Introduction
Du langage et de l'apprentissage des langues

‘"Les unilingues de l'Europe de demain risquent de devenir des sinistrés de la parole."1 ’ En concluant son ouvrage par cette formule, Claude Hagège souligne l'importance de l'apprentissage des langues étrangères pour l'Europe à venir et pose un défi à tous ceux qui, de près ou de loin, s'occupent de l'enseignement et de la pratique des langues étrangères.

Si cette expression n'est, dans cet ouvrage, destinée qu'à la seule Europe, on ne peut néanmoins taxer son auteur de point de vue étriqué ou réducteur. Cette formule pourrait aussi bien s'adapter au monde entier, et le sinistre s'avérer universel.

La parole apparaît comme fondamentale de la communication entre les êtres. A une époque où s'installent des réseaux mondiaux que l'on considère comme essentiels à la communication et aux échanges, la parole ou le langage, cette faculté innée de l'homme et propre à lui, qui lui permet de communiquer à d'autres ses pensées, ses sentiments, son humeur du moment, même insuffisamment frottée à la réflexion, ses interrogations, ses découvertes, à travers les langues, quelles qu'elles soient, le français, l'allemand, le chinois, le tamoul, le ouolof, le swahili ou le bengali, mais aussi celle des signes pour ceux à qui l'utilisation de la parole articulée n'est physiquement pas possible, se révèle incapable d'exprimer son intérieur, voire d'interagir avec les autres êtres.

La parole est une spécificité inhérente au genre humain. L'homme est le seul être terrestre - osons l'adjectif universel - à s'être peu à peu doté d'un langage de plus en plus complexe qui ne se satisfait pas de l'unique expression de besoins ou d'actions immédiats. La fonctionnalité du langage humain est en effet loin de se contenter de répondre à ses besoins. Le symbolisme et l'imaginaire font en effet partie intégrante des besoins de l'homme, et, parce qu'ils sont contenus dans le langage, ils lui confèrent du même coup une fonction d'intentionnalité qui projette l'utilisateur de la parole dans le futur et le métaphysique, ce dont sont bien incapables les plus intelligents des animaux.

La parole n'est pas fixe ni figée. Chaque utilisateur d'une langue, en l'employant, la recrée sans cesse, la faisant évoluer au gré de l'interaction qu'elle a pu produire entre lui et ses co-locuteurs. L'expérience de la parole est certes donnée, mais la parole de l'un comme de l'autre n'est jamais une répétition du donné : elle est à chaque fois recréée, parce qu'elle doit invariablement être adaptée par les nouveaux utilisateurs à la nouvelle expérience dans laquelle ils ont accepté ou sont tenus de se plonger l'un et l'autre.

Comment dès lors ne pas se préoccuper de la dimension essentielle, mais aussi existentielle, dans le monde qui ne cesse de s'ouvrir davantage à tous, de l'apprentissage des langues étrangères ?

Il apparaît fortement que cet apprentissage est fondamental si l’on ne veut pas devenir un "sinistré de la parole". L'homme ne peut communiquer ses pensées sans cet instrument qu'est la langue. Sa langue maternelle lui permet de communiquer à l'intérieur de son environnement social de proximité. Les langues étrangères lui seront utiles pour communiquer à l'extérieur de ce cercle restreint de communication.

Nombre d'étrangers comprennent cette nécessité et sont prêts à rompre avec le confort que leur offre ce qu'ils connaissent déjà pour se lancer dans l'aventure de l'expérience de l'autre, du différent, du dissemblable, du distinct, du nouveau, de l'inconnu, de l'inédit, de l'étrange, de l'étonnant, du curieux, du bizarre, de l'original, de l'insolite, de l'extravagant, de l'excentrique, de l'extérieur, de l'exotique, de l'incompréhensible, de l'inexplicable, de l'inconcevable, de l'insupportable, si ce n'est, parfois, du rare.

L'étranger se trouve en effet confronté à toutes ces sortes d'expériences lorsqu'il entreprend un voyage de formation dans un pays qui n'est pas celui où il a pris l'habitude de vivre. Un voyage de formation dans un pays étranger est toujours une rupture - pas seulement physique, mais également psychologique - avec ce dont il avait déjà acquis l'expérience.

