5.1. Une faculté naturelle non renouvelable

La faculté de s'exprimer dans notre langue maternelle nous semble a priori bien naturelle. Cette langue maternelle, on ne l'acquiert pourtant universellement qu'une fois pour toutes dans sa vie, et le processus alors utilisé est pour ainsi dire épuisé, car plus jamais on ne pourra apprendre de langue de la même façon.

Cette acquisition utilise donc pour ainsi dire une énergie non renouvelable et qui s'épuise inexorablement, si l'on n'y prend garde, dans les toutes premières années de la vie d'un nouveau-né.

Les cas d'enfants retirés de leur milieu naturel fournissent de nombreux exemples des difficultés qu'on peut avoir à surmonter dans le cas où cette énergie première n'est pas immédiatement utilisée dans les premières années de vie. Il semble ici - on n'a que peu d'exemples concrets et il est éthiquement impensable de reproduire de telles expériences -, que le langage articulé n'est inné que s'il est activé par l'environnement du locuteur.

L'ouvrage de J. A. L. Singh et Robert M. Zingg35 fait référence à la découverte de nombreux enfants privés du milieu de vie normal. On pourrait pourtant en élaborer une double typologie qui appuierait cette thèse de l'importance de l'environnement dans l'acquisition de la langue maternelle.

Le premier type est constitué des enfants-loups qui ont survécu selon les lois régissant le nouveau milieu d'adoption. Les fonctions vitales de ces enfants-loups se sont développées en fonction de cet environnement. La vue, l'ouïe et l'odorat de ces enfants jouissent d'une extraordinaire acuité. Les fonctions instinctives sont également très développées. Seule la faculté inhérente à l'homme de sociabilité par la communication langagière est atrophiée au point qu'une rééducation de ce type n'apporte, après bien des années, qu'un état embryonnaire de langage humain : la maîtrise d'une quarantaine de vocables semble constituer la limite qu'il est impossible de franchir. C'est le cas, pour ne citer qu'un exemple bien connu, de Victor de l'Aveyron.

Ce qui nous intéresse dans l'histoire de cet enfant sauvage, c'est la façon dont il va devoir, pour commencer une aventure d'intégration dans une société, s'approprier les lois de cette société. Lois sociales, c'est-à-dire comportementales, mais aussi et surtout communicationnelles.

On ne peut supporter l'idée de vivre dans une société où il n'y aurait pas de communication langagière, de même que l'idée qu'un être humain puisse se passer de cette communication nous est insupportable. C'est pourquoi notre réflexe consiste ici à exiger de tout être humain de s'adapter à cet environnement qu'on va lui imposer. Le nouvel arrivant dans la société va donc devoir s'adapter et acquérir, sinon apprendre, ce qui fait le fondement de notre intercommunication, le langage.

Mais cet apprentissage ne va pas de soi lorsqu'on ne peut plus utiliser des moyens mis à notre disposition par notre nature humaine pour le mener à bien. Le docteur Itard, qui obtient d'héberger chez lui ce jeune garçon, s'aperçoit bien vite qu'il n'est pas sourd36. Virey mentionne que ‘"son manque d'attention et de compréhension de notre langage justifie une complète indifférence."37 ’ Tout individu n'est-il pas que le produit d'une éducation, et l'homme est-il autre qu'une liberté potentielle qui se réalise par la médiation du social et du culturel, médiation sans laquelle aucune expression personnelle n'est possible ? Or, cette expression personnelle, si elle passe également par le comportement en société, passe surtout par le langage. Comment Victor va-t-il apprendre à parler ? Quels mécanismes va-t-il lui falloir mettre en oeuvre pour pouvoir s'approprier ce langage, si naturel pour chacun de nous, afin qu'il lui donne la faculté de comprendre et d'exprimer ce qui l'entoure ? Tous les organes phonatoires sont en place, mais il est incapable de les maîtriser suffisamment pour les rendre utiles à une communication : ‘"Quoique la langue de ce jeune sauvage soit bien conformée, il n'a d'autre langage que des sons inarticulés. Ses accents, qu'il fait entendre rarement, excepté dans quelque affection, sont assez bruyants surtout ceux de colère et de déplaisir. Dans la joie, il rit aux éclats ; lorsqu'il éprouve du contentement, il fait entendre un murmure, une espèce de grognement."38 ’ Il va apprendre à utiliser ses possibilités articulatoires, et il pourra ainsi exprimer ce qu'il ressent à l'aide de quelques signes conventionnels : ‘"Il a des signes seulement naturels, et en très petit nombre, tels sont ceux des passions ; mais il en a appris d'autres conventionnels depuis qu'il est pris. Ses accents naturels font présumer qu'il n'est pas muet bien que les personnes muettes aient aussi quelques cris."39 ’ Il n'est pas muet : s'il peut arriver à parfois maîtriser ses organes phonatoires, il n'en demeure pas moins incapable de développer cet instrument qu'est la langage.

Le diagnostic quelque peu mécanique du praticien ne fait que conforter chez lui cette opinion que le petit homme doit apprendre à voir, à écouter, à marcher, à nager, à parler, doit "apprendre à vivre", avec ce que cette formule, devenue un truisme, implique de renoncements, de frustrations, de traumatismes.

