6.1. Apprendre sa langue à l'école ?

Quels sont les objectifs poursuivis par un apprentissage scolaire de la langue maternelle ? Nous en percevons trois, qui sont chacun liés à une logique différente d'apprentissage.

Le premier est un objectif purement institutionnel, donc scolaire. Il suffit de se pencher sur les véritables motivations de l'apprentissage de l'orthographe pour débusquer cette idée communément admise qu'on ne peut être pris au sérieux si notre production écrite comporte des "fautes" d'orthographe. On peut le regretter, mais cela fait partie des réalités contre lesquelles il semble impossible de lutter, tant cette idée reçue est ancrée dans l'esprit populaire. Les "fautes" d'orthographe correspondent à autant de taches sur la personnalité du scripteur. Il est vrai que, traditionnellement, les concours ouverts de la Fonction Publique comportaient une épreuve d'orthographe très souvent éliminatoire. Il était donc important, voire indispensable, que l'école préparât ses élèves à écrire leur langue maternelle de façon à ce qu'elle soit dépourvue de toute erreur imputable à un manquement de ce genre. L'école prépare donc traditionnellement ses élèves à déjouer tous les pièges d'une orthographe difficiles, si ce n'est parfois impossibles, à déjouer53. Il s'agit là surtout de répondre à une exigence purement scolaire et institutionnelle. On pourrait oser ici le qualificatif de légaliste pour préciser de quelle logique il s'agit. Cette logique légaliste fonctionne en suivant la tradition de l'institution. Ne peut-on la remettre en cause ? Les différentes réformes de l'orthographe subissent toutes les tollés des intellectuels rompus à son utilisation, comme si le fait de toucher leur orthographe était une grave remise en cause de leur spécificité, de leur caractère d'élite sachant seuls l'utiliser comme il le faut. Les différents arrêtés proposés font état de "tolérances orthographiques ou grammaticales", comme ceux de 1976 ou de 1991 dans lesquels il est expressément dit :

‘"Dans les examens ou concours dépendant du ministère de l'éducation et sanctionnant les étapes de la scolarité élémentaire et de la scolarité secondaire, qu'il s'agisse ou non d'épreuves spéciales d'orthographe, il ne sera pas compté de fautes aux candidats dans les cas visés ci-dessous."’

Suit une litanie de cas litigieux où la logique de l'orthographe ou du sens est parfois malmenée et c'est pourquoi nous avons choisi de qualifier cette logique de purement légaliste. On comprend mieux dès lors les raisons qui poussent les autorités de tutelle à initier très tôt les enfants aux structures grammaticales et au jargon linguistique. On n'en commence pas moins dès la première année du Cours Elémentaire (CE1), parfois même au Cours Préparatoire (CP) à initier les enfants à la connaissance de la langue par l'approche des notions métalinguistiques de base, et l'apprentissage de paradigmes structurels54.

Il semble que l'objectif de l'acquisition de ces notions métalinguistiques soit d'aider l'enfant dans son apprentissage d'une langue étrangère. L'introduction d'une langue étrangère dans les programmes scolaires, à partir de la dixième / onzième année, devrait alors pouvoir s'appuyer sur ces notions déjà préétablies55.

