3-La matérialisation de la mémoire au choc des fractures politiques des années de guerre froide

L’absence de consensus national pour honorer les morts amène des situations conflictuelles dont la ville de Montceau-les-Mines est un exemple particulièrement éclairant par la brutale confrontation politique dont l’inauguration du Monument aux fusillés et déportés fit l’objet le 10 juillet 1949.

Le contexte n’est pas banal. Montceau-les-Mines constitue alors avec les communes périphériques, Saint-Vallier, Sanvignes, Blanzy, Rozelay, un important bassin charbonnier où plusieurs milliers de mineurs, dont une forte minorité d’origine polonaise, forment une classe ouvrière dont une large fraction s’est illustrée par son engagement résistant, en particulier dans le grand maquis Valmy commandé par le mineur Louis BOUSSIN-CHARLOT. L’importance du dispositif résistant du pays minier, AS comme le maquis de la Grande Verrière ou FTP comme le Valmy, le rôle joué par ces maquis dans les combats de l’été 1944, les circonstances de la libération de la ville, avec environ six cents Allemands prisonniers, font de Montceau-les-Mines une des 17 villes de France titulaire de la Médaille de la Résistance, médaille remise le 15 septembre 1946 par le général de LATTRE de TASSIGNY.

La cérémonie du 10 juillet 1949, à l’invitation du maire MAZUEZ (annexe n°93) et du Comité du Monument aux Déportés et Fusillés, revêt donc une grande importance, par son objet, inauguration du monument et remise de la Médaille militaire à la ville, comme par la qualité des autorités présidant aux cérémonies, BETOLAUD, Ministre des Anciens Combattants, PFISTER, général commandant la 7e Région militaire et LAMBERT préfet de Saône-et-Loire. Elle intervient dans un contexte national et mondial particulièrement lourd. A Montceau-les-Mines, les relations entre le député-maire socialiste MAZUEZ et le PCF se sont rapidement dégradées après 1945, avec notamment le refus du premier de recevoir officiellement le ministre THOREZ lors du congrès national des mineurs CGT en janvier 1946. Le brutal affrontement qu’ont constitué les grèves des mineurs de l’automne 1948 pèse encore fortement sur le climat de la ville. Avril 1949 a vu, via le procès KRAVTCHENKO et la tenue à Paris du “ Congrès mondial pour la Paix ”, se durcir la ligne de fracture politique entre la mouvance communiste et le reste de l’échiquier politique. Ces données nationales opèrent en dynamique positive avec un contexte mondial dominé par la fondation de l’Alliance atlantique et de l’OTAN, la fin du blocus de Berlin-Ouest, le conflit indochinois et les effets du maccarthysme. Une lourde hypothèque pèse donc sur les cérémonies du 10 juillet 1949. Qu’est-ce qui déterminera leur tenue : l’unité fragile constituée face à l’occupant ou les multiples fractures intervenues depuis la Libération ?

La presse du lendemain apporte une réponse sans équivoque. Alors que Le Patriote, d’obédience communiste, titre “ Montceau-les-Mines donne un leçon au gouvernement ” après avoir fait état du refus du ministre d’“ inaugurer le monument aux morts de la Résistance ”, les organes conservateurs ou proches des socialistes rapportent les “ incidents regrettables ” (Petit Mâconnais), “ les provocations communistes ” (L’Espoir). Le Courrier de Saône-et-Loire, quotidien hégémonique dans la région n’hésite pas à parler de sabotage des cérémonies.

