I-DES RESISTANTS RAPIDEMENT COUPES D’UNE OPINION DESORIENTEE, TOURNEE VERS D’AUTRES PREOCCUPATIONS QUE LE CHANGEMENT POLITIQUE

La notion d’opinion reste fort délicate à manier. Si elle est très utilisée dans les rapports émanant des services de police ou des sous-préfets, elle tend à noyer les singularités dans une situation moyenne, identifiant les courants dominants face aux enjeux de l’instant. Elle est donc essentiellement descriptive, se contentant de constater l’état des choses, inapte qu’elle est à anticiper les phénomènes ou identifier ce qui relève de la prescription. De ce fait l’analyse des faits d’opinion, de l’état de celle-ci relève du résultat des processus politiques, non de l’analyse de ces derniers. Son intérêt principal, au-delà de l’état des choses qu’elle permet d’établir, est de permettre par une démarche récessive, de remonter aux phénomènes l’ayant engendrée, donc d’identifier les données qui ont contribué à la constituer.

Si l’on excepte la minorité ayant collaboré avec l’occupant et ses sbires locaux, la grande majorité de la population se caractérise à l’issue des combats libérateurs par l’immensité comme la confusion de ses attentes. L’analyse de la presse d’information, des écrits et déclarations individuelles ou organisationnelles, du contenu des protestations sociales, des enquêtes d’opinion réalisées pour les services préfectoraux par les Renseignements généraux permet de dégager quatre types d’attentes : la fin de la guerre avant mai 1945, l’épuration, l’amélioration de la situation économique, la transformation politique et sociale. La hiérarchie de ces quatre types varie dans le temps et sous le choc des événements. De la Libération à la capitulation allemande, la conjoncture militaire opère fortement sur une opinion ballottée entre optimisme et inquiétude. Si les mois d’octobre et novembre voient les événements militaires passer à l’arrière plan des préoccupations tant leur évolution semble rassurante, la brutale contre-offensive des Ardennes, fin décembre, suscite une vive inquiétude et fait resurgir, de façon quelque peu irrationnelle, la crainte d’un retournement, pour le moins de l’éloignement de la perspective de la fin du conflit. A l’inverse, les premiers mois de l’année 1945, s’ils confirment l’intérêt porté aux opérations militaires, voient une opinion rassurée par l’ampleur des succès soviétiques à l’Est et par le passage des troupes alliées au-delà du Rhin. De ce fait, les préoccupations intérieures redeviennent prioritaires. A ce niveau le contraste, est frappant entre l’évolution des attentes en terme de liquidation des problèmes hérités, en particulier l’épuration, et de solution de problèmes matériels d’une part, et celle des espoirs de transformation du pays d’autre part. On l’a vu, la façon dont fut conduite l’épuration engendra rapidement une grande déception et le retournement progressif d’une opinion désormais soucieuse de tourner la page s’opéra au cours des années 1945-1946. Plus ce retournement s’accentue et plus la thématique de l’épuration perd toute prise sur l’opinion. En s’y accrochant, les résistants contribuent alors à leur propre isolement. Tragiquement, une exigence légitime de la part des libérateurs devient instrument de leur défaite politique.

Les difficultés matérielles récurrentes, dans un pays dont la reconstruction et le redressement économique tardent, alimentent un mécontentement en contraste brutal avec les attentes en termes de transformations structurelles que formulait une majorité à l’issue du conflit. Ces attentes dont la seule précision relevait du rejet de la république défunte et du régime de Vichy furent rapidement noyées dans le casse-tête quotidien du ravitaillement, les troubles de l’épuration, les incertitudes politiques.

Une des manifestations concrètes de cette rapide évolution est la désaffection pour les réunions publiques, massivement suivies à la Libération par une population sevrée de politique, et qui au fil des scrutins de 1945-1946 voient l’assistance se raréfier, ou comme le soulignent tant d’observateurs, adopter une attitude distanciée, de simple curiosité, à l’égard des intervenants.

Manifestement quelque chose s’est brisé. D’abord désorientée, une fraction décisive de la population s’est repliée sur elle-même, sa déception étant à la mesure du contraste entre ses espoirs et la médiocrité du quotidien. Cette situation est illustrée par les élections municipales dans l’arrondissement de Montbard en Côte-d’Or.

Cette petite sous-préfecture du nord du département est à la tête d’un territoire, le Châtillonnais, fortement marqué par une activité industrielle héritière des forges à bois 1 et intégrée à une agriculture essentiellement tournée vers l’élevage bovin. Pendant la guerre, cette zone abrita d’importants maquis de toutes obédiences, du SOE aux FTP et reste symboliquement valorisée par la rencontre, à Nod-sur-Seine le 12 septembre 1944, d’un peloton de l’escadron SAVARY du 1er régiment de fusillers marins de la 1ère DFL venue de Provence et d’un peloton du 1er Régiment de spahis marocains de la 2e DB, débarqué en Normandie. Ces données, où longue durée et événements récents entrent en dynamique positive, font de l’arrondissement, en particulier dans ses petites villes comme Montbard et Châtillon-sur-Seine, des lieux de forte légitimité résistante. Or les circonstances des élections municipales de 1945 et 1947 permettent de confronter cet héritage aux données politiques de la République restaurée.