Cette expérience de Victor va certes se solder par un échec. Virey en fait état dès 1803 (cinq ans après sa capture) et le précise en 1817 : ‘"Actuellement, il comprend plusieurs choses mais sans prononcer les mots. Pour le moment, cet individu est encore effrayé, mi-sauvage, et n'a pas réussi à apprendre à parler, en dépit des efforts qui ont été faits."40 ’ Lorsqu'il meurt, en 1828, vers l'âge de quarante ans, il n'aura pas fait de progrès réellement significatifs.

On retiendra de ce cas l'immense difficulté qui envahit l'être humain n'ayant pu suivre la voie naturelle de tout apprentissage d'une langue maternelle. Cette difficulté est loin de n'être que communicative : la communication ne passe pas obligatoirement par l'unique langage articulé. Elle est, peut-être dans une moindre mesure, ce que vivent et continueront de vivre encore longtemps nos congénères qui, pour diverses raisons, ne disposent pas de la parole. Elle est un handicap identitaire dans la mesure où la construction d'une identité ne peut se faire que par rapport à l'autre, dans la compréhension de ses différences.

Le second type représente les enfants séquestrés. On pourrait ici distinguer deux cas : celui des "infans" séquestrés dans un état de non-locution et celui des enfants ayant déjà eu un contact avec le langage et ses fonctions et qui, pour des raisons qui sont sans intérêt pour notre propos, ont été éloignés de toute communication langagière pendant leur état de séquestration.

Nous appelons "infans" séquestré, un enfant resté dans un environnement socialisé sans qu'il ait pu avoir quelque contact que ce soit autre que nourricier avec l'extérieur. Pour ceux-là, il semble - les cas sont plus rares - que la faculté langagière ait été mise en sommeil. La rareté des cas, et l'ignorance dans laquelle se trouvent les observateurs pour considérer s'il s'agissait d'enfants "idiots" ou d'enfants pouvant jouir de toutes leurs facultés mentales, ne rendent pas facile un jugement sur leur capacité langagière. Deux cas récents, l'un, celui d'Anna, décrit par Kingsley Davis41, l'autre, celui d'Isabelle, étudié et rapporté par Francis N. Maxfield de l'Université de Columbus (Ohio) semblent corroborer cette hypothèse que le langage dépend de la socialisation du sujet locuteur, et que l'absence de tout modèle langagier durant la tendre enfance rend son acquisition ultérieure très laborieuse, parfois même impossible, à cause de déficiences mentales qui peuvent être liées à cette séquestration solitaire, même si Francis N. Maxfield souligne que le seul isolement ne peut suffire à cette impossibilité d'acquérir la langue maternelle.

Nous nous permettons de citer ci-dessous une note du 27 septembre 1940 publiée dans l'ouvrage de Robert M. Zingg42.

Tableau : Comparaison entre les cas d'Isabelle et d'Anna
Isabelle Anna
Date de naissance Avril 1932 Mars 1932
Forme d'isolement Avec mère dans une pièce obscure ; mère sourde-muette Seule dans une pièce isolée
Durée de l'isolement Avril 1932 à novembre 1938 Mars 1932 à février 1938
Etat au moment de la libération Sous-alimentée ; rachiti-que. Jambes torses. Dé-marche trébuchante. Mu-ette. Aucune compréhen-sion du langage parlé Sous-alimentée ; poids : 16 kg. N'avait que la peau et les os ; à peine capable de marcher ; muette.
Placement en 1938-1940 Hôpital pédiatrique de Columbus (Ohio) 1) Asile du comté
2) Foyer adoptif
3) Pensionnat pour enfants attardés
Opérations Redressement des tibias dès 1939, des fémurs en été 1940 Aucune
Etat en septembre 1940 Parle, comprend aisé-ment presque tout. Faible compréhension du langage
Diagnostic Bonne condition physique. Facultés mentales normales Condition physique nor-male. Déficience mentale
‘"Comparaison entre les cas d'Isabelle et d'Anna
Je ne vois aucune raison d'attribuer la déficience mentale d'Anna à son isolement. Je pense qu'il s'agit d'un cas de déficience congénitale.
Je ne vois non plus aucune raison de supposer que le développement mental d'Isabelle ait souffert du moindre arrêt définitif suite à son isolement."’

La mise en comparaison des cas d'Isabelle et d'Anna montre qu'il est difficile, voire impossible de déterminer avec certitude si la seule séquestration, c'est-à-dire l'absence totale de socialisation, peut être à l'origine d'une difficulté de développement de la faculté langagière.

Il apparaît en effet que la différence entre les traitements d'Isabelle et d'Anna réside dans le fait que la première était accompagnée dans sa séquestration de sa mère, même si cette dernière ne pouvait parler, alors qu'Anna a subi sa détention en solitaire, donc sans la moindre possibilité de quelque communication que ce soit. Cette différence peut à elle seule être déterminante pour expliquer, huit ans après le début de la rééducation, la différence de l'état constaté des facultés langagières et, partant, du diagnostic mental des deux patientes.

