3.1. Le sens dans l'apprentissage du sujet

‘"Si l'être est susceptible de se donner du sens, le devoir du pédagogue est d'éveiller cette possibilité de sens"’ et celui de la didactique de proposer dans ses méthodologies une activation concrète de cet éveil à la possibilité de sens.

La structure du projet de sens se situe dans le temps : comment utiliser mon passé pour former mon avenir ? Le recours à l'étude des divergences de ma pensée me fait aller de l'avant vers la découverte de ce sens.

Le mot "sens" fait partie de ces mots-valises qui disposent d'un contenu de significations dont il est toutefois intéressant de prendre conscience avant d'analyser les raisons qui ont conduit les méthodes à exclure le sens de l'opération d'apprentissage des langues étrangères.

Le mot sens comporte en effet communément deux acceptions auxquelles, par dénégation, on peut en ajouter une troisième : la signification, la direction et le non-sens.

Si l'on reprend les méthodes traditionnelles grammaire-traduction, le sens de l'apprentissage des langues étrangères était donné par le seul accès culturel à la littérature de la langue considérée. Ainsi, l'analyse du décryptage hiéroglyphique montre-t-il sans équivoque que l'opération qui confère le sens n'est autre qu'une traduction. Le sens d'un fait, d'un phénomène, d'une donnée quelle qu'elle soit, ne dépend-il pas alors rigoureusement de la possibilité de l'intégrer à un système linguistique ? Peut-il y avoir sens sans intégration à un système linguistique, autrement dit sans traduction ? Le sens peut-il d'autre part exister sans qu'il soit coextensif au symbole ? Un système linguistique est-il autre chose qu'un système symbolique ? N'est-on pas conduit à conclure qu'il ne peut y avoir sens sans symbole ni symbole sans traduction ?

La traduction est une opération orientée d'une langue vers une autre langue ("über-setzen" allemand) qui comporte la particularité d'être réversible ("Rück-über-setz-barkeit") : la traduction idéale permettant à un traducteur de reproduire le texte d'origine à partir de la seule traduction. Le double sens du mot "sens", signification et direction, prend tout son sens dans ce va-et-vient continuel entre les deux systèmes linguistiques.

Mais dire que quelque chose n'a pas de sens n'est-il pas énoncer, comme le faisait Jakobson, quelque chose dans le registre du sens : ‘"Il y a encore des gens pour dire que les questions de sens n'ont pas de sens pour eux, mais quand ils disent "pas de sens", ou bien ils savent ce qu'ils veulent dire, et par ce fait même la question prend un sens, ou bien ils ne le savent pas, et alors leur formule n'a plus de sens du tout."133

Lorsque les enfants sont atteints par le sens, ils sont atteints par la parole interrogeante et n'ont de cesse de poser des questions plus pour montrer qu'ils ont acquis la capacité d'utiliser le langage, cette compétence langagière indispensable à la communication, que pour obtenir des réponses définitives à leurs diverses interrogations : les réponses sont en effet toujours suivies d'autres questions qui montrent la compétence nouvelle de l'enfant à s'interroger lui-même, mais aussi à interroger le monde qui l'entoure pour en mieux cerner et découvrir le sens. Cette découverte du sens se déroulera le long de la vie de cet être humain en devenir qu'est l'enfant. La réponse dernière de ce questionnement n'est-elle pas elle-même une interrogation lancinante sur le sens du sens, mais aussi sur le sens du sujet, sur sa vérité ?

L'approche théologique dite "apophatique" du sens est ici intéressante, dans la mesure où, dans l'impossibilité de dire ce en quoi il consiste, on reste toutefois dans la possibilité de dire ce qu'il n'est pas. Cette méthodologie apophatique se prêterait ainsi le mieux à la saisie du sens. Socrate fait de cette façon surgir le sens et la vérité du sein même de la discussion sophistique, de l'aporie et du non-sens. Nicola de Cusa précisait en transcrivant la racine hébraïque de dawar qu'‘"il est plus vrai de dire ce qu'il n'est pas que ce qu'il est. De lui on parle avec plus de vérité en écartant et en niant."134

