3-Une justice étonnamment brutale et inégale

L’extrême brutalité de plusieurs jugements frappe, tant elle est manifestement disproportionnée à la gravité des faits. Les peines infligées à des hommes aussi différents que SERAUT, KABACINSKY, PLONKA ou PHILIPPOT surprennent soit du fait de la minceur des faits reprochés, lorsqu’il n’y eut pas mort d’homme comme pour PLONKA et ses comparses, soit lorsque les circonstances difficiles de la guerre clandestine paraissaient constituer de fortes incitations à la prudence dans l’appréciation.

D’importantes différences apparaissent selon le type de tribunal saisi du dossier. Les cas étudiés font ressortir une certaine compréhension de la part des tribunaux militaires, alors que les jugements les plus sévères émanent soit de la justice d’épuration avec les Cours de Justice soit de la justice populaire que sont les Cours d’Assises. Les tribunaux militaires de Dijon comme de Lyon manifestent pour les situations envisagées une certaine propension à l’indulgence. Seule une confrontation avec un plus grand nombre de cas permettrait de faire la part entre le rôle de personnalités comme le colonel ROY à Dijon dont la hauteur de vue a pu être observée lors du procès de François FLAMAND-MARIUS et la propension générale de militaires à relativiser la gravité d’actes perpétrés en situation de guerre ou la prolongeant. A l’opposé, l’attitude des cours de Justice lorsqu’elles ont à juger un résistant comme celle des Cours d’Assises surprend par sa sévérité. Même si le jugement final atténue les réquisitions, le recours fréquent de celles-ci à la peine de mort, le suivi fréquent par les Cours de Justice des demandes du commissaire du gouvernement, par le jury des Assises de celles du ministère public interrogent sur les motivations des uns et des autres.

L’attitude des magistrats relevant du ressort de la Cour d’Appel de Dijon ou du Tribunal de Grande Instance de Chalon-sur-Saône manifeste le souci de certains d’entre eux, en place pendant l’occupation, d’exercer une justice impitoyable à l’égard de toute forme de déviance réelle ou supposée. Une deuxième catégorie d’intervenants est constituée par les représentants des mouvements de la Résistance dans les instances d’épuration et ayant à juger au milieu des collaborateurs de cas d’anciens compagnons. Les procès en question se déroulent au cours des mois suivant la Libération, dans un contexte de fièvre épuratrice, où l’assimilation des résistants ayant dévié d’une figure sans tache à la figure hideuse des collaborateurs tend à être pratiquée. Il fut alors difficile aux juges de s’abstraire des pressions nées de ce contexte, d’autant plus que les fractures internes de la Résistance jouaient à nouveau, les FTPF se trouvant affublés d’une figure noire de résistants incontrôlés et incontrôlables. Les citoyens participant comme jurés aux procès d’Assises manifestent eux aussi, par exemple lors des procès KABACINSKY, PHILIPPOT ou COUVERT une grande sévérité, suivant sans trop barguigner les réquisitions du ministère public. Contrairement aux deux autres instances ayant eu à se prononcer dans des procès de résistants, ces Cours sont constituées de citoyens n’ayant pas de passé identifiable, de résistant ou de magistrat, mais d’individus censés être représentatifs d’une opinion moyenne. Les peines prononcées sont alors l’expression, particulièrement pour les procès tardifs, postérieurs à 1947, d’un contre-courant politique, d’une volonté de rompre avec ce qui constitua le fait résistant. Cette analyse ne peut surprendre tant l’analyse des faits d’opinion à l’égard des résistants et des FFI permettent d’en discerner les premières manifestations dès 1945.

Une autre réalité ressort de l’étude des différents procès : la grande inégalité des sentences prononcées, pour des situations proches sinon similaires, par une même instance, lors d’une même session. L’acquittement des exécuteurs de CAMART et la condamnation à mort de KABACINSKY par la Cour d’Assises de Saône-et-Loire en 1948 constituent le plus grand écart possible en terme de peine prononcée. On peut légitimement s’interroger sur le rôle dans cet écart, de l’origine et du profil des inculpés, la presse insistant dans le premier cas sur le fait que les deux maquisards sont des gens du lieu, mariés et pères de famille, alors que l’origine polonaise et le célibat des frères KABACINSKY viennent manifestement à charge dans les représentations suggérées par les compte rendus de presse, totalement en phase avec les jugements rendus. L’acquittement du policier parodien B., exécuteur du couple qui l’avait dénoncé aux Allemands et donc provoqué sa déportation vient à l’appui de cette hypothèse. Il apparaît bien que le conformisme social hérité a beaucoup pesé dans la délimitation entre les gens défendables et ceux pour lesquels il convenait de ne rien faire. Les résistants eux-mêmes – et comment pourrait-il en être autrement, tant leur rupture subjective avec le ralliement au vichysme n’implique pas forcément le rejet de toutes ses composantes idéologiques- , on l’a vu, notamment pour l’affaire PHILIPPOT, ont été eux aussi porteurs de ces distinctions.

Quoi qu’il en soit, ces procès de résistants apparaissent par leur sévérité, en brutal contraste avec une indulgence croissante qui se manifeste dans les procès de collaborateurs. Marcel VITTE-THIBON en témoigne pour le regretter en 1994 1 . Il constate que concernant les membres de la Franc Garde de Saône-et-Loire, à l’exception de huit exécutés, ‘“ la facture fut douce, pour cette centaine de Francs Gardes, responsables directs de plus de 50 meurtres, d’une centaine sans doute comme co-auteurs, et de centaines de dénonciations, déportations pour l’ensemble du département, en quelques mois ”’. En effet, à l’exception des condamnés à mort et exécutés, tous sont libres en 1966, après remises de peines, amnistie de 1953 et prescription de 1966. Venant de quelqu’un dont la modération politique et l’extrême méfiance à l’égard des formes les plus radicales du combat politique étaient bien connues, cette appréciation pèse lourd.

Ce thème fut d’ailleurs l’objet de campagnes constantes de dénonciations, notamment de la part du PCF et de ses organisations de masse. Ainsi, le 1er février 1946, le préfet DREVON transmet au Commissaire de la République le texte d’une affiche du Secours populaire, apposée “ dans de nombreux quartiers de la ville de Mâcon au cours de la nuit du 31 janvier au 1er février 1946 ”, qui dénonce, sous le titre ‘“ Les belles étrennes de Mr TEITGEN, Ministre de la Justice, aux Kollaborateurs ”’ les indulgences dont ont bénéficié plusieurs collaborateurs condamnés à mort, l’abbé VAUTRIN, TOUZEAU, DE ROLLAT, CROUZET, dont les peines sont ramenées de sept à une années de prison. Cette dissymétrie est la manifestation de l’affaiblissement des organisations résistantes, du regain de vigueur des collaborateurs comme de la volonté des appareils de l’Etat, police et justice en particulier, de tirer un trait sur le passé.

Notes
1.

Marcel VITTE, in Libérés!, supplément spécial du JSL, septembre 1994, p. 12.