En avril 1945, dès la période de constitution des listes, une certaine confusion politique apparaît, en fort contraste avec la Libération, où une municipalité provisoire issue de la Résistance avait été constituée à Montbard, dirigée par un “ socialiste chrétien ” le Dr BRUNHES 2 . Socialistes et communistes n’ayant pu se mettre d’accord sur une liste commune, les seconds exigeant une parité exclue par les premiers, les deux partis font liste séparée aux élections du printemps 1945, ce qui amène d’ailleurs le maire sortant à ne pas se représenter. Le PCF, soucieux d’affirmer une forte image résistante, intègre à sa liste trois membres du Front national dont le Dr VANGEON, ‘“ socialiste très modéré ”’ ‘ 3 ’, ancien maire élu en 1935, maintenu par Vichy, révoqué par les Allemands, s’étant “ coupé des voix modérées ” par son alliance avec le PCF. Ce choix suscite des remous au sein des anciens résistants. Dans son rapport du 22 avril 4 , le sous-préfet fait état d’une première réunion électorale tenue par le PCF la veille, où la présence de ces trois représentants du FN fut vigoureusement contestée par “ le président des FFI ” qui, les considérant “ comme des réactionnaires ”, “ exposa les raisons qui l’avaient guidé pour procéder au renouvellement de la municipalité ”, à la Libération. Ceci manifeste pour le moins un déphasage entre ceux qui sont directement issus du combat résistant et les dispositifs politiques en réorganisation, tout ceci au détriment des premiers. Cette dimension est confirmée et renforcée par la présence, sur la liste de droite qui s’oppose aux listes socialiste et communiste, de trois candidats déclarés inéligibles à la Libération 1 . P. BEAUDOIN, ancien adjoint du conseil municipal désigné par Vichy devint maire après la suspension du Dr VANGEON par les autorités d’occupation. Selon le sous-préfet, cet homme, “ très marqué à droite ”, mais ayant “ toujours été très anti-allemand ”, s’est manifesté comme “ excellent administrateur ” pendant la guerre et, ce faisant, est “ apprécié de la population ouvrière ” ; ces considérations amènent le sous-préfet à estimer son élection “ à peu près certaine ”. Jean PATRIAT, ancien membre du parti agraire, ancien prisonnier rapatrié car père de 6 enfants, nommé conseiller départemental, compte sur son élection, selon le sous-préfet, pour “ orienter l’opinion du Jury d’Honneur qui sera saisi de son cas ”. Il bénéficie du soutien de Me BERNARD, “ ami personnel ” d’Henri CAMP, chef légendaire d’un des grands maquis de la région, tombé au combat. Enfin, un autre conseiller national de Vichy, M. VINCENT figure aussi sur la liste conservatrice.

L’effacement d’une figure claire de la Résistance est confirmé par les résultats de l’élection du 29 avril et du 13 mai 1945. Dans son rapport sur le premier tour pour l’ensemble de son arrondissement, le sous-préfet observe que sur 2073 élus, seuls 265 sont “ affiliés à un groupement de Résistance ” et que ‘“ de manière générale, il a été peu tenu compte dans les élections de l’activité des candidats dans la Résistance ou de leur affiliation à un groupement et ce sont surtout des considérations politiques qui ont guidé les électeurs ”’. Le second tour confirme les tendances du premier et voit les deux anciens conseillers vichystes, BEAUDOIN et PATRIAT élus à Montbard. La mise en vis-à-vis par le sous-préfet de la référence résistante (“ activité ” ou “ affiliation ”) et des “ considérations politiques ” est doublement révélatrice des processus politiques en cours comme de la façon dont il envisage la situation. Manifestement, il enregistre comme allant de soi cette hiérarchisation. La distinction formulée entre “ Résistance ” et “ considérations politiques ” est éloquente de la rupture qu’opère le fonctionnaire entre les deux réalités. Quant à l’élection de personnages ayant eu à rendre des comptes à la Libération, ce n’est pas un fait isolé et insignifiant. Dès le 5 mai, un télégramme codé, émanant du Président du Jury d’Honneur constitué au Conseil d’Etat, arrive dans les préfectures et sous-préfectures. Il est ainsi libellé : ‘“ Pour Jury d’Honneur, m’adresser extrême urgence statistiques nombre voix infâmes obtenues par les inéligibles non réhabilités visés par l’article 18 ordonnance du 21 avril candidats aux premières élections. Préciser nombre total votants et position intéressés par rapports aux autres candidats ”’. L’apparente fermeté de langage masque difficilement le fait que des gens déclarés inéligibles ont pu participer à une élection officielle, donc que les bulletins portant leur nom ont été validés et qu’ils ont reçu l’onction du suffrage universel, ceci quelque 8 mois après la Libération.

Les élections de 1947 confirment et amplifient cet effacement de la référence résistante. Il s’inscrit en creux dans les programmes. A Montbard, la liste d’Union républicaine et résistante et de Défense des intérêts communaux, présentée par le PCF, avec 13 métallurgistes sur 23 candidats est fondée sur des objectifs strictement économiques et sociaux (groupements d’achats directs, aide à la reconstruction de logements, construction de jardins d’enfants et d’écoles, hygiène publique, électrification) ; il en est de même de la liste socialiste, constituée d’employés, de cadres et d’enseignants. De la référence résistante, de la volonté transformatrice, il n’est plus question. Ces listes sont battues par des coalitions conservatrices à Châtillon-sur-Seine, Montbard et Saulieu.

Notes
1.

La présence de minerai de fer et du bois fourni par les chênaies de la région en fut la condition initiale. L’action d’esprits entreprenants comme BUFFON, créateur des forges de Montbard les matérialisa. Reste de cette tradition une importante implantation du groupe VALLOUREC à Montbard, ce qui en fait une ville ouvrière, à forte pénétration communiste.

2.

AD21 SM13710, rapport du sous-préfet au préfet de Côte-d’Or, 15 avril 1945.

3.

Idem, rapport du 20 avril.

4.

La fréquence des rapports du sous-préfets (15, 20, 22, 25, 30 avril et 6 mai) est révélatrice de l’attention des autorités pour la conjoncture montbardoise.

1.

AD21 SM13710, rapport du sous-préfet au préfet du 25 avril.