Les quatre organes de presse se rejoignent en gros sur le déroulement général des faits, les divergences portant sur l’appréciation portée sur les protagonistes, leurs intentions et prises de position. La cause des “ incidents ” portait sur la présence dans le défilé de la Place de la Gare au Monument aux Morts, devant celui-ci, enfin devant le monument à inaugurer, de banderoles revendiquant la libération des patriotes emprisonnés, la paix au Vietnam et ainsi que de drapeaux rouges du PCF. Si elle fut tolérée au cours du défilé, la présence de ces “ banderoles séditieuses ” (Le Courrier) suscita l’ire du général PFISTER qui en exigea le retrait pour la cérémonie prévue au Monument aux morts, ce qui fut fait, “ les organisations ouvrières acceptant de les replier ” (Le Patriote). Le problème se reposa devant le Monument aux Fusillés et Déportés, les banderoles et drapeaux ayant fait leur réapparition. Les responsables communistes, dont le député BOUTAVANT, ayant refusé cette fois de céder aux instances du préfet, provoquèrent de ce fait le refus des autorités de procéder à l’inauguration officielle. Celle-ci se fit alors en deux temps, d’abord par ceux des participants restés à l’appel des militants communistes puis, en début d’après-midi, par les officiels. Chacun renvoya à l’autre la responsabilité des incidents indignes de la mémoire des disparus.

Les divergences portent sur l’incongruité éventuelle de la présence des banderoles et de drapeaux partisans et sur l’évaluation de l’importance du groupe des participants à l’inauguration dirigée par Rémy BOUTAVANT. Le Patriote les identifie sans barguigner comme “ la population de Montceau-les-Mines ”, alors que les autres organes insistent sur la minceur du nombre des gens restés à l’appel des cadres communistes. Manifestement, le PCF a voulu faire un coup politique à l’occasion de cette manifestation, en intégrant la question des patriotes emprisonnés, dont on a vu que la prise en compte fut bien tardive et d’ampleur limitée, et celle de la guerre d’Indochine, tout en affirmant symboliquement à travers la présence des drapeaux sa part spécifique, comme “ Parti des fusillés ”, dans le martyrologe résistant. La légitimation de cette affirmation dans l’article du Patriote, en faisant référence à l’appartenance communiste des “ 31 premiers montcelliens fusillés ou morts en déportation ”, manifeste la volonté du PCF, à ce moment-là, d’opérer une distinction entre “ ses ” morts et les autres. Une telle distinction pouvait difficilement être acceptable par les autres organisations, tout comme l’intégration de la question de l’Indochine ne pouvait être tolérée par les autorités militaires. Faisons crédit à des hommes comme Rémy BOUTAVANT d’avoir de propos délibéré choisi cette confrontation. En la circonstance, le contexte de guerre froide et d’isolement du PCF l’a emporté sur la volonté de saluer tous les héros et victimes du combat résistant. En privilégiant ses choix partisans, le PCF a contribué à l’isolement des “ ses ” héros et à l’effacement de la Résistance dans sa dimension de mouvement patriotique transcendant les divisions politiques.

A dimensions réduites, des problèmes de nature identique se posent dans plusieurs villages de l’Yonne, preuve que partout l’organisation de la mémoire résistante se fit en de grandes difficultés 1 .

A Champvallon, la demande d’inscrire sur le monument aux morts le nom de Charlotte DUPUIS, morte à Auschwitz, suscite une vive opposition au sein d’une partie de la population. Dans ce que Robert LOFFROY qualifie de “ petite Vendée ”, de “ village très réactionnaire et clérical ” où domine une petite paysannerie, la famille DUPUIS présente la double caractéristique d’appartenir à la paysannerie aisée et d’être communiste. Charlotte et son frère Charles âgés de 45 et 50 ans en 1944, tous deux célibataires, exploitent ensemble le domaine familial. La ferme a servi de base matérielle pour du ravitaillement et des armes pendant la guerre d’Espagne, sous le contrôle de l’appareil du PCF, puis de dépôt d’armes après la défaite de la République espagnole. Elle fait donc partie du dispositif logistique de la direction nationale du PCF, dont l’utilisation pendant la guerre d’Espagne et aux temps de l’OS puis des FTP soulève des problèmes et interrogations loin d’avoir été élucidés. Cette dimension de la ferme DUPUIS est corroborée par l’origine de l’arrestation des deux militants. C’est à la suite de la chute d’un groupe de FTP de la région parisienne et des informations livrées par l’un de ses membres que les Allemands et leurs sbires français remontèrent jusqu’à la filière icaunaise et arrêtèrent les DUPUIS, à la satisfaction affichée d’une partie de la population de Champvallon, selon Robert LOFFROY. Il n’est pas surprenant alors qu’en 1946 l’inscription de Charlotte DUPUIS dans la mémoire du village fasse problème. La mobilisation d’un comité ad hoc et la menace d’une action en justice permit l’élaboration d’un compromis avec le conseil municipal : le nom de Charlotte DUPUIS n’apparaîtrait pas dans la liste des victimes de la guerre, mais figurerait sur une petite plaque séparée, apposée cependant sur le Monument aux Morts. Robert LOFFROY observe avec malice que ce choix et l’usure du temps font qu’aujourd’hui, le nom honni par certains ressort seul sur un monument dont les autres noms s’effacent peu à peu.

