1.2. La place de la culture dans les méthodes

Les conceptions de la langue telles que nous avons pu les approcher ci-dessus nous ont obligé à taire ce à quoi la langue est destinée. A côté de la communication, la langue permet de transmettre des informations et, partant, des informations constitutives de notre personnalité tant psychologique ou individuelle que collective ou sociologique. Comment les méthodes parviennent-elles à transmettre ces informations que l'on classe traditionnellement dans ce qu'on a coutume d'appeler la culture ?

Définir la culture est une tâche à laquelle se sont attachés les anthropologues. On ne trouvera pas dans les méthodes de représentation du sens ontologique de la culture qui recouvrirait tout ce par quoi l'existence humaine s'élève au-dessus de la simple nature. Cette signification ontologique de la culture n'est pas l'objet d'une réflexion intrinsèque à la didactique d'une langue étrangère, si ce n'est dans sa définition même. L'objet étant là, la question de son existence ne se pose pas. Deux grandes tendances toutefois se font jour : celle qui pense que la culture appartient à un groupe social déterminé, et que le changement de groupe implique une adaptation à la culture du nouveau groupe ; celle qui pense la culture en termes d'universalité et qui va rechercher, à travers une comparaison des deux cultures en présence, les composantes communes à ces deux cultures.

Le mot "culture" est lui-même un concept qu'il nous faut préciser ici. Qu'entend-on par culture ?

La culture pourrait correspondre à la définition qu'en donnent Charles C. Fries et Nelson Brooks83, c'est-à-dire la façon de vivre des personnes ayant une langue commune. Il s'agit donc d'une culture synchronique, en rapport avec le temps considéré. La culture de tel siècle par opposition à la culture de tel autre siècle. Le rapport direct entre la culture et le temps est ici fondamental. Il ne s'agit pas en effet que d'une culture qu'on pourrait qualifier de diachronique, figée par le temps, de cet ensemble de connaissances que l'on peut acquérir après coup sur telle ou telle époque et qui permet d'expliquer la culture d'une époque ultérieure, mais bien d'une description objective de la façon de vivre des locuteurs d'une langue donnée à l'intérieur d'un cadre géographique déterminé84. Cette culture, au contraire, est changeante et ne cesse de se transformer. A l'apprenant d'une L2 incombe alors la tâche de se familiariser avec ces façons de vivre dans la mesure où elles sont différentes des siennes.

En outre, la culture fait partie de la langue et la langue fait partie de la culture. Ce va-et-vient incessant langue-culture / culture-langue permet, à travers les dialogues que l'apprentissage instaure entre les locuteurs natifs et les locuteurs apprenants, d'expliciter des références aux modes de vie des locuteurs natifs. Il ne s'agit plus ici d'un apprentissage des langues à travers une langue figée par l'expression artistique, littéraire par exemple, mais d'une langue considérée, selon Raymond Renard, comme un ‘"véhicule de la culture et de la civilisation."’ Affirmer que la culture fait partie de la langue, c'est dire qu'il existe un lien étroit entre les aspects socio-culturels, d'une part, qui font davantage référence aux institutions propres aux locuteurs de L2, et les aspects psychologiques d'autre part, propres aux individus locuteurs natifs.

La culture et la langue s'alimentent mutuellement, même si la culture semble pouvoir être autonome par rapport à la langue. On peut en effet fort bien concevoir un curriculum d'approche d'une culture donnée sans pour autant se pencher sur la langue qui véhicule cette culture : la culture est alors diachronique et sans rapport immédiat avec le besoin de communication que pourrait éveiller cette acquisition, car elle reste un savoir, un ensemble de connaissances. Cette sorte d'acquisition serait-elle suffisante à la finalité institutionnelle de l'apprentissage des langues étrangères, celle de l'ouverture à un monde différent, à l'autre ? Il semble que la motivation des apprenants pourrait se révéler encore plus difficile à éveiller qu'elle ne l'est actuellement. Mais la question n'en reste pas moins posée et permettrait d'éclairer bien des débats sur les finalités de l'enseignement des langues étrangères dans les institutions scolaires.

