a échappé à ceux qui rêvaient d’une rupture radicale, on peut alors constater la volonté de constituer une image pure, sans tâche, de la Résistance, comme ultime héritage à préserver. Par leur dérive délinquante, PLONKA et ses comparses se sont de ce fait exclus du monde résistant.

Il subsiste aujourd’hui, dans le regard qu’il porte sur ce passé, comme dans celui de ses compagnons, des traces indélébiles de “ l’affaire PLONKA ”.

Revenu à Montceau-les-Mines en 1985 pour y vivre sa retraite, Théodore PLONKA n’a rien fait pour reprendre contact avec d’anciens camarades de combat et ce n’est qu’au hasard de rencontres de rue que la nouvelle de son retour s’est diffusée. Pour lui et son épouse, il y a manifestement un vécu douloureux du souvenir de ces faits et si l’entretien obtenu s’est déroulé de façon fort courtoise et ouverte, il n’a pas été possible d’en obtenir un second, avec la volonté affirmer de “ ne plus remuer tout cela ”. C’est dire que Théodore PLONKA, s’il ne cherche en rien à attribuer aux actes de l’été 1945 la moindre signification politique, ne souhaite pas plus s’ériger en victime d’une justice sommaire et expéditive ce qui fut pourtant le cas.

Chez ses anciens compagnons, l’écho de cette affaire est divers. D’entretiens approfondis 1 ou de questions posées au hasard de cérémonies commémoratives se dégagent trois perceptions. La première consiste à relativiser la gravité des actes à l’origine de la condamnation, à mettre en avant la valeur de l’engagement résistant de PLONKA et à dénoncer l’injustice de sa situation. Ce point de vue émane généralement de gens peu insérés ou à un niveau strictement local dans les structures et réseaux des associations d’anciens résistants, souvent restés sur une forte valorisation de la lutte armée, de l’insurrection, de la lutte dure. Un second type de réaction relève du silence gêné, comme s’il y avait quelque chose de trouble dans tout cela. Enfin, subsistent des condamnations sans appel, basées sur l’idée que “ ces gens ” ont nui à la bonne image de la Résistance. Emanant généralement d’hommes d’appareil, du PCF et de ses organisations périphériques comme l’ARAC ou l’ANACR, cette attitude va de pair avec la volonté de préserver une image idéalisée, légendaire de la Résistance, rejetant toute volonté d’en prendre en compte toute la réalité, dans sa complexité comme dans ses faiblesses.

Notes
1.

CSL du 31 octobre 1945.

2.

CSL du 30 octobre 1945.

1.

Théodore PLONKA, entretien cité.

2.

Assertion confirmée par Louis WALCZAK, pourtant plutôt hostile à l’égard de PLONKA, accusé d’avoir terni l’image de la Résistance.

1.

Entretiens cités avec Camille VAILLOT, Louis WALCZAK, Aimé BAR, Roger TISSIER