Une deuxième logique correspond à un deuxième objectif poursuivi par l'apprentissage scolaire de la langue maternelle. Il s'agit ici d'un objectif davantage axé vers le fonctionnel. Quelle est en effet la fonction de l'apprentissage de la langue maternelle à l'école ? La langue écrite servant à communiquer par écrit, l'école aura pour but de soutenir son apprentissage à des fins plus utilitaires, d'où son aspect correspondant davantage à ses fonctions premières. C'est une logique environnementaliste : on apprend la langue maternelle pour son environnement, pour pouvoir l'utiliser "comme il faut" en société. Il est dès lors important de faire prendre conscience à l'élève qu'il ne peut écrire comme il parle, que le récepteur de son message écrit ne s'attend pas à un message désordonné, qui n'utilise pas un niveau de langue qui ne soit en adéquation avec le contenu de son message, et qui ne trahisse pas des tendances psychologiques trop en désaccord avec la personnalité qu'on attend de lui. Sont concernés par cette logique environnementaliste non seulement le contenu du message, mais encore sa forme elle-même : il n'est que de citer la prépondérance - regrettable - qu'a su prendre la graphologie dans les échanges épistolaires pour se rendre compte de l'importance de cette logique environnementaliste dans la définition des objectifs fonctionnels de l'apprentissage scolaire de la langue maternelle et / ou seconde. C'est la pratique de la langue écrite qu'on va donc enseigner à l'enfant pour qu'il puisse, plus tard, faire face à des situations environnementales ou fonctionnelles de la vie : décoder un catalogue, un bulletin de commande, une facture, une feuille de déclaration de revenus. Un autre objectif fonctionnel requérant une logique environnementaliste de l'apprentissage de la langue maternelle est constitué par l'approche des autres disciplines par la langue. Tout est langue dans le discours scolaire. Même les mathématiques, exprimées par la langue, exigent une compréhension et une approche de notions abstraites par le langage. La notion du zéro mathématique, par exemple, n'est pas sans poser de difficultés lors de l'approche des différentes opérations de calcul. De même, les notions historiques de féodalité ou de préhistoire ne pourront être cernées que par des définitions langagières extrêmement précises exprimant des notions qui ne font normalement plus partie du vécu de l'enfant. Il est donc important de définir avec exactitude les mots utilisés dans l'approche des matières scolaires, et c'est la langue qui y pourvoit en ce qu'elle va devenir l'objet d'une attention constante et d'une recherche de la plus grande précision dans le choix des termes utilisés.

Il reste encore un objectif que l'on ne peut passer sous silence, bien qu'il soit d'usage désormais de regretter qu'il prenne l'allure d'une peau de chagrin dans la situation scolaire actuelle. C'est l'objectif culturel de l'enseignement de la langue maternelle. L'approche des littératures56, donc de matières artistiques, permet à l'école de répondre à son objectif d'éducation dans son aspect d'initiation à la culture, pris ici dans son sens d'ensemble de connaissances acquises dans le but de développer un sens critique, une capacité de jugement, ou plutôt à l'intérêt que la culture peut avoir dans la vie adulte de l'enfant. Dès lors, cette approche littéraire d'une langue ne peut revêtir qu'un aspect culturel, ethnologique, et non linguistique. Elle s'apparente sous sa forme actuelle à une logique de formation personnelle, autonomisante du sujet.

L'objectif de l'apprentissage scolaire de base est donc moins l'apprentissage d'une communication orale que celui d'une communication écrite, c'est-à-dire des moyens permettant une compréhension et une expression écrites.

Notes
53.

Les championnats annuels de l'orthographe, relayés par toutes les formes de média (magazines, journaux, radios, télévision) ne sont qu'un triste exemple de ce que l'orthographe française peut receler comme chausse-trap(p)es totalement imprévisibles si l'on n'a pas auparavant passé en revue les exceptions de ses règles somme toute assez simples.

54.

L'apprentissage des paradigmes de conjugaison, par exemple, qui a pour objet de fixer des formes utilisables dans toute approche structurelle d'une langue. Il s'agit ici d'une prise de conscience de l'enfant de lois paradigmatiques métalinguistiques qu'il utilise sans en avoir conscience. Ceci est à rapprocher de l'expérience de Monsieur Jourdain sur sa découverte de la prose et de l'opinion du Père Grégoire Girard déjà citée.

55.

On peut dès lors se demander pourquoi ces notions métalinguistiques doivent être "induites", c'est-à-dire, "découvertes" sans avoir auparavant été explicitées par l'enseignant (ce qui peut avoir pour effet d'utiliser des approximations, donc des structures non sécurisantes pour l'apprenant), dans l'apprentissage d'une langue étrangère si on fait tout pour qu'elles ne le soient pas dans celui concernant la langue maternelle.

56.

Nous employons ce terme au pluriel à cause des différentes acceptions qu'il peut revêtir. L'acception artistique, esthétique est certes la plus courante. Toutefois, lors de l'apprentissage d'un moyen de communication, cette acception s'efface devant un sens plus fonctionnel d'expression écrite : c'est ce moyen qui est utilisé pour décrire, pour dialoguer, etc.