Le second cas de ce second type est celui des enfants séquestrés après avoir vécu quelque temps une prime enfance normale, c'est-à-dire dans un environnement d'expression langagière. On en connaît quatre exemples répertoriés chez Zingg43 : la fille de Sougi en Champagne, Tarzancito (Petit Tarzan) de El Salvador, Tomko de Zips (Hongrie) et Kaspar Hauser de Nuremberg.

Le dernier exemple est celui bien connu au début du XIXe siècle d'un garçon d'environ seize ans retrouvé en 1828 - l'année de la mort de Victor - dans les rues de Nuremberg et qui ne sait plus ni marcher, ni parler. On saura plus tard, après de laborieuses questions sur son passé, que cet enfant a certainement dû jouir, pendant les premières années de sa vie, de conditions normales d'éducation, mais que, pour des raisons qu'il serait trop long ici de développer et que l'on doit aux suppositions d'Anselm von Feuerbach44, il a soudain été coupé de tout contact avec la société, emprisonné qu'il était dans une cellule où il a grandi sans pouvoir utiliser ses jambes pour se déplacer et sans pouvoir communiquer par la parole avec d'autres êtres humains. L'aphasie et l'amnésie l'ont fait lentement se replier sur lui-même pendant sa rétention que l'on suppose avoir duré environ douze années.

Indépendamment de l'histoire véritable de Kaspar Hauser dans ses implications politiques, qui semblent - d'après son protecteur - être à l'origine de la séquestration de ce garçon dès l'âge de quatre ans, la question qui se pose alors est la suivante : comment cet enfant va-t-il se réapproprier un langage ?

Le professeur Daumer, d'inspiration rousseauiste, lui réapprend à marcher et le "réinitialise", comme on le ferait d'un logiciel informatique qui ne voudrait plus fonctionner. En fait, il le réinitie à la fonction du langage en le faisant activement participer à tout ce qui l'entoure. Ses capacités langagières n'avaient donc qu'été mises en sommeil. Il suffit d'un médiateur, d'un catalyseur pour remettre toutes ces fonctions en état d'activité. Les efforts développés par les partenaires éducatifs sont pourtant énormes en regard de ceux dispensés par cet "infans" dont la première tâche est d'apprendre à parler. Cette première tâche, les enfants y font face pendant les deux premières années de leur vie. ‘"Ils apprennent davantage durant cette période que durant tout le reste de leur vie" prétend Rauber45 ’. Zingg affirme même que ‘"les déficiences des facteurs héréditaires ou environnementaux pendant les années de plasticité affectent plus ou moins fort les facultés mentales selon les résistances du patrimoine inné et selon la rigueur et la durée des perturbations de l'environnement. (...) Le défaut d'exercice de toute partie de l'organisme au début de sa mise en activité provoque des dégâts importants pour son fonctionnement ultérieur."46

Il ressort de ces quelques exemples, quel qu'en soit le type, que les handicapés du langage par accident ne peuvent réapprendre leur langue "maternelle" qu'après des efforts démesurés n'ayant rien de commun avec la découverte-acquisition de la langue dite maternelle. Peut-il alors s'agir d'une langue maternelle telle que nous l'avons définie plus haut ? Ceci ne montre-t-il pas plutôt que le processus engagé dès les premiers instants de la naissance (peut-être même durant la gestation ?) est un geste unique qui prend sa source dans l'environnement immédiat ?

Notes
35.

SINGH, J. A. L., & ZINGG, Robert M. (1942), L'Homme en friche, de l'enfant-loup à Kaspar Hauser, éd. 1980, Editions Complexe, Bruxelles, 370 pages.

36.

ITARD, Jean Marc Gaspard (1801 et 1807), Mémoire et rapport sur Victor de l'Aveyron, in : MALSON, Lucien (1964), Les Enfants sauvages, mythe et réalité, Union Générale d'Edition, Paris.

37.

VIREY, J.-J. (1803), Nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle, Paris, Vol. XI, page 331.

38.

RAUBER, August (1888), Homo sapiens Ferus oder die Zustände der Verwilderten und ihre Bedeutung für Wissenschaft, Politik und Schule, 2e édition, Julius Brehfe (Denicke's Verlag), Leipzig, page 55.

39.

RAUBER, August (1888), op. cit., page 63.

40.

VIREY, J.-J. (1817), op.cit., page 269.

41.

DAVIS, Kingsley (1940), "Extreme Social Isolation of a Child", American Journal of Sociology, Janvier 1940, Vol. XLV, pages 554 à 565.

42.

SINGH, J. A. L., & ZINGG, Robert M. (1942), op.cit., pages 248 et 249.

43.

ibidem.

44.

von FEUERBACH, Anselm (1832), Kaspar Hauser, Beispiel eines Verbrechens am Seelenleben des Menschen, cité in extenso in : SINGH, J. A. L., & ZINGG, Robert M. (1942), op.cit., pages 271 à 361. Cf. également l'excellent film que Peter SEHR en a tiré (1993).

45.

RAUBER, August (1888), op.cit., page 235.

46.

SINGH, J. A. L., & ZINGG, Robert M. (1942), op.cit., page 267.