En quoi consiste ce sens ? Ne s'agit-il pas ici d'une ouverture encyclopédique à la culture de l'autre. Cette ouverture permettait alors à l'apprenant de mieux comprendre la culture de l'autre. Etait-ce suffisant pour construire cet honnête homme du Siècle des Lumières ? L'honnête homme du Siècle des Lumières était un universaliste, et c'est sur cet universalisme qu'était alors fondé le sens de la quête éternelle de l'homme de la connaissance. Le recours à l'apprentissage d'une langue comme clé d'accès à la culture de l'autre limite toutefois l'universalité à une universalité de salon et de culture personnelle ne fournissant pas de facto l'accès à l'autre dans sa réalité. C'était le temps du virtuel linguistique où la langue importait peu aussi longtemps qu'elle était le véhicule d'un savoir et d'une culture que sa propre langue ne possédait pas encore. C'est à travers les traductions et la connaissance de ses contenus culturels qu'une langue pouvait se révéler le moyen d'accéder à la culture de l'autre et d'enrichir par conséquent sa propre culture en la faisant s'enrichir d'autres expériences vitales.

Les méthodes directes imposent la perte de cet accès à une autre culture par l'utilisation d'une langue essentiellement fonctionnelle. L'apprentissage n'a dès lors plus de sens si l'objectif que s'est fixé la méthode, à savoir une utilisation effective et efficace de la langue dans tous contextes n'est pas atteint. Les autres méthodologies ne participent pas toujours de la façon la plus adaptée à l'élaboration du sens de l'apprentissage d'une langue étrangère.

On a vu en effet que les méthodes audio-orales ou audio-visuelles n'avaient pour finalité que la fonctionnalité du langage dans son aspect quotidien. La découverte du sens de l'apprentissage en milieu scolaire est souvent soumise, dans ses aspects évaluatifs, à des principes d'évaluation normative qui occultent la formation de l'individu. Il paraît certes difficile, en milieu institutionnel, de procéder à une autre forme d'évaluation. De plus, l'accès au sens d'une activité pédagogique - en l'occurrence l'apprentissage d'une langue étrangère - requiert l'adhésion du sujet, une adhésion consciente, voire une adhésion volontaire. Pour occulter cette question, on se retrouve sur une évaluation exclusivement normative en oubliant volontairement d'insister sur la valeur formative que peut revêtir une évaluation.

L'inventaire des formes proposées à l'apprentissage s'est ainsi longtemps fondé sur le recours à des enquêtes de fréquence, notamment celle du français fondamental. dans l'approche communicative. On est alors allé rechercher les formes à enseigner dans un inventaire préalable des situations de communication, afin de préciser les formes linguistiques susceptibles d'être utilisées dans chacune de ces situations. On en arrive alors aux "actes de parole" qui rendent caduques les analyses linguistiquement fondées de la langue sur ses propriétés formelles. Ces "actes de parole" n'ont pourtant pas encore pu subir l'épreuve de la validation théorique, tant leur définition demeure dans le flou le plus grand, fondés qu'ils sont par une intuition - certes réfléchie mais trop peu souvent scientifiquement argumentée - des différents auteurs de matériels pédagogiques reposant sur ces actes de parole. Enfin, sans analyse synchronique de l'apparition chez chaque individu, à la fois de la compétence de communication et de ses propres actes de paroles, il semble difficile d'en déduire des propositions pédagogiques qui tiennent compte de la position centrale, dans l'acte d'apprentissage, de l'apprenant lui-même.

Le moyen de certifier cette adéquation entre propositions pédagogiques et besoins communicationnels de l'apprenant serait l'élaboration comparative des actes de parole inhérents à l'individu apprenant, notamment par l'élaboration d'une grammaire réduite de la langue. Il ne peut s'agir ici d'une grammaire au rabais, d'une grammaire qui produirait chez le locuteur de langue étrangère un pidgin informel ayant certes une valeur communicative, mais ne revêtant pas l'ensemble de la valeur communicative que l'utilisation d'une langue peut donner au locuteur, à cause du manque de clarté et de précision dans les propos tenus. Il s'agit plutôt d'une grammaire réduite adaptée à chaque geste communicatif du locuteur apprenant de la langue étrangère, d'une grammaire réduite qui soit personnelle et en même temps susceptible de développements ultérieurs grâce aux principes méthodologiques qu'elle contiendrait.

