1.1.1. La langue est un système formel

La langue a longtemps été considérée comme un système de formes lexicales à l'intérieur d'un ensemble de cadres syntaxiques. C'est cette conception que l'on retrouve dans l'Orbis Sensualium Pictus de Comenius76 et toute la didactique pré-linguistique des langues vivantes étrangères.

La révolution didactique qu'a été, au début du XXe siècle, le développement de la méthode dite directe, en réaction et en opposition systématique à la méthode dite traditionnelle de grammaire traduction a repoussé cette conception formelle de la langue dans les limbes de l'ère pré-linguistique.

La méthode traditionnelle considère la langue comme des "nomenclatures" de mots et de phrases et postule l'universalité des langues et non pas seulement du langage, ce qui veut dire que langue source et langue cible suivent les mêmes caractéristiques extérieures, si l'on excepte, bien entendu, la représentation lexicale des choses elles-mêmes. Il n'en reste pas moins que, dans une perspective de méthodologie traditionnelle, les langues sont égales les unes aux autres et ne montrent que des différences formelles.

On retrouve des illustrations de cette représentation formelle de la langue dans les méthodologies traditionnelles type Le Maître Italien de Veneroni77, ou celle, plus originale, de Joseph Jacotot78.

On aurait ainsi pu croire que les nouvelles méthodes fondées sur les recherches de la linguistique se seraient détachées de cette représentation formelle de la langue. Mais on la retrouve autant dans la méthodologie directe où l'apprentissage d'une langue vivante étrangère est assimilé à l'acquisition d'une seconde langue maternelle, suivant en cela la méthode dite "naturelle". Bien que cette méthodologie directe ait souffert de quelques insuffisances, notamment en ce qui concerne la psychologie de l'apprentissage, la description grammaticale, lexicale ou de la culture de référence, voire pour ce qui est d'une pédagogie générale de référence, elle a su apporter ce que Christian Puren appelle une "matrice de référence" pour les méthodologies suivantes.

C'est ainsi qu'on retrouve cette conception formelle de la langue dans la méthode audio-orale et la méthode SGAV.

Pour la méthodologie audio-orale, la langue n'est qu'un ensemble de cadres syntaxiques acquis comme un ensemble d'habitudes, d'automatismes linguistiques. La méthodologie audio-orale suit les travaux de l'Ecole structurale américaine qui met en lumière la forme linguistique en laissant volontairement dans l'ombre le problème du sens. Il s'agit d'une méthodologie non situationnelle (Fries).

La méthodologie structuro-globale audiovisuelle (S.G.A.V.) insiste sur l'aspect formel de la langue, par ses références à la linguistique distributionnelle (axe paradigmatique et axe syntagmatique), et grâce à la théorie verbo-tonale de Gubérina qui considère la langue comme un ensemble acoustico-visuel permettant l'accès à une perception globale du sens. Ce fondement théorique a subi l'influence de Charles Bally, disciple de Saussure, pour lequel la langue n'est plus seulement l'aspect social de la faculté de langage, mais c'est la "parole" qui représente l'aspect individuel de cette faculté. La langue, considérée comme un moyen d'expression et de communication orale, devient le support de la communication quotidienne parlée (cf. l'ensemble Voix et images de France).

Cette même conception formelle de la langue est présente également dans la méthode suggestopédique et dans la méthode situationnelle.

La langue est alors considérée comme un système formel de lexèmes et de morphèmes agencés grâce à une syntaxe pour former un sens, un ensemble de mots et de règles permettant d'organiser ces mots en messages pour la suggestopédie, des structures syntaxiques, préconisées par l'approche britannique du structuralisme linguistique en ce que ces structures doivent être liées à des situations (modes de pratiques des structures orales) dans lesquelles elles sont utilisées (cf. Malinowski, Firth et Halliday). Ces méthodes s'emploient donc à présenter à l'apprenant un système fini de formes. La description de la langue dans son aspect synchronique conduit à la définition des moments nécessaires à la communication et du contenu linguistique de l'enseignement.

La conception formelle de la langue ne cesse de poser la langue comme un système fini de structures qu'il suffit d'acquérir pour les reproduire. Toutefois, la simple reproduction de structures mémorisées et acquises ne saurait suffire à l'objectif communicationnel de la langue, forme sous laquelle se concrétise alors le langage. C'est pourquoi cette langue ne saurait être qu'un objet formel, puisqu'elle comporte, de par sa nature, un objectif pragmatique : elle est un moyen par lequel on transmet une information à un autre. C'est en effet grâce à cette langue que se transmettent d'une génération à l'autre les éléments fondateurs de notre identité culturelle.

Notes
76.

COMENIUS, Jan Amos (1658), Orbis Sensualium Pictus, cit. in : PUREN, Christian (1988), op. cit.

77.

VENERONI (1720), Le Maître italien, dans sa dernière perfection, revû, corrigé et augmenté, où l'on trouve tout ce qui est le plus nécessaire, pour apprendre facilement, & en peu de tems, la langue italienne, Paris, édition de 1726, 473 pages.

78.

Cf. à ce propos RANCIERE, Jacques (1987), Le Maître ignorant, cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Fayard, 234 pages.