5. La parole est universelle.

Si les langues sont particulières aux hommes qui partagent la même culture, le langage, lui, est universel. Davar est, selon A. Neher18, ‘"un de ces mots-synthèses, ou plutôt de ces mots monistes, si fréquents en hébreu, qui respectent l'unité profonde et originelle de la création, qui protestent, par leur existence même et par la densité de leurs significations simultanées, contre les dualismes et les pluralismes des cultures non-bibliques ou encore de celles qui ne sont pas restées fidèles à leurs sources bibliques primitives. On touche ici du doigt, sur un exemple linguistique très simple, la ligne de rupture entre le judaïsme et le christianisme, entre l'Un qui admet la paradoxe d'une chair et d'un esprit, d'une matière et d'une Parole, qui ne fassent qu'un, et le Multiple qui ne les tolère que séparés et contraires. Le judaïsme ignore et refuse la fissure gréco-latine, reprise par le christianisme, et ce refus et cette reprise sont symbolisés dans l'aventure d'un mot."’

Davar représente en effet une unité que les latins, reprenant à leur compte la dichotomie grecque de logos et de ta onta ne sauront autrement symboliser que par l'opposition entre res et verbum. Davar est alors traduit, transposé par des termes aussi éloignés les uns des autres que le sont par exemple chose, fait, objet, parole, événement, révélation, commandement.

La parole hébraïque est à rapprocher de la nomination de la Bible. Si donner un nom, c'est faire exister, le nom que Dieu se donne pour les hommes est à lui seul justification de son existence. Dans Exode 3, 14-15, ‘"Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui est.” Et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : 'Je suis' m'a envoyé vers vous.” Dieu dit encore à Moïse : “Tu parleras ainsi aux Israélites : 'Yahvé, le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob m'a envoyé vers vous. C'est mon nom pour toujours, c'est ainsi que l'on m'invoquera de génération en génération.'”"’ C'est le nom qui fait exister, et c'est la parole qui donne à Dieu son nom.

La parole est présente dans les tout premiers versets de la Bible. La Genèse 1, 3-31 donne ainsi la parole à Dieu qui crée tout et chaque chose, qui fait tout exister en nommant : ‘"Dieu dit : (...) et il en fut ainsi."’

‘"Il est bien des merveilles en ce monde : il n'en est pas de plus grande que l'homme. (...) Parole, pensée rapide comme le vent, aspirations d'où naissent les cités, tout cela, il se l'est enseigné à lui-même"’, dit Sophocle dans un célèbre choeur de son Antigone 19. Platon, quelques années plus tard, fait raconter à Protagoras comment Epiméthée, après avoir largement distribué à toutes les races mortelles ce qui était nécessaire à leur survie, ayant en cela oublié l'homme, se tourne vers son frère qui doit ‘"voler à Héphaistos et Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l'homme. (...) Quand l'homme fut en possession de son lot divin, (...) il eut bientôt fait, grâce à la science qu'il avait, d'articuler sa voix et de former les noms des choses."20

La parole, le langage sont-ils les caractéristiques discriminant les hommes du reste de la création ? Claude Lévi-Strauss, mu par la lecture de l'Emile et du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, recherche, dans Tristes Tropiques, l'humanité des origines, mais surtout ‘"ce qui, dans l'homme, est constant et fondamental."’ Le structuralisme linguistique de Jakobson, par lequel il tente de trouver ces caractéristiques fondamentales de l'humanité, affirme qu'une langue est une variation à partir d'une structure. C'est aussi la conclusion que tire Lévi-Strauss de toutes ses recherches : derrière la variété des cultures, il existe une unité psychique de l'humanité. On retrouve par exemple les mêmes racines mythiques dans des civilisations qui n'ont pu avoir aucun contact physique entre elles. D'où pourrait venir cette ressemblance si l'unité du genre humain n'était pas aussi réelle que parfois intangible ?

Il n'empêche que cette unité est parfois fortement contestée : les “Barbares”21, les “Nemec”22, les “Nunob”23, les “Noualca”24, en ce qu'ils ne disposent pas d'un langage compréhensible par les Grecs, par les Slaves, par les Mayas ou par les Aztèques peuvent-ils être considérés comme des hommes à part entière ?25 Le fait que l'autre ne peut pas s'exprimer dans ma langue ne montre-t-il pas qu'il est inachevé, qu'il n'est pas tout à fait un être humain ? Une langue commune n'est-elle pas le signe de l'unité d'un peuple, de l'identité d'une civilisation ? Un langage commun n'est-il pas le signe d'une unité d'être, d'une identité du genre humain ?

C'est justement cette universalité de la parole qui permet à l'homme d'approcher, parfois même, de s'approprier la langue et la culture de l'autre. N'est-ce pas en effet ‘"par l'apprentissage des langues, [que] le sentiment de la barbarie diminue, et [que] la conscience de l'humanité de l'autre s'accroît."26

Théorie et pratique ne cessent d’interagir et permettent par là-même d’approcher davantage l'objet même de la science : la connaissance. Il en est de même pour l'apprentissage des langues. La théorie agit parfois sur les pratiques et les pratiques ne sont pas sans influencer la théorie. Parfois, ces interactions se révèlent extrêmement positives. Parfois, en revanche, elles ne permettent aucune avancée décisive. La béance qui sépare souvent la théorie et la pratique nous permet-elle d'entrevoir la possibilité d'une voie, un instant occultée, qui réponde à la préoccupation constante de l'enseignement et de l'apprentissage des langues étrangères, l'approche de l'autre dans ses différences qui seule permet de ne pas devenir un "sinistré de la parole" ?

Notes
18.

NEHER, A. (1970), L'Exil de la Parole, Seuil.

19.

SOPHOCLE (441 avant J.-C.), Antigone, éd. Garnier Flammarion (1964).

20.

PLATON (420 avant J.-C.), Protagoras, éd. Garnier-Flammarion 1967, page 53.

21.

"barbare" vient du grec barbaros, qui désignait les non-Grecs, et est formé sur une onomatopée évoquant le bredouillement, l'expression incompréhensible.

22.

"nemec" désigne chez les Slaves d'Europe le muet, et, par extension, l'Allemand qui ne pouvait utiliser la langue des autochtones.

23.

"nunob" est une expression des Mayas qui désignaient ainsi les muets, et, par extension, les Toltèques, avec lesquels la communication langagière n'était pas possible.

24.

"noualca", muet, désigne les gens au sud de Vera Cruz qui ne partagent pas l'idiome des Aztèques.

25.

Cf. TODOROV, Tzwetan (1982), La Conquête de l'Amérique, Le Seuil, page 99.

26.

MARCUZZI, Max (1995), op. cit., page 309.