2. Des méthodologies trop exclusives

On a pu constater que l'évolution méthodologique en didactique n'a cessé de se produire en réaction à ce qui précédait. Ainsi, toute élaboration d'une nouvelle méthodologie en didactique s'est-elle faite en opposant ce qui se faisait auparavant à ce qui pourrait se faire si on didactisait les théories nouvelles développées par les chercheurs ou les découvertes dues au développement historique de certaines théories.

Toutefois, cette évolution n'a que peu souvent pris en compte le positif de ce qui précédait, tant et si bien que les nouvelles méthodes ont éclipsé, dans leurs diverses applications chez les pédagogues, les avancées positives des méthodes précédentes. On s'est ainsi peu posé la question de ce qu'il convenait de conserver dans la didactisation certes souvent empirique des principes non théorisés.

On en arrive ainsi à une exclusivité des nouvelles méthodes qui, par leur théorisation souvent fondée sur des réflexions théoriques encore trop peu empiriquement analysées, confèrent à ces nouvelles méthodes une logique implacable rendant inopérante toute tentative de critique de la pratique à l'intérieur de leurs applications pédagogiques.

L'exclusivité tient également au fait que certaines méthodes fondées sur la psychologie126 ont été développées dans un cadre requérant une grande attention à cause des dangers inhérents à de telles méthodes. L'importance de la psychologie appliquée en suggestopédie, et la crainte d'un dévoiement éthique trop important toujours possible dans cette méthode basée sur une partie semi-hypnotique, n'ont pas permis à cette méthode de connaître un développement adaptable à toutes les situations d'apprentissage, notamment en contexte scolaire.

De même, les méthodes structuro-globales audiovisuelles (méthodes "S.G.A.V."), fondées sur la vraisemblable similitude des processus d'acquisition de la langue maternelle et d'apprentissage d'une langue seconde, ont-elles été trop vite considérées comme la seule méthodologie susceptible de remplacer pour de bon, sur des bases théoriques solides, malheureusement erronées, les méthodes de grammaire-traduction qui les précédaient et qui, elles non plus, n'avaient pas démontré leur capacité à résoudre les problèmes posés par l'apprentissage d'une langue étrangère. L'exclusivité de ces méthodes S.G.A.V. s'est développée en rejetant tout ce qui existait auparavant, sans vouloir tenir compte des aspects positifs que pouvaient avoir les méthodes précédentes.127

Les méthodologies notionnelles fonctionnelles ont elles aussi rejeté les expériences antérieures, certes avec une moindre force, mais toujours comme si l'on était tenté de montrer, par l'apparition d'une nouvelle méthodologie, que celle qui prévalait jusqu'alors n'avait en fait que peu de raison d'être, comme si ces expériences accumulées ne sauraient plus justifier leur existence à côté de la nouvelle théorie développée.128

Or, la didactique des langues étrangères devrait davantage se fonder sur les expériences antérieures, de même que la connaissance avance par paliers successifs. Certes, la révolution copernicienne a dû faire fi de la connaissance théorique du monde qui la précédait. Toutefois, cette révolution copernicienne n'a fait que remettre au goût du jour certaines observations qui avaient été faites des siècles auparavant, qu'on n'avait pas encore pu démontrer, et qui ne convenaient pas à une idéologie trop anthropocentrée.

Les applications pratiques de théories gagneraient, à n'en pas douter, à se fonder davantage sur les théories précédentes, soit en en montrant vraiment l'invalidité, soit au contraire par une critique dialectique de ces différentes théories. Ainsi l'épistémologie des théories scientifiques y gagnerait-elle en clarté et en validité.

On pourrait penser que ces méthodes sont trop exclusives dans la mesure où, historiquement, les tenants de ces méthodes ont voulu remplacer celle qui la précédait. Puisque la méthode antérieure ne fonctionnait pas comme on le souhaitait, la nouvelle méthode devait en effet, en excluant trop brutalement ce qui la précédait, réussir à pallier les défauts.

La longue dictature de l'écrit par rapport à l'oral, suivie par une monarchie pratiquement exclusive de l'oral dans l'approche communicative sont également néfastes, car mutilantes, dans la mesure où, comme l'a dit Jean Peytard129, elles constituent deux réalités langagières, certes, mais qui restent liées entre elles, même si elles revêtent des caractères bien spécifiques. Une méthodologie trop exclusive qui, pour des raisons tout aussi erronées de part et d'autre, ne se fonderait que sur une approche uniquement orale ou uniquement écrite de la langue ne saurait être satisfaisante pour l'apprenant, à moins qu'il ne définisse son projet personnel d'apprentissage comme l'atteinte d'une seule de ces deux composantes. Il n'en demeure pas moins exclu que le pédagogue puisse se faire le chantre de l'une au détriment de l'autre quelle qu'elle soit.

