2. Contrastivité et perception

Qu'est-ce donc que cette perception et en quoi consiste son rapport avec la contrastivité ? La perception sensorielle a toujours fait l'objet de diverses questions de la part de l'homme. A quoi d'autre que la seule survie peuvent bien servir ces cinq sens dont nous disposons et qui nous permettent d'acquérir une connaissance plus profonde de notre environnement immédiat ? Comment percevons-nous le réel