La communication ou le conversation se heurtent au même problème par l'absence de motivation profonde dans les exercices de communication. Les propositions qui vont dans le sens d'une expression communicative de l'apprenant restent en effet souvent très générales et s’essoufflent rapidement si la conversation reste un exercice trop artificiel, sans lien direct avec une réalité ressentie et vécue par l'apprenant lui-même. Le sens de cet exercice de communication ne peut-il alors être conféré par un rapport étroit entre ce que vit réellement l'apprenant et ce qu'il a envie d'en faire vivre à ses condisciples ?

Accéder au sens de l'apprentissage d'une langue étrangère, ce n'est donc pas uniquement accéder aux sens que cette langue véhicule, ce serait bien plus associer la langue au sens de soi135 et, par l'intermédiaire de la langue de l'autre, accéder au sens de l'autre. On ne peut accéder au sens de l'autre si l'on n'a pas auparavant accepté que l'autre ait lui-même un sens différent de ce qui constitue son propre sens. Ce n'est qu'à la condition d'accepter la réalité de l'autre que l'on se construit sa propre réalité par l'intermédiaire de l'autre et par rapport à lui.

L'apprentissage d'une langue étrangère ne peut se faire sans un objectif communicatif. Mais la communication ne peut se contenter d'être linguistique ou langagière. L'évolution des modes de communication cybernétique pose des questions à notre société qui devra se renouveler. La communication électronique ne produit plus un échange en tête à tête, mais une diffusion analogue à celle des ondes radiophoniques ou télévisées : vous ne les recevez qui si vous êtes attentifs à leur perception et si vous disposez de la technique adéquate à leur décodage. Le sens de cette communication tous azimuts est alors à redéfinir, de même que l'est le sens de l'accès à une culture jusqu'alors inconnue.

En quoi consiste finalement ce sens ultime de l'apprentissage d'une langue étrangère ? Ne pourrait-il s'agir de comprendre les autres pour mieux vivre avec eux ?

On regrette souvent les dissensions entre les personnes, qu'elles soient issues d'un même milieu familial, local, national, continental. Ces dissensions peuvent revêtir des aspects fort divers dans la mesure où il ne s'agit que d'un conflit mettant en jeu des intérêts personnels (famille). Il en est tout autrement lorsqu'il s'agit d'un conflit à l'intérieur d'un même pays (Yougoslavie) ou d'un conflit continental, voire d'un conflit interplanétaire. L'apprentissage de la culture de l'autre devrait permettre à chacun de relativiser l'importance de l'origine de ce conflit, afin d'en comprendre les données essentielles et d'éviter le recours au pire des moyens coercitifs.

Le système d'appréhension du réel n'est pas universel. On distingue souvent dans la pratique deux inconscients sémiologiques, deux types de sémiosphères différents qui rendent l'approche de la culture d'apprentissage par l'apprenant souvent difficile. Ainsi, c'est tout le discours métalinguistique de l'enseignant qui demande à être contrôlé, explicité, pour éviter la projection sur une langue étrangère des règles qui gouvernent à son insu le locuteur natif dans sa propre langue.

Les fondements de la méthodologie audio-visuelle et de toute pédagogie moderne des langues vivantes étrangères consistent à ‘"isoler dans un premier temps le système oral du système écrit, à adopter ensuite une attitude franchement "béhavioriste" plutôt que "mentaliste", à créer un besoin constant de communication et à éviter, dans la pratique pédagogique, toute référence à la langue maternelle."136

On peut voir, à travers ce que l'on vient de signaler, que ces fondements sont loin de constituer un véritable sens de l'apprentissage des langues étrangères. La question serait alors de savoir sil existe une approche qui permette simultanément l'accès à ce sens de la langue et au sens de l'apprentissage de cette langue.

Notes
133.

JAKOBSON, Roman (1952), "Le langage commun des linguistes et des anthropologues", Essais de linguistique générale, traduits et édités par Nicolas Ruwet (1963), Les Editions de Minuit, pages 38-39.

134.

Nicola de Cusa (1440), De docta ignorantia, I, 26.

135.

La langue est constitutive du langage qui permet au sujet l'expression de sa pensée et la compréhension de la pensée de l'autre. C'est la confrontation de son soi avec celui des autres qui permet au sujet le développement de son propre sens, sans qu'il ait toujours besoin de l'exprimer.

136.

GIRARD, Denis (1968), Méthode directe et méthodes audiovisuelles (Essai de définition d'une pédagogie audiovisuelle des langues vivantes), BELC, Paris, page 9.