CE QUI FUT DEFAIT :

Si les différents terrains sur lesquels des résistants se retrouvèrent en situation d’échec politique ou victimes de répression sont faciles à identifier, ce pourquoi ils constituèrent des cibles, ce dont ils étaient porteurs, donc finalement la nature de ce qui fut vaincu est plus délicat à cerner. En effet nous sommes alors sur le terrain de la subjectivité, de la perception des choses, d’un possible indéterminé.

La récurrence des énoncés en terme d’espoirs en une autre France que celle qui fut restaurée dans les années de référence identifie la nature du phénomène. Il s’agit bien là d’un possible rêvé, imaginé, sans autre précision que celle de ce dont on ne veut surtout pas. Il apparaît en effet, en particulier au cours d’entretiens prolongés et répétés, que ces hommes et ces femmes, s’ils savaient assez précisément ce qu’ils ne voulaient pas revoir de la France vécue, de leur adolescence aux débuts de leur âge adulte, n’avaient de ce qu’ils avaient rêvé qu’une approche bien indécise, même si elle se parait d’une référence idéologique très identifiable, pour les communistes en particulier.

Nous retrouvons ici, au stade du constat, l’hypothèse soulevée en introduction concernant le débat avec Jean Pierre RIOUX au sujet de ce qu’il désignait comme des “ illusions ”. Désigner ainsi les espoirs portés par certains résistants revient à avaliser l’idée qu’il n’existait pas d’autre possible pour la France que ce qu’elle fut et que dans ce cas, lesdits espoirs ne sauraient être considérés comme des objets historiques. S’il serait téméraire de se prononcer sur le premier terme de la formulation, par contre le second mérite d’être pris en compte. Qu’une partie de ceux qui furent les résistants aient perçu un espoir, caressé un rêve, qu’ils aient tenté de le faire vivre là où ils étaient, qu’ils aient trouvé les réponses individuelles ou collectives pour en supporte l’échec, tout cela constitue des réalités tangibles, constitutives d’une situation politique, donc a bien la valeur d’un objet historique. Que certains l’aient retrouvé, vingt-quatre ans plus tard, quasiment à l’état natif, aux côtés de la génération de leurs filles et fils et au temps d’un printemps allègrement contestataire, en est une forme de confirmation. Que cela ne se soit pas transcrit, ou si peu, dans les réalités de la France libérée mesure l’ampleur de la défaite, mais aussi la victoire de ce dont personne ne conteste la réalité : les appareils étatiques et politiques, le mode parlementaire de la politique et le cadre institutionnel.

Cet immense espoir, transcrit en si peu, ne venait pas de rien. Constitué autour des héritages révolutionnaires, formulé en termes d’égalité, de justice, de fraternité, de bonheur, c’est au sein de deux situations particulières qu’il trouva les perceptions les plus intenses, le maquis et les camps.

Les maquis et dans une approche plus extensive l’ensemble des structures de résistance étaient propices à la naissance de tels espoirs. Sans tomber dans une image pieuse et idéalisée, on peut avancer qu’y régnaient plus qu’ailleurs le courage, le sens de l’engagement, du travail gratuit et désintéressé et de la solidarité. Que ceux dont le choix initial signalait déjà leur singularité y aient développé le rejet d’une France antagonique à ce qu’ils découvraient dans la fièvre du combat clandestin et aient constitué l’image d’une autre France à reconstruire n’a donc rien de surprenant.

Il en est de même de ceux que les circonstances avaient précipités dans l’enfer des camps. Face à la gigantesque et terrifiante entreprise visant à les priver de leur humanité avant de prendre leur vie, les fragiles, ténus mais si décisifs réseaux qui les liaient étaient forcément constitués sur des principes qui leur apparaissaient comme devant être à la base d’une organisation sociale issue de la victoire sur ce qu’ils subissaient. La farouche volonté de survivre ne pouvait que se transcrire en un immense espoir d’un autre monde. La déception, si fortement exprimée par tant d’entre eux, fut à la mesure de cet espoir. Le sentiment de l’indicibilité de ce qu’ils avaient vécu en était alors renforcé.