En quoi la culture et la langue s'alimentent-elles mutuellement ? D'abord par toutes les productions langagières participant au champ de la culture. On cite habituellement les productions littéraires, poétiques, philosophiques, théologiques, scientifiques, voire techniques, qui ont longtemps constitué les seules traces laissées par nos aînés. Cela ne signifie pourtant pas qu'une culture ait toujours eu besoin de l'écrit pour se perpétuer et se transmettre. La tradition orale de certains pays ou de certaines régions, même si elles sont par ailleurs baignées dans le phénomène scriptural souligne la présence d'autres moyens de transmission de la culture : en faisant parler les "Anciens", on redécouvre des vérités qu'on avait oubliées à cause de la sélection faite par l'écrit. La langue orale est alors le moyen privilégié de transmission d'un patrimoine culturel.

Mais la culture est aussi transmise par les Arts en général. La musique, le théâtre ne sont-ils pas autant de champs à l'intérieur desquels germe, croît et grandit cette culture propre aux locuteurs natifs ? L'opéra italien du XIXe siècle n'est-il pas resté abscons aux cartésiens français contemporains justement à cause de cette incompréhension ?85

L'apprentissage d'une culture étrangère, que l'on appellera "C2", c'est en définitive une prise de conscience plus grande de la différence par l'intermédiaire d'une autre culture, d'un autre mode de vie, d'une autre façon de penser, celle à laquelle ont part les locuteurs de la langue étrangère qui la véhicule, la "L2".

Une dernière question se pose lorsqu'on parle d'enseigner la culture. Quelle culture enseigner dans un contexte résolument synchronique ? Doit-il s'agir de celle participant d'une consensualité "politiquement correcte" ou doit-elle être issue d'une analyse objective des véritables composantes culturelles ? Cette question est d'ordre éthique et concerne autant les concepteurs de méthodes que les enseignants utilisateurs de ces méthodes. Contentons-nous de citer le cas du groupe de Rap NTM. Lors de la condamnation des chanteurs du groupe, on a pu entendre des réflexions sur la liberté d'expression du côté de l'intelligentsia traditionnelle et un consentement tacite s'est fait jour dans les cultures populaires. Un autre cas, plus allongé dans le temps, celui-là, est la perception de l'écologie en-deçà et au-delà du Rhin. Le large consensus des Allemands face à cette question se limite en France à une réflexion présente dans les rangs de la seule intelligentsia. Peut-on dès lors présenter les Français comme les rois de l'écologie et de l'environnement sans automatiquement déformer la réalité de l'ensemble de la réflexion sociale ?

La question de savoir quelle culture enseigner ne doit-elle par conséquent pas faire préalablement l'objet d'une étude sociologique extrêmement poussée dans son objectivité, afin que l'enseignement de la culture ne se résume ni en un dénigrement systématique du pays de C2, ni en un embellissement subjectif d'une réalité en fait beaucoup plus nuancée ?

Mais il nous faut revenir, pour tenter de répondre à ces nombreuses questions, aux méthodes et aux méthodologies qui sont proposées par les éditeurs et les méthodologues contemporains. Qu'entendent-elles par culture ? Quelle culture veulent-elles faire passer dans l'enseignement d'une L2 ?

On peut penser, lorsque l'on considère les différentes méthodologies, qu'elles n'osent pas donner à la culture toute l'importance qu'elle devrait avoir dans une perspective humaniste de l'enseignement des langues étrangères. Peu de méthodologies, en effet, ont l'audace de centrer l'enseignement d'une langue étrangère sur la culture et la civilisation du pays auquel la culture ressortit. On trouve certes parfois des tentatives, mais des difficultés supplémentaires (choix parmi les différentes cultures participant de la même langue, culture urbaine, culture idéalisée, culture littéraire, etc.) naissent ici qui rendent le choix très difficile et pouvant être interprété comme politique, économique, philosophique, voire prosélytique.

La culture n'étant pas unique, même à l'intérieur d'un même groupe social, mais le fruit d'une exposition à des données extérieures (on se fabrique sa propre culture), même si l'on peut reconnaître des tendances très analogues à l'intérieur d'un même groupe social, la conception de la culture ne peut revêtir un aspect unique : elle ne peut être que le produit d'un mélange kaléidoscopique des cultures particulières.

Notes
83.

Cf. notamment BROOKS, Nelson (1964), Language and Language Learning : Theory and Practice, Harcourt Brace, New York.

84.

Cf. TYLOR, E. B. (1871), Primitive Culture, t.1, p.1 : "Le mot culture, pris dans son sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l'homme dans l'état social."

85.

Cf. BARBIER, Patrick (1987), A l'Opéra au temps de Rossini et de Balzac, Hachette.