5.2. Une faculté naturelle universelle ?

Qu'en est-il en effet de la langue maternelle dans ce qu'on pourrait appeler l'universel ?

L'infans, celui qui ne parle pas encore, voit le jour, comme on a coutume de le dire, dans un monde de bruits. Sa vision n'est pas excellente : elle s'améliorera rapidement. Mais son audition progresse tout à coup de façon vertigineuse. Le bruit auquel il est le plus habitué, celui que produisait sa mère lorsqu'elle parlait, lorsqu'elle s'exprimait, même si ce bruit peut ne pas correspondre au tout début à une signification, à un sens, ce bruit va tout à coup prendre d'autres résonances, des résonances affectives, des résonances liées à l'instinct de survie, mais également liées rapidement à l'envie de la connaissance de son environnement.

De nombreuses études ont été faites sur l'acquisition de la langue maternelle. Encore faut-il définir ce qu'on entend par langue maternelle.

L'enfant, lors de la mise en place de son langage, jouit d'un "bain linguistique" permanent, si on excepte l'hypocoristique47 de l'environnement familial.

Cet hypocoristique constitue-t-il la véritable langue maternelle de l'enfant ou se contente-t-il de jouer un rôle décisif dans la maîtrise autonome du langage ? N'apprendrait-il donc la langue qu'il sera appelé à utiliser plus tard que dans un deuxième temps, celui où on lui ferait comprendre que ce langage enfantin n'est plus suffisant pour exprimer ses envies, ses besoins à l'intérieur d'un groupe social dont il fait entièrement partie ?

C'est le tout premier environnement parental et familial qui façonne le langage premier de l'enfant. L'école va participer à affermir sa communication sociale, son deuxième langage.

Ce deuxième langage est déjà présent, même s'il n'est que passif. Le nombre toujours croissant d'enfants "maternalisés" dès leur troisième ou quatrième année48 semble montrer l'intérêt que portent les parents à ce que leurs enfants acquièrent rapidement un langage socialement reconnu et standardisé. Il revient aux maîtres et aux maîtresses de porter une attention particulière au développement langagier des enfants qui leur sont confiés, même si des "scories" (langue familière, voire vulgaire, voire carrément scatologique) dues aux cours de récréation viennent à l'occasion enguirlander le langage édulcoré et châtié des éducateurs.

C'est en tout cas dans les conditions d'un "bain linguistique" permanent (on a plus figurativement parlé en allemand de "Berieselung", c'est-à-dire de ruissellement ininterrompu sur tout le corps, à l'image de ce que provoque la douche) que se produit la relativement rapide acquisition du langage en tant que moyen de compréhension et d'expression orales.

L'enfant se trouve en effet continuellement irrigué par la langue qui l'entoure. Il est réceptif aux signes qui accompagnent les principales fonctions vitales et qui peuvent consister en des bruits extérieurs, mais également en des paroles entendues, et répétées comme des signaux qui, accompagnés de leurs effets, lui donnent immédiatement la correspondance qui convient entre le signe et sa fonction49.

Mais tous ces signaux qui entourent l'enfant dès le plus jeune âge sont essentiellement oraux, même si les gestes, les formes, les couleurs peuvent eux aussi être sémantisés. Les stimuli scripturaux produits par les publicités omniprésentes dans les villes ou à la télévision n'ont, pour l'enfant non scolarisé ou non soutenu par un environnement familial adéquat, aucun effet de communication. Les publicitaires ne s'y trompent d'ailleurs pas, qui évitent soigneusement dans leurs messages les références écrites qui ne revêtent une utilité que pour les parents bailleurs de fonds50.

L'école maternelle, dans ce contexte, a pour objectif principal une sensibilisation plus forte à certaines formes de codage / décodage en même temps que la fixation des éléments de la communication orale. Elle est aussi une sorte de transition entre acquisition et apprentissage.

Cette étape est importante pour notre propos, car c'est elle qui détermine le vécu linguistique du futur apprenant d'une langue étrangère. Lorsqu'on parle de vécu linguistique de l'apprenant, on semble ne considérer que la langue dans ses manifestations langagières. Pourtant, cette première phase d'acquisition dépasse largement le seul domaine linguistique.

La langue maternelle ne se contente pas de véhiculer des significations de mots syntaxiquement organisés. Elle devient vite le support de l'organisation d'un vécu culturel, d'une culture propre à l'environnement de l'infans, d'un ensemble de connaissances non pédagogisées qui va participer à la construction de sa personnalité profonde. La langue maternelle est non seulement un moyen d'expression, mais un moyen de compréhension de l'environnement.