Il s'agit d'une rupture physique, dans la mesure où l'éloignement de tout ce qui constituait jusqu'alors l'environnement expérientiel du sujet ne lui est plus tangible, lui devient peu à peu à son tour étranger. L'absence soudaine des relations sensitives, olfactives, directement visuelles ou auditives, sur lesquelles le sujet avait l'usage de fonder solidement ses reconnaissances, le transforme en infirme physique, en hémiplégique des sens. Seule la mémoire saura lui donner, grâce à l'imaginaire qui lui est intimement lié, des morceaux d'expériences de son vécu antérieur. Cette rupture physique avec l'antérieur de l'expérience présente impose au sujet des difficultés d'adaptation qui sont loin d'être négligeables pour la réussite non seulement de son séjour, mais aussi de son apprentissage quotidien.

Une véritable rupture psychologique s'opère simultanément à l'intérieur de tout sujet déraciné. La question de son moi lui est sans cesse reposée. L'adaptation à un milieu différent exige de sa part une déconstruction progressive de son moi, une sorte d'auto-analyse se produit qui lui demande de multiples efforts, qui exige des réflexions plus profondes sur les fondements de sa personnalité. Cette déconstruction de sa personnalité antérieure lui paraît parfois pénible, parce qu'elle débouche inévitablement sur une relativisation des expériences antérieures qui, à son tour, empêche le sujet de rester intact aux yeux de l'entourage qu'il a quitté pour expérimenter cette nouveauté. On ne ressort pas indemne d'un séjour de formation à l'étranger.

A partir de cette rupture, il va falloir au sujet déraciné reconstruire tout un ensemble sécuritaire lui permettant de plonger et de nourrir ses racines à un terreau différent, afin d'obtenir, par métissage, l'hybridation qui fasse croître au mieux les particularités de son individualité, et qui lui permette en même temps d'avancer dans l'édification de son être.

A cette rupture inhérente au sujet lui-même se joint une rupture dans les habitudes d'enseignement et d'apprentissage due aux institutions dans lesquelles le sujet va être confronté à de nouvelles pratiques pour lui jusqu'alors inconnues. Cette rupture, d'ordre culturel, le sujet devra la rendre sienne, l'accepter bon gré, mal gré, avant de la surmonter pour se reconstruire une nouvelle pratique d'apprentissage à partir de ce qui lui est imposé de l'extérieur.

C'est pourquoi, tout d'abord, il nous paraît nécessaire de questionner une nouvelle fois les pratiques de l'enseignement et de l'apprentissage des langues en France.

Notre première question sera donc celle de savoir en quoi consiste l'apprentissage d'une langue. Celui de la langue maternelle d'abord, mais aussi celui des langues étrangères. Nous poserons la question de savoir si les processus liés à chacun de ces deux objets suivent ou non la même logique, si les processus d'appropriation de ces pratiques du langage mis en oeuvre sont analogues et s'il est par conséquent possible d'assimiler le processus premier d'acquisition de la langue maternelle à celui, second, de la langue étrangère. De la réponse à cette question dépend en effet l'option méthodologique qui refoule la langue maternelle : peut-on envisager l'élaboration d'une méthode fondée sur la réactivation du processus d'acquisition du langage par l'apprentissage de la langue maternelle ?

Notre deuxième question concerne l'enseignement des langues étrangères tel qu'il est pratiqué dans la plupart des situations institutionnalisées d'enseignement. Sur quelles bases théoriques repose-t-il ? On reproche en effet aux méthodologies anciennes et actuelles leurs insuffisances, en ce qu'elles ne répondent pas aux objectifs posés par l'apprentissage d'une langue étrangère. S'agit-il de répondre aux besoins de communication de l'apprenant face à une personne parlant une langue différente de la sienne ? S'agit-il, à l'intérieur des institutions scolaro-universitaires, de répondre aux questions que pose l'ouverture à l'altérité ? Nous aurons recours ici à une étude comparative des différentes méthodologies pratiquées aujourd'hui.

