2-Les rituels commémoratifs

La même difficulté pour les résistants de transcrire le sens de leur combat se retrouve dans le phénomène commémoratif. L’organisation de cérémonies, aux lieux et dates d’événements mémorables constitue d’ailleurs une des principales activités des associations d’anciens résistants. Il s’agit là d’un phénomène sans précédent, dans son ampleur comme dans sa durée. Si cette dernière, d’un demi-siècle, s’explique par l’exceptionnelle augmentation de la durée de la vie, le nombre de cérémonies comme l’importance officielle de la plupart, avec forte représentation des autorités administratives et des élus, manifeste la volonté des survivants de continuer à honorer leur camarades et à pérenniser ce qu’ils considèrent être leur message. Les formes, le contenu de ces cérémonies, les énoncés des discours constituent des éléments de réponses aux questions soulevées par ce phénomène : que léguer ? à qui ? pourquoi ?

Une forme particulière est constituée par des cycles de cérémonies, concentrant sur un même jour des hommages en des lieux différents, liés à des événements différents. Un exemple significatif, par son ampleur et par les faits qu’il célèbre, concerne le département de Saône-et-Loire, avec les cérémonies du premier dimanche de juillet en Mâconnais et Tournugeois.

Chaque premier dimanche de juillet, une série de cérémonies constitue ce que Amis,entends-tu ?, “ journal des résistants de la Saône-et-Loire, du Beaujolais et de la vallée de la Saône, adhérents de l’ ANACR ”, n’hésite pas à qualifier de “ voie sacrée mâconnaise ” 1 . Jalonnée de sites et lieux de mémoire liés aux combats de juin-août 1944, elle s’achève en apothéose à Brancion devant un monument portant 96 noms de victimes. Sa régularité, l’importance de la représentation politique, militaire et administrative, la diversité des associations participantes, l’écho populaire en font un moment majeur de la manifestation de la mémoire résistante de la partie orientale du département, du Mâconnais au Chalonnais. Si les étapes secondaires ont varié dans le temps, quatre constituent les moments principaux de cette journée.

La première station est constituée par la cérémonie de Charbonnières, dans l’arrière-pays mâconnais, au monument dédié à Gérard GENEVES, chef du 1er bataillon du Régiment de Cluny, tombé le 24 août, au cours d’une embuscade tendue à des convois allemands utilisant des axes secondaires après la coupure de la RN6 au pont du Pilon au nord de Mâcon. Ici, ce sont les hommes de ce qui était à l’origine un groupe franc qui saluent leur chef. Présidée jusqu’en 1997 par Marcel VITTE, ancien du groupe et initiateur de la construction du monument, la cérémonie se déroule dans un cadre qui ne peut qu’évoquer Le dormeur du val de RIMBAUD. Elle reprend le thème du monument : celui de l’homme captif brisant ses chaînes (voir supra).

A Azé, c’est au monument édifié en souvenir des morts des combats du 21 juin 1944 et de la bataille du 2 juillet que se déroule la seconde grande étape. Le monument est constitué d’une puissante croix de Lorraine, et du “ V ” de la victoire, avec dédicace “ aux maquisards morts pour notre libération ”, et la liste des 19 victimes de ces deux jours de combats. La présence identifiée d’un Polonais, de deux Ukrainiens, d’un Russe, celle de trois maquisards de 17 ans viennent confirmer la double dimension internationaliste et juvénile de l’engagement résistant. Si le 21 juin les troupes allemandes assistées de miliciens de Mâcon se contentèrent d’une tentative contre un dépôt d’armes des maquis, le 2 juillet vit se dérouler une véritable bataille opposant un millier de soldats allemands et de miliciens transportés par une centaine de véhicules, dont des cars de la Régie des transports de Saône-et-Loire, aux différents maquis qui depuis les crêtes du Mâconnais multipliaient depuis le 6 juin les attaques contre la RN6 et la voie ferrée Paris-Lyon-Méditerranée, axes majeurs pour l’occupant. A l’exception du maquis de Royer de Jean MONDANGE-Jeannot qui dut subir l’assaut, y perdant dix hommes, les quelques 300 maquisards que comptait la zone parvinrent à pratiquer la défense élastique. L’ennemi frappa dans le vide et lorsqu’en fin d’après-midi il se replia, il dut subir un harcèlement coûteux en hommes, l’empêchant de pratiquer les représailles habituelles sur les populations. La garnison de Mâcon, échaudée, ne se manifesta pas pendant plus d’un mois, attendant le 11 août pour tenter de reprendre l’initiative. Des discours prononcés d’année en année à Azé deux thèmes dominants ressortent : l’appel à la jeunesse et à la solidarité entre les peuples. Marcel VITTE, en 1991, rappela que ‘“ nous aussi nous étions jeunes, sans avoir encore vécu, volontaires sans garanties(…) et même pas de la vie, (…)nous n’étions ni naïfs, ni casseurs, ni supplétifs des Américains et de la 1ère Armée ”’, manifestant ainsi sa volonté d’établir un lien entre générations, fondé sur la capacité à choisir en conscience le bon combat.