Un problème de nature proche se pose à Stigny, où le maire tente, en vain, de s’opposer, toujours en 1946, à l’érection d’une stèle honorant deux FTP pris au cours d’un combat en janvier 1944. Ils avaient été fusillés, l’un sur place, l’autre à Auxerre. Pour l’élu, ce n’étaient que des “ bandits ”. A Guerchy même, commune de la famille LOFFROY, l’année 1946 voit la population se diviser face au projet d’apposition sur la maison familiale d’une plaque en l’honneur de Pierre HOUCHOT, arrêté en juin 1943, mort dans un commando de Buchenwald. Ce militant communiste, fondateur avant la guerre de l’Auberge de Jeunesse de Guerchy, ami d’enfance de LOFFROY, était au moment de son arrestation responsable interrégional des J.C. clandestines. L’opposition à cet acte de mémorisation, officiellement organisé, avec présence prévue du préfet le jour de l’inauguration est menée sur le thème :“ il n’y en a que pour la Résistance ”. Cette opposition utilise, selon Robert LOFFROY, “ le chagrin de deux morts des combats de 1940 ”. Le conseil municipal, issu de la Libération, confirmé aux élections de 1945, est favorable à la plaque, mais est “ très embêté ”. La cérémonie a finalement lieu en novembre 1946, sans un préfet soudainement empêché, mais en présence du général CUFFAUT, ancien de “ Normandie-Niémen ”, chef de cabinet de Charles TILLON, et de plusieurs conseillers municipaux, présents à titre personnel. Un problème identique se pose au sujet du projet d’un plaque sur “ les vestiges incendiés ” de la ferme DUMONT, toujours à Guerchy, victime de représailles de l’armée allemande en juin 1944. Les deux situations sont pour R. LOFFROY, “ la révélation de l’état d’esprit émergeant en 1946 ”. Le propos est en lui-même fort révélateur. Contrairement au cas montcellien, les données politiques du moment ne pèsent pas, ou très peu. C’est alors strictement la conception de la guerre, de la Résistance, de la mémoire à construire qui sont en jeu et il apparaît ici que les réalités politiques et sociales d’avant, pendant, après la guerre, se connectent pour faire de la Résistance et de sa mémorialisation un élément de division, de fracture de communautés villageoises. Le phénomène n’est pas spécifique aux campagnes et ne se formule pas forcément aussi clairement. A Auxerre, le monument dont l’inauguration intervint en pleine affaire PHILIPPOT fut contesté pour son esthétique, alors que son auteur, le sculpteur LAGRIFFOUL fut choisi en 1958 pour réaliser le sujet consacré à la déportation du Mémorial du Mont-Valérien. On peut alors se demander si les disputes esthétiques ne cachaient pas d’autres motivations, identiques à celles qui avaient été formulées plus brutalement dans les villages ruraux.

Là encore se manifeste la défaite politique d’une Résistance échouant dans sa volonté légitime de voir son combat être pris en compte et commémoré par l’ensemble de la Nation.

Les circonstances de l’érection des traces mémorielles, les incertitudes sur l’identification de ce qui est commémoré, la vulnérabilité des rites à la conjoncture politique sont les manifestations de cet échec.

Notes
1.

Robert LOFFROY, entretien 18 décembre 1996.