III-VERS LA FIN ?

‘“ Nous sommes de moins en moins, pour payer de plus en plus de gerbes ” :’ l’expression inquiète émise par Roger BERNIGAUD, ancien du groupe franc GENEVES, membre de la direction départementale de l’ANACR de Saône-et-Loire est significative. Au-delà de l’apparente banalité du propos, est exprimée ici la question qui taraude beaucoup d’anciens résistants, conscients que d’ici une dizaine d’années leurs rangs déjà clairsemés seront devenus minuscules.

Cette réalité fait apparaître à certains quelque peu dérisoire l’éparpillement organisationnel du monde résistant. Sans aller jusqu’à l’idée de fusionner sans hésiter l’ANACR et les CVR caressée par quelques-uns 1 , il est manifeste que les tensions entre organisations sont de plus en plus ténues et que les cérémonies commémoratives comme les obsèques sont l’occasion de gestes inimaginables par le passé. Il y avait un symbole fort à Montceau-les-Mines, le 6 septembre 1998, au cours de la remise du drapeau des villes titulaires de la Médaille de la Résistance, dans le geste prévenant d’André JARROT, ancien maire RPR de la ville, président d’honneur de l’Association des CVR, se précipitant pour tendre une chaise à Camille VAILLOT, président d’honneur de l’ANACR de Saône-et-Loire, porte drapeau à 82 ans, vacillant de fatigue après un long défilé et une longue station debout imposée par les discours officiels. Si subsistent certaines inimitiés personnelles, probablement irréductibles 2 , les fractures politiques apparaissent secondaires par rapport au souci de préserver un héritage commun à transmettre.

Là réside l’essentiel, derrière l’image des gerbes de Roger BERNIGAUD : la question du legs, de son contenu, de son mode de transmission, de sa capacité opératoire sur les problèmes du temps comme celui de la continuation de l’hommage. Le second aspect interroge les institutions sur leur devoir d’entretien des lieux de mémoire, d’organisation des cérémonies, soulève la question des drapeaux. Récemment, l’UFAC a émis le souhait que des membres de la génération des enfants se substituent à leurs aînés pour la fonction de porte- drapeau. Espérons en l’occasion que l’emportera le point de vue de ceux qui estiment que seuls les participants d’un combat ont le droit moral d’en porter la bannière. Quant au sens à transmettre, il nourrit les débats sur la place de l’école dans cette transmission, sur les programmes d’histoire, sur la pérennité du Concours de la résistance et de la Déportation. L’affaire est plus complexe que ne l’entendent ceux qui ne raisonnent qu’en terme de programmes et d’horaires. Elle renvoie à la triple interrogation sur la possibilité d’une histoire de la Résistance, sur ce qu’il faut en transmettre, sur le rapport à établir entre les jeunes générations et ce qui leur est transmis. Trente années d’enseignement m’ont convaincu de la nécessité d’une histoire dépouillée des mythes et légendes, privilégiant les approches mettant en dialectique des réalités locales concrètes et les grands enjeux géopolitiques ainsi que le contact direct avec des acteurs, à la condition de ne pas avoir recours à ceux qui se sont constitués en gardiens exclusifs de la mémoire de leur groupe, maquis ou mouvement, avec tendance fréquente de s’attribuer plus qu’ils n’ont fait. Gît probablement dans une telle démarche la meilleure des parades aux négationnistes alors que la perpétuation d’une histoire mythique nourrit inévitablement, le jour où le mythe s’écroule, scepticisme et attention aux discours remettant tout en cause. Quant au rapport à établir entre les jeunes et l’héritage résistant, il faut être attentif à ne pas faire du thème du devoir de mémoire un matraquage permettant d’éviter l’interrogation nécessaire sur la nature de cette mémoire et risquant de susciter des phénomènes de rejet. Bientôt nous aurons face à nous la génération des arrière petits-enfants, bientôt il y aura la même distance entre la Commune de Paris et 1940 qu’entre 1940 et notre temps ; inévitablement le rapport à l’événement se transforme et ceux qui feignent de l’ignorer se font les agents involontaires de son effacement. S’impose l’abandon d’une vision linéaire de l’histoire, dans une démarche de reproduction, cherchant à induire l’idée que le devoir de mémoire inclut la nécessité de puiser des leçons pour le présent dans cette expérience historique. Reste alors l’essentiel : ce pourquoi des femmes et des hommes, parfois du même âge que nos élèves, ont choisi dans un contexte spécifique, de s’engager, de mettre en jeu leur vie, que cela n’est en rien le produit de déterminismes, sociologique, familial, professionnel ou idéologique, mais relève d’une prescription, d’un choix libre d’un individu. Ainsi sont évités, dans l’ordre de ce qui est transmis, les pièges de la confusion de certaines situations, les disputes entre spécialistes, les scepticismes à la mode.