Quelles sont alors les problèmes didactiques que posent l'enseignement et l'apprentissage des langues étrangères en France ? Cette troisième question conclura nos réflexions sur les pratiques d'aujourd'hui. La didactique des langues étrangères apparaît-elle totalement satisfaisante dans ses pratiques d'aujourd'hui ? Quelles en sont les grandes avancées ? Quelles en sont les grandes insuffisances ? Ces méthodologies tiennent-elles véritablement compte de la personnalité psychologique du sujet de l'apprentissage ? Ces méthodologies, dans leurs applications pratiques, ne présentent-elles pas un caractère trop cloisonné, au détriment de l'utilisation des avancées d'autres approches dont l'interaction pourrait apporter des éléments nouveaux à la didactique des langues étrangères ? N'y a-t-il pas, dans la plupart de ces méthodologies, une carence pour ce qui est du fondement anthropologique ? Comment ces différentes méthodologies sont-elles transdisciplinaires dans leurs pratiques ?

Toutes ces questions sont fondamentales pour repenser l'enseignement et l'apprentissage des langues étrangères et proposer une autre voie à l'intérieur de cette branche de la didactique générale. C'est ce que nous tenterons de faire dans la seconde partie de notre développement, en décrivant une approche capable à la fois de rendre sa véritable place au sujet de son apprentissage, tout en tenant compte des avancées décisives effectuées ces dernières décennies dans la définition de l'objet même de son apprentissage, sans omettre toutefois la dimension anthropologique de cette approche. Une pratique anthropologique de l'apprentissage des langues étrangères ne devrait-elle pas constituer la finalité d'une telle approche ?

Il sera nécessaire, dans un premier temps, d'en dessiner les contours, afin de montrer que, malgré l'oubli dans lequel elle est tombée ces dernières années, cette approche n'en demeure pas moins incontournable dans une didactique des langues étrangères qui repose sur une linguistique qui ne peut plus, dans ce contexte, se contenter d'être un champ théorique de recherche, mais qui doit tenir compte des avancées de la psychologie cognitive et notamment de l'analyse des erreurs pour contribuer à l'élaboration d'une véritable grammaire pédagogique.

Toutefois, cette approche ne peut pas être fondée que sur des techniques et sur son aspect pragmatique. Pour qu'elle soit véritablement légitime, il lui faut dépasser son objet premier qui est d'ordre praxéologique. Sa véritable finalité ne devra-t-elle pas relever d'un tout autre ordre ? Ne devrait-il pas s'agir alors dans la pratique d'une ouverture à ce que Winfried Böhm appelle le commun de la pédagogie générale ("das Gemeine der allgemeinen Pädagogik"), à la personne ?2 C'est à cette question qu'il nous faudra donc confronter cette nouvelle approche pour en circonscrire une définition anthropologique ou ontologique qui tende vers une analyse phénoménologique de cette approche. Si l'acte de percevoir est à la base de cette approche, encore faut-il que cette approche y soit réellement présente, que cette approche participe à l'acquisition de la performance langagière, qu'elle participe à l'élaboration du système humain de communication pour atteindre cette connaissance, fondement et finalité de toute activité humaine dépassant la simple survie.

Ces réflexions ne sauraient être complètes si elles ne débouchaient sur des propositions pédagogiques permettant de définir des pratiques qu'on serait en droit d'attendre de cette approche. Nous reviendrons d'abord sur des propositions pédagogiques qui existent déjà dans le domaine de la phonodidactique. Mais il sera nécessaire de dépasser ce seul domaine pour traiter de l'utilisation de cette approche dans des domaines aussi divers que la morphologie, le lexique, la syntaxe et, surtout, la culture.

Pour introduire plus précisément notre propos, il nous paraît nécessaire de revenir en quelques mots sur les concepts de langue et de langage. L'homme est un être de paroles. Est-ce ce qui fait sa spécificité, sa particularité dans l'ensemble des êtres terrestres ? N'est-ce pas plutôt le fait qu'il est le seul à pouvoir s'approprier la forme extérieure, la représentation extérieure du langage de l'autre, afin d'entrer avec lui dans une relation de sens ? Cette question, qui constitue l'un des fondements de la nature humaine, mérite une réflexion sur le langage, les langues, leur acquisition ou leur apprentissage.

Notes
1.

HAGEGE, Claude (1996), L'Enfant aux deux langues, éditions Odile Jacob, page 278.

2.

BÖHM, Winfried (1996), “ Les Origines culturelles de la Bildung allemande ”, in : Pour l’Education.