Il n'en a bien sûr jamais été ainsi, jusqu'à ce que l'on prône, dans les années 90, l'éclectisme. L'éclectisme est une tendance nouvelle de la didactique des langues étrangères qui repose non plus sur une anlayse contextualisée de l'enseignement des langues étrangères, mais plutôt sur une faculté d'adaptation des diverses méthodologies aux divers contextes d'enseignement / apprentissage. On n'est plus alors dans une logique méthodologique exclusive, mais il convient de faire appel à la complémentarité des divers fondements théoriques pour en déduire une démarche didactico-padagogique adaptée.

Cette tendance à l'éclectisme est elle aussi issue d'une réaction face à ce qui se faisait avant, une réaction contre ce caractère d'exclusivité que semblent revêtir les approches et les méthodologies citées plus haut. L'éclectisme tient-il pour autant compte des problèmes psychologiques cités plus haut ? Comment réunir des méthodologies dont les fondements sont si disparates et dont les finalités sont si éloignées les unes des autres ? Existe-t-il une approche qui permette de répondre, au moins partiellement, à ces questions, parce qu'elle constituerait non plus une méthodologie extérieure à l'individu, mais la prise de conscience, par cet individu, de son fonctionnement intérieur ? En énonçant l'hypothèse que les différences de fonctionnement constatées entre les individus apprenants existent vraiment, la didactique ne doit-elle pas remettre en cause l'unicité d'une méthodologie ? Comment une méthodologie peut-elle à elle seule répondre à la diversité des "profils pédagogiques"130 ? L'approche conceptuelle peut-elle toujours s'effectuer selon le même modèle131 ? En quoi les méthodologies aident-elles les apprenants à mobiliser leurs capacités intellectuelles, quel que soit leur mode de fonctionnement cognitif ?

Notes
126.

Cf. notamment la méthode suggestopédique de Lozanov in : SAFERIS, Fanny (1978), op. cit., notamment les pages 65 à 112.

127.

Les méthodes S.G.A.V. de première génération sont issues d'une réaction du ministère français de l'Education nationale contre l'hégémonie naissante dans les années soixante de la langue anglaise dans les communications internationales. Le premier matériel didactique se réclamant de la méthode S.G.A.V. a été publié en 1962 sous le titre Voix et Images de France. Cf. notamment RENARD, Raymond (1976), La méthodologie S.G.A.V. d'enseignement des langues, Didier. Cette méthodologie a été également appliquée dans l'enseignement en France des autres langues étrangères dans un contexte scolaire. Elle a subi au cours des années des redressements importants dans ses fondements théoriques qui font qu'il existe encore aujourd'hui des tenants de cette méthodologie. Cf. ici l'article de CORTES, J. (1981), "L'ancien et le nouveau testament de la didactique des langues", in : Revue de Phonétique appliquée, numéro spécial : Problématique S.G.A.V. et approche communicative.

128.

La méthodologie notionnelle-fonctionnelle s'appuie sur les fonctions de communication à maîtriser (refuser, dire de faire, féliciter, critiquer, demander) et sur les notions à exprimer (temps, conséquence, forme, etc.). Les éléments linguistiques servant à réaliser ces fonctions et ces notions dans une langue particulière ne sont sélectionnés qu'ensuite et à partir de ce choix par rapport à la grammaire, aux formes linguistiques et aux situations d'usage. Les notions sont donc des concepts que l'apprenant peut avoir besoin de produire ou de comprendre à travers leurs réalisations linguistiques. C'est cette méthodologie qui se trouve à la base de l'élaboration du Niveau Seuil.

129.

Cf. PEYTARD, Jean et PORCHER, Louis (1975), "Textes et discours non-littéraires", in : Langue française n 28.

130.

Cf. LA GARANDERIE, Antoine de (1980), Les Profils pédagogiques, discerner les aptitudes scolaires, Coll. "Paidoguides", Editions du Centurion.

131.

Cf. BARTH, Britt-Mari (1987), L'Apprentissage de l'abstraction, Coll. "Pédagogie", Retz, 192 pages.