Une autre tentative pour pérenniser la mémoire de la Résistance est constituée par la mise en place par l’ANACR d’une organisation des “ Amis de la Résistance -ANACR ” ouverte, selon les statuts du Comité départemental de Saône-et-Loire de l’Association, à ‘“ tous ceux qui veulent perpétuer l’esprit de la Résistance, faire connaître l’histoire de la Résistance sur le sol national et hors de France, les faits d’armes ainsi que l’esprit de sacrifice et d’abnégation des Anciens Résistants ; honorer la mémoire des Combattants de la Résistance ; participer aux recherches historiques par les témoignages et les documents ; faire partager et transmettre aux générations futures l’idéal du Conseil National de la résistance, lutter pour la sécurité, pour l’épanouissement des libertés, pour la souveraineté du pays, pour la paix;  combattre les idéologies fascistes, xénophobes, racistes, révisionnistes ”.’ La résolution du congrès national de l’ANACR des 23, 24 et 25 octobre 1998 consacrée aux “ Amis ” fait sienne ‘“ la référence au programme du Conseil National de la Résistance, dont nombre de dispositions restent d’une grande modernité ”’ et affirme l’importance du ‘“ combat pour la mémoire, pour que le passé fertilise l’avenir, pour éviter aux jeunes générations les drames que connurent leurs aînés ”’. Ces énoncés sont en droite ligne de ce qui était analysé précédemment comme l’illusion de considérer que le passé est gage de pertinence pour le présent, dans un mode de reproduction de l’histoire. Le drame du Kosovo, en cours au moment où ces lignes sont écrites est la preuve, ne serait ce qu’au travers la diversité des points de vue des anciens résistants, qu’en rien la fidélité au legs de la Résistance peut permettre “ d’éviter ” de nouveaux drames, pas plus d’en fournir une lecture pertinente. La référence au programme du CNR, fortement marqué par la double influence gaulliste et communiste, relève de la même illusion. L’entreprise de l’ANACR et de ses “ Amis ”, si elle a le mérite de faciliter des liens personnels, ne règle en rien la question irrésolue de la possibilité et de l’identification de la transmission. Elle est néanmoins la manifestation estimable de la volonté de voir se pérenniser, au-delà de la disparition physique des acteurs, l’histoire de ce que fut leur histoire Une telle tentative se retrouve dans certaines associations de déportés qui tentent de structurer la génération des filles et fils afin que leur histoire ne tombe pas dans l’oubli.

Les différents niveaux de manifestation de la mémoire résistante, sous ses formes individuelle et collective, apparaissent donc bien comme l’expression de la diversité du fait résistant et de la volonté de tel ou tel, individu ou groupe, de la constituer en fonction de ses propres intérêts, de ses propres conceptions, au feu de la conjoncture politique. Il en résulte au moins deux faits majeurs :

Le décryptage des formes de mémoire pour identifier le fait résistant, par une démarche récessive est à la fois fort instructive et fort délicate. Elle est instructive parce qu’à chaque moment elle permet d’identifier de quelle dimension de la réalité du passé elle est l’expression et de quelles intentions sa construction est la manifestation. Cette démarche est délicate tant ces deux aspects sont connectés de façon extrêmement complexe et tant l’établissement de la part relative de chacun relève souvent de la quadrature du cercle. A l’expérience, il apparaît bien que les seules traces écrites se révèlent quasiment impuissantes et que seule une interlocution approfondie permet d’avancer.

Notes
1.

Il en est ainsi d’HEROUVILLE qui commanda le maquis de Vabre. Entretien avec Guy GAULTIER 14 mai 1999.

2.

Par exemple celles qui opposaient Claude ROCHAT et François FLAMAND ou Robert LOFFROY à Charles GUY, liées à des épisodes difficiles du combat résistant.