Lorsque le cortège rejoint le petit village de Cruzille, une nouvelle dimension intervient. Si le premier maquis, installé tout près de là, au Bois des Buis, dès fin 1942, ne comptait qu’une quinzaine d’hommes et dut se disperser au cours de l’hiver 1943-1944, le lieu resta, en particulier au café d’Antoinette CHEVENET, une boîte à lettres des maquis, un lieu de passage et de refuge, avant de devenir après le 2 juillet le PC départemental de l’AS et le siège du CDL clandestin. Il abrita le tribunal départemental FFI mis en place par GUILLAUME. C’est dire que les survivants se sentent “ chez eux ” à Cruzille, village qui selon l’expression familière de GUILLAUME “ était dans le maquis ”, directement protégé par la Compagnie de Cruzille forte d’une centaine d’hommes et par environ cinq cents maquisards constituant les maquis environnants. Dans ce qui fut une véritable zone libérée dès le soir du 2 juillet, les discours comptent peu, le seul rappel du souvenir commun suffisant à susciter une puissante émotion. C’est la célébration d’une véritable communauté de villages qui fournirent ‘“ leur hospitalité sans questions et leur complicité silencieuse ”’ ‘ 1 ’ aux combattants de l’ombre. Perpétuer “ une tradition qui se transmet ” 2 semble ici suffire à charger le moment de sens.

Epilogue de la journée, la cérémonie de Brancion revêt un caractère plus officiel. Le niveau de la représentation officielle s’élève, incluant même parfois des figures nationales comme Charles TILLON en 1970. L’hommage est plus global, la presse plus présente. De la lecture des interventions, rapportées depuis sa création en 1969 par Ami, entends-tu ?…, ressort une dominante commune à bien d’autres cérémonies : y est énoncé ce qui fut, le sens de ce qui fut, ce que cela permet de penser des événements du moment, avec l’idée implicite d’une transitivité directe entre le passé et le présent, mais jamais de quel possible ce qui fut était potentiellement porteur. La plupart des discours, souvent de haute tenue intellectuelle, consistent en effet à rappeler le sens de l’engagement des acteurs dans l’espoir de le transmettre, de ‘“ faire accepter (à la jeunesse) le flambeau que nous souhaitons lui transmettre ”’ ‘ 1 ’, dans ‘“ le souci de sauvegarder des valeurs humaines primordiales ”’ ‘ 2 ’ ‘.’ Ces propos s’accompagnent le plus souvent de considérations sur l’actualité qu’ils permettraient d’éclairer. Ont ainsi été traitées, au fil des années, la guerre du Vietnam, l’affaire TOUVIER, la dislocation de la Yougoslavie, la tragédie algérienne, non sans être jointes au rappel rituel au “ devoir de mémoire envers les générations futures, afin d’empêcher le retour de telles atrocités ” 3 . Ce choc entre des considérations sur le monde tel qu’il ne va pas bien et les vertus supposées protectrices des références mémorielles, l’absence générale de propos sur les années de l’après-guerre manifestent, cinquante ans après les faits une véritable incapacité à reconnaître non seulement la défaite politique des résistants mais aussi que leur combat libérateur, s’il ouvrait à un tout autre possible, n’en formulait pas les termes. Il y a là une dimension quelque peu pathétique d’une fidélité sans faille de ces hommes à leur passé, liée au repli sur des mythes rassurants. La mémoire collective et son exercice, s’ils sont riches de signification sur la guerre et le combat libérateur, deviennent soudainement muets dès lors qu’il s’agit de penser les termes d’une transformation radicale du pays libéré. S’y substitue souvent, aujourd’hui encore, la référence à un mythique programme du CNR, qu’il suffirait d’appliquer, un demi-siècle plus tard pour réaliser les idéaux initiaux.

Ainsi, les commémorations, les modes de traitement de la mémoire manifestent une double dimension de la mémoire résistante. S’y s’exprime de la part des résistants une fidélité absolue à leur combat et à la mémoire de leurs camarades tombés, s’établit en parallèle un traitement du sens de ce combat esquivant soigneusement les questions politiques, soit en privilégiant la dimension dramatique des situations envisagées, soit en leur substituant des mythes.

Notes
1.

Ami, entends-tu ?, n°90, 3e trimestre 1990.

1.

Claude ROCHAT, cérémonie de 1990.

2.

Idem, cérémonie de 1996.

1.

Claude ROCHAT, cérémonie de 1988.

2.

BLEZY, compagnon de la Libération, cérémonie de1977.

3.

Henri LEVEQUE, maire Tournus, cérémonie de 1996.