Ces connaissances premières dont l'appropriation peut sembler anarchique, en ce qu'elle n'est pas organisée, et qui constituent la culture de chaque individu ne préexistent-elles pas à la faculté d'expression ; la construction de cette culture personnelle n'est-elle pas le facteur premier de l'acquisition de la langue maternelle ?

Ce qu'il semble important de souligner ici, c'est qu'il ne s'agit absolument pas, dans cette première phase, d'une pédagogisation, d'un apprentissage didactiquement organisé, pédagogisé, mais d'une véritable acquisition. On ne peut pas ne pas penser à Johann Heinrich Pestalozzi et à son Livre des Mères, "Introduction pour apprendre aux mères à faire observer et parler les enfants" ainsi qu'à Friedrich Fröbel et à ses Chansons pour la mère qui câline son enfant. Les deux pédagogues proposent aux mères d'organiser didactiquement l'enseignement de la langue maternelle dès le plus jeune âge de l'enfant pour lui faire acquérir non seulement la langue et sa signification, mais les aspects culturels dont elle est le véhicule.

Un lexème ne peut ainsi avoir de sens, de signification que s'il est lié à une expérience. Ainsi en est-il par exemple des noms des arbres ou des champignons que l'on peut connaître pour les avoir entendus, mais dont on ne prend conscience que lorsque l'on a fait l'expérience des différences d'un arbre ou d'un champignon par rapport ou par opposition à un autre arbre ou à un autre champignon. Si ce phénomène est vrai pour la langue maternelle, il est analogue pour la langue étrangère dans la mesure où un arbre connu par l'expérience dans la langue maternelle sera plus facilement reconnu dans la langue étrangère. Seule l'expérience culturelle des mots permet à l'enfant de mémoriser et de s'approprier le symbole linguistique de l'objet qu'il représente.

Pourtant, ces expériences restent, par rapport à ce qui se produit maintenant dans les écoles maternelles, ces jardins d'enfants modernes, quelque peu idéalistes, et n'ont pour objet qu'un développement social de l'enfant à l'intérieur de son cocon familial.

Cette acquisition de la compréhension et de l'expression orale ne saurait plus suffire à une époque où, malgré les modes d'expression audiovisuels de plus en plus développés, la communication écrite est devenue indispensable aux plus petits gestes de la vie sociale.

Cette communication écrite, c'est l'école qui y pourvoit, et c'est la raison pour laquelle les Etats ont développé, même s'ils n'y parviennent pas de façon idéale, l'apprentissage scolarisé de la langue maternelle.

Notes
47.

Des parents de plus en plus nombreux s'insurgent contre l'abus de ce langage tendant à exprimer une tendresse que la langue normale peut tout aussi bien exprimer. L'enfant apprend là aussi très vite à différencier les locuteurs, comme dans le phénomène du bilinguisme parental, où chacun des parents utilise un idiome différent, et où l'enfant sait en quelle langue il doit s'adresser à quel parent.

48.

90 % des enfants sont inscrits dans les écoles maternelles dès l'âge de 3 ans; 100 % le sont à 4 ans. Les parents ont souvent un sentiment de culpabilité s'ils n'inscrivent leurs enfants à l'école maternelle dès cet âge, à cause du manque de "sociabilité" qu'ils ne peuvent, si l'on en croit les commentaires ici et là, acquérir que dans un groupe social différent de la cellule familiale. C'est une des raisons pour lesquelles cet hypocoristique n'est pas présent chez tous les enfants. Il serait intéressant de savoir si une telle habitude de langage a pour effet un "retard" communicationnel chez l'enfant pré-scolarisé.

49.

cf. Les Confessions de Saint Augustin, Livre I, chapitre VIII, "L'apprentissage de la parole", Garnier-Flammarion, p.23-24 : "Et depuis, j'ai compris comment j'avais appris à parler (...) J'apprenais moi-même (...) par des cris, des plaintes et des gestes divers, afin qu'on fît ce que je voulais. (...) Je voyais et je retenais que l'objet avait pour nom le mot qu'on proférait quand on voulait le désigner. (...) Ainsi, ces mots que je comprenais, (...) je comprenais peu à peu leur signification, et ils mes servaient à exprimer mes volontés d'une bouche déjà rompue à les prononcer."

50.

La multiplication des "logos" d'entreprises, dessins schématisant leur objet, n'est pas sans rappeler d'ailleurs l'importance des enseignes corporatives d'autrefois.