Partie 2
La contrastivité, une pratique anthropologique d'apprentissage des langues

Chapitre 4
Analyse contrastive et didactique des langues étrangères

L
es effets de la recherche sur les structures des langues sont particulièrement sensibles sur l'évolution des conceptions pédagogiques de l'enseignement des langues étrangères. L'utilisation de schémas modèles et la manipulation d'exercices structuraux aboutissent certes à des résultats tangibles ; le lien entre la langue d'apprentissage et la réalité de la langue en fonctionnement semble toutefois s'affaiblir à tel point que les linguistes et les pédagogues ont été amenés à s'interroger sur l'avenir d'une méthode d'enseignement et d'apprentissage qui accentue le caractère artificiel du discours pédagogique. Cet enseignement, dans son architecture générale, se révèle insuffisant pour répondre aux besoins des situations de communication réelles, d'assurer le fonctionnement normal de la langue. La tendance trop prégnante d'isoler l'apprentissage et, partant, l'acquisition de la langue seconde de l'emploi de la langue maternelle débouche sur des difficultés d'apprentissage difficilement surmontables dans les débuts de l'apprentissage.

La confrontation avec les données de l'expérience didactique aboutit à la constatation que l'apprentissage d'une langue étrangère est totalement différent de l'acquisition de la langue maternelle par l'enfant (cf. chapitre 1), du fait même de l'existence de mécanismes linguistiques déjà formés chez le bilingue débutant: une méthode d'enseignement qui conteste l'importance de la langue maternelle est vouée à l'échec, du fait qu'il est nécessaire de considérer, comme le dit Lorian, que ‘"l'expérience et la réflexion nous ont prouvé que les traces laissées par la langue maternelle sont réelles, profondes et durables."144.’

Il convient donc de rechercher une autre voie permettant un apprentissage des langues étrangères. Le comparatisme n'est certes pas une découverte nouvelle. Les enseignants jouent depuis toujours dans la pratique des différences entre la langue maternelle et la langue enseignée en vue d'en faciliter l'acquisition par des apprenants débutants. Ce qui est nouveau, en revanche, c'est la systématisation de cette approche, décrite par de nombreux ouvrages et articles publiés entre 1945 et 1965 qui tentent de démontrer que les difficultés de l'acquisition d'une langue étrangère proviennent pour la plupart des différences qui séparent deux langues en contact.

C'est à cette époque que voit le jour une nouvelle branche de la linguistique appliquée, l'analyse différentielle au Canada ou l'analyse contrastive aux Etats-Unis. Ce sont des méthodes fondées sur l'utilisation pédagogique des contrastes entre les langues. On trouve également le terme de caractérologie comparée ou celui d'idiomatologie, mais ces deux derniers n'ont pas été retenus par les spécialistes.

Dès 1941, un programme d'enseignement de l'anglais aux hispanophones permet d'observer tout le parti que l'on peut tirer de la comparaison des systèmes linguistiques engagés dans le processus d'apprentissage. Charles C. Fries145 et Robert Lado146 sont les pionniers d'études contrastives qui soulèvent l'enthousiasme parmi les chercheurs et les praticiens de la pédagogie des langues étrangères. Toutefois, on devient peu à peu très prudent quant à l'appréciation des résultats et plus exigeant en ce qui concerne les fondements théoriques d'une approche contrastive de l'enseignement des langues étrangères. Eric Hamp147 et Carl James148 vont même jusqu'à remettre en question les principes sur lesquels on a construit l'analyse contrastive.

Ce retournement de la réflexion pédagogique de l'époque est le fruit d'une évolution en linguistique théorique après la publication des réflexions de Noam Chomsky149 sur le problème des universaux linguistiques. Si les structures syntaxiques sont universelles, il semble en effet difficile de justifier épistémologiquement une analyse qui reposerait sur les différences entre les langues. L'étude des concepts ou des traits communs aux langues naturelles a pris une importance particulière avec les recherches sur la traduction automatique et sur les grammaires génératives, lesquelles postulent précisément l'existence de similitudes entre les différentes langues. Les travaux de linguistique contrastive, bien que plus limités dans leurs investigations - ils ne portent généralement que sur deux langues à la fois comme nous le verrons plus bas - , s'inscrivent dans la même perspective, puisqu'ils partent également du principe de la comparabilité des langues, donc d'une certaine similarité. Une analyse approfondie faisant appel à la fois aux données linguistiques et psychologiques devient alors nécessaire.

L'analyse contrastive de la première époque faisait en effet essentiellement appel à la description phonologique des langues en contact. Il faut admettre que la comparaison lexico-grammaticale posait de nombreux problèmes notamment à cause de l'énorme quantité d'éléments qu'il fallait décrire, de la complexité de leurs relations et de la nécessité de faire intervenir le sens. On ne disposait pas enfin de descriptions adéquates des langues que l'on voulait comparer. Une analyse contrastive exhaustive de deux langues en contact était ce vers quoi tendaient tous les travaux de l'époque. Pourtant, pour toutes ces raisons, une telle analyse n'a jamais pu être totalement achevée. On n'a pas moins retiré des développements fort utiles de ces tentatives de descriptions et l'on a ainsi pu apporter des clartés nouvelles sur le mécanisme d’apprentissage de la langue seconde.

Le scepticisme que l'on peut encore percevoir aujourd'hui ne peut cependant faire table rase d'une très riche bibliographie spécialisée150, ni des nombreux projets de bigrammaires qui se sont constitués depuis 1968151. L'analyse contrastive a montré qu'elle est capable de rendre d'incontestables services à l'enseignement des langues étrangères, ‘"même si elle ne peut pas à elle seule constituer une didactique des langues"152.’

Notes
144.

LORIAN, A. (1966), "Les interférences de langues, forces destructrices ?", Le français dans le monde, 44, page 13.

145.

FRIES, Charles C. (1945), Teaching and learning English as a foreign Language, Ann Arbor, University of Michigan Press.

146.

LADO, Robert (1957), Linguistics across Cultures, University of Michigan Press.

147.

HAMP, Eric P. (1968) "What a Contrastive Grammar is not, if it is", in: ATLATIS, J. E. (éd.), Monograph Series of Language and Linguistics, 21, pages 137 à 147.

148.

JAMES, Carl (1971), "The Exculpation of Contrastive Linguistics", in: NICKEL, G. (éd.), Papers in Contrastive Linguistics, 21, pages 53 à 68, édition en allemand (1972) : "Zur Rechtfertigung der kontrastiven Linguistik", in: NICKEL, G., Reader zur kontrastiven Linguistik, Francfort/Main, pages 21 à 38.

149.

CHOMSKY, Noam (1957), op. cit.

150.

Voir Annexe : Références bibliographiques sur l'analyse contrastive page 377.

151.

Voir les projets de bigrammaires cités in : REIN, Kurt (1983), Einführung in die Kontrastive Linguistik, WWB, Darmstadt.

152.

MACKEY, W.F. (1974), "Les dimensions de la linguistique différentielle", in: Le français dans le monde, 103, page 26.