II-DES RESISTANTS DESTABILISES, DEPHASES, DEPITES

La plupart des entretiens avec des acteurs survivants manifestent de leur part un dépit certain, pour des hommes et des femmes confrontés aux mêmes difficultés que l’ensemble de la population, mais qui ressentent la situation globale de façon encore plus sensible, du fait de leur engagement dans le combat libérateur et d’espoirs à la mesure de cet engagement.

Les situations rencontrées mettent en relief l’ampleur des contraintes matérielles, non seulement dans le vécu quotidien banal, commun à la plupart des Français, mais aussi dans leur impact sur les pratiques militantes. Les contraintes matérielles rencontrées par des responsables politiques comme Robert LOFFROY, Rémy BOUTAVANT, les observations des avocats d’Emile PHILIPPOT sur la nécessité de limiter le nombre des témoins à décharge du procès de Nancy, les récits de mineurs grévistes de Montceau-les-Mines allant de puits en puits à bicyclette illustrent l’intrusion dans la vie militante de données banales mais fort contraignantes.

Mais bien au-delà de ce partage avec l’ensemble de la population de difficultés nées des lenteurs de la reconstruction économique, les anciens résistants vivent des problèmes spécifiques, qui les mettent en porte-à-faux avec une situation nouvelle pour eux et qui tend à leur échapper.

Le passage de la guerre à la paix, de l’espace mouvant du maquis au territoire administré ne fut manifestement pas facile pour beaucoup d’entre eux. En des modes différents, des sous-préfets anciens maquisards se comportant encore en partie comme des chefs de guerre, des FFI transposant au sein d’une armée régulière les mœurs du maquis, des hors-la-loi pratiquant hold-up, attentats, règlements de compte, manifestent tous la difficulté de ce passage. Il fut d’autant plus lourd pour les plus jeunes qu’ils étaient à peine adolescents à la déclaration de guerre et que toute leur formation d’adultes s’était faite dans le contexte du vichysme, de l’occupation et du combat clandestin. Pour ceux qui étaient adultes avant la guerre, ce sont souvent leurs repères sociaux qui se disloquèrent. L’exemple d’un milieu comme celui des mineurs de Montceau-les-Mines est significatif de cela, comme celui de communautés rurales dont témoigne Robert LOFFROY. La période de la guerre mit face à face des hommes que les réseaux professionnels, syndicaux, politiques rassemblaient dans la période précédente. Les conditions à un retour à la paix civile durent bien intégrer cette dimension.

Ce phénomène se double d’un véritable déphasage avec l’état des choses de la part de ceux qui en furent coupés pendant un temps. Il s’agit principalement des FFI engagés dans l’armée régulière pour le temps de guerre et des déportés politiques ou résistants. Ceux qui se réclament de la figure des soldats de l’An II, et nous avons vu le caractère en partie illusoire de cette référence, partagent avec ces derniers d’être éloignés des processus politiques en cours dans le pays, au grand bénéfice de ceux qui guignaient les places à prendre. La déclaration provocatrice de volontaires de l’Yonne revenus au pays “ pour faire la révolution ” est à prendre en compte dans cette perspective. Roger PRUNOT en relativise aujourd’hui la portée, estimant que ses camarades signifiaient ainsi leur refus d’être éloignés de la transformation du pays qu’ils avaient rêvée au maquis, de leur volonté d’en être. Il exclut toute acception insurrectionnaliste et guerrière du concept de révolution. Le même Roger PRUNOT manifeste aujourd’hui le manque politique constitué par cette coupure. Il consacre une partie de son temps à explorer les archives départementales et nationales pour se reconstruire l’histoire de son département, entre la Libération et son retour. Pour leur part les déportés, tout particulièrement les politiques et résistants, reviennent dans un pays qui a retrouvé la paix depuis huit à neuf mois, qui a voté sans les attendre et pour la plupart d’entre eux, passés les premiers moments d’un bonheur indicible de retrouver la vraie vie, perçoivent une immense déception, brutalement formulée par un “ à quoi bon avoir vécu les camps pour cela ”. Le témoignage poignant de Jean PUISSANT exprime ce que la quasi totalité des anciens déportés rencontrés formulent aujourd’hui encore.