4. Le langage est inné, la langue s'acquiert ou s'apprend

Le langage fait partie de la nature de l'homme, il est inné par la ‘"faculté qu'a l'homme de constituer une langue, c'est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes."12 ’ Toutefois, ‘"la langue est à la fois un produit social de la faculté de langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l'exercice de cette faculté chez les individus."13 ’ Saussure considère la langue comme appartenant à l'ensemble des faits de langage :

‘"1. La langue est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend."14

Mais langue et langage n'en sont pas moins des objets d'étude distincts :

‘"2. La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisation linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés."15

La différence entre la langue et le langage tient dans leur nature même, la première étant en effet directement analysable et observable, parce qu'elle est homogène, le second, à cause de son hétérogénéité inhérente à son universalité :

‘"3. Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques."16

La langue peut donc être un objet de nature concrète, alors que la langage reste une image abstraite des faits de langue :

‘"4. La langue n'en est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles ; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une reproduction fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images."17

Mais toute langue n'est pas susceptible de faire l'objet d'un apprentissage. Imaginons qu'il existe un langage extra-terrestre. Il est peu vraisemblable que nous puissions en comprendre le sens. Sa structure peut éventuellement nous devenir familière après bien des études et des recherches. Il n'en reste pas moins que le niveau de développement génétique de ces locuteurs n'étant très vraisemblablement pas identique au nôtre, comme l'est en revanche celui des êtres qui constituent le genre humain, notre mode de pensée ne pourrait se glisser dans leur mode de pensée. L'incompréhension serait totale, la communication impossible.

Nous sommes sur la planète terre les seuls êtres à disposer de cette faculté de langage. Pourquoi ? Pour quoi faire ? Ne faut-il pas en revenir à ce que propose Noam Chomsky qui affirme que ‘"la langue n'est pas un phénomène linguistique, ce ne sont que des notions socio-politiques."’

Existe-t-il alors des langues supérieures, plus évoluées, plus belles, plus expressives, plus artistiques, plus complètes, plus parfaites ? Chomsky poursuit en affirmant qu'‘"aucune langue n'est supérieure, aucune n'est compliquée, aucune n'est étrange, aucune n'est primitive."’ Lorsque Descartes dit que le français est la langue des sciences à cause de l'ordre des mots qui en composent les phrases, alors que l'allemand est la langue de la littérature, il dit un peu n'importe quoi : chaque langue se constitue en collectant des mots représentant des notions dont les besoins se sont fait jour peu à peu.

C'est la communication qui rend justement ces notions universelles, à tel point que le mot "ordinateur" correspond dans à peu près toutes les langues contemporaines au mot "computer". Seuls le français et quelques autres rares langues ont décidé d'imposer leur propre vocable dont l'originalité est à peu près du même ordre que la conformation des claviers de ces machines... Le choix de l'originalité est-il ici tout à fait innocent ? Ne faut-il pas plutôt y voir cette farouche volonté de créer une rupture avec une banalisation, voire une uniformisation qui nierait la nécessité de la différence pour offrir un contenu sans relief, peu propice à l'échange et à la communication ? S'agirait-il encore d'une volonté socio-politique qui tiendrait à appuyer une indépendance face à une hégémonie linguistique rampante ? Ou s'agit-il tout simplement de la recherche prométhéenne de l'unité grâce à l'universalité des faits de langue ?

Notes
12.

SAUSSURE, Ferdinand de (1972), Cours de linguistique générale, Bibliothèque Scientifique Payot, page 25.

13.

id., page 28.

14.

id., page 31.

15.

id., page 31.

16.

id., page 31.

17.

id., page 32.