III-DES HOMMES HETEROGENES AUX PROCESSUS DE RESTAURATION

L’ensemble des situations analysées au cours de cette étude contribue à constituer les résistants dans une position d’hétérogénéité par rapport au reste de la société, des processus qui la traversent.

Trois aspects, directement hérités des formes du combat libérateur, peuvent être identifiés comme constitutifs de cette hétérogénéité : le fait du maquis, le retour à la situation de paix, la dimension restauratrice des premières années de liberté.

Sans conteste, le maquis est au cœur des questions soulevées par la nature et la postérité de la Résistance. La perception même qu’en eurent acteurs comme adversaires, son entrée dans un langage nouveau, comme “ être au maquis ”, “ monter au maquis ”, même si la topographie des lieux n’implique aucune élévation, en allant jusqu’à identifier hommes et forme d’organisation dans l’expression “ les maquis ” désignant les maquisards en sont des manifestations révélatrices. Le maquis, s’il est le plus souvent identifié par des éléments de la toponymie locale, l’est parfois par le nom même de son fondateur ou chef, comme les maquis SERGE, SOCRATE ou par des référents historiques comme Les Sans-Culottes, donnant dans le premier cas des formulations en “ il est allé chez… ”. Le maquis est donc élément du réel comme constitutif de représentations. Comme réalité politico-militaire, il échappe aux catégories héritées. Protéiforme, espace mouvant, il constitue une véritable nouveauté historique, irréductible aux classifications traditionnelles. Que ce qui n’était le plus souvent au départ qu’un moyen d’échapper aux occupants et à leurs collaborateurs locaux soit devenu, dans certains cas comme celui des maquis du Limousin, de façon plus ténue en Saône-et-Loire, une forme embryonnaire de pouvoir populaire, menant de façon consciente et organisée une guerre de libération militaire et politique est significatif de cette spécificité. Ceci explique largement la puissance des représentations qui se sont constituées, positivement comme négativement. La méfiance récurrente de certains cadres de l’armée d’Afrique à leur égard, l’attachement subjectif, y compris à leur tenue de maquisards 1 , le choc brutal entre des images sanguinaires qui lui sont associées et la mythologie qui s’est constituée autour de lui procèdent de son importance. Ces éléments sont pour les résistants un facteur d’hétérogénéité, tant le fait d’y avoir participé les constitue en un groupe clos. Pas plus que le fait maquisard n’est réintégrable comme tel dans les structures d’une République restaurée, ses acteurs ne sont assimilables aux autres citoyens. Pour toute une génération, en avoir été ou pas trace une ligne de partage dont la force est confirmée par l’acharnement de quelques-uns de la franchir.

Conséquente de la réalité précédente, tout autant constitutive d’hétérogénéité, fut la difficulté de beaucoup de maquisards à assurer le passage à la situation de paix. L’extériorité des réalités maquisardes par rapport à celles de la société civile, le fait que pour beaucoup le maquis constitua l’entrée dans l’âge adulte, le compagnonnage quotidien avec la mort, la conviction de ne pas survivre expliquent largement cette difficulté. Les dérives personnelles, particulièrement dans l’alcoolisme, les attentats de l’été 1945, la rémanence de courants insurrectionnalistes au sein des anciens FTPF constituent la partie visible d’un mal vécu, d’un décalage masqué par la plupart. Ceux-là enfouirent leurs regrets, construisirent une vie. Mais cette réalité reste à l’état natif et se révéle chez certains, après plusieurs entretiens, nouée autour de la conviction que leur combat était porteur d’autres possibilités politiques.

Ce phénomène est amplifié par les réalités de l’après-guerre. Les lenteurs, hésitations, inégalités d’une épuration fiévreusement attendue, le retour progressif des forces politiques liées à Vichy, la répression contre des résistants contribuent à les enfermer dans leur singularité, à renforcer chez eux le sentiment de celle-ci.

Ces trois facteurs contribuent à renforcer la cohésion du monde résistant, le constituant en hétérogénéité avec le reste de la société. Mais il est lui-même traversé de contradictions qui ne coïncident pas avec les divisions organisationnelles et constituent elles aussi une dimension de la perception que des anciens ont d’eux-mêmes. La plus rémanente est celle qui les oppose aux appareils, de partis comme de mouvements. Des parcours singuliers comme ceux de Roland CHAMPENIER, Louis BOUSSIN illustrent ce décalage entre les hommes de terrain et ceux qui décident des affectations, élaborent les stratégies, attribuent les moyens. Si “ la Résistance des chefs ” 1 ne peut leur être connue sur le champ, sa découverte fut pour certains un élément supplémentaire de se penser comme ayant été d’un combat en partie autre.

Ainsi l’hétérogénéité du monde résistant s’inscrit dans le réel comme dans sa perception par les acteurs ou par le reste de la société. Qu’un tel combat, qu’une telle invention historique soient de façon aussi peu intégrés dans les réalités des années de paix relève de l’impossibilité. Intervient alors la fonction du mythe et de l’héroïsation qui rendent cette réalité vivable, supportable.

Notes
1.

Il est tout de même révélateur qu’un homme comme Claude ROCHAT ait conservé plusieurs jours son uniforme du maquis, alors qu’il était sous-préfet de la deuxième ville de la région.

1.

Selon l’expression de Laurent DOUZOU, Le Monde du 24 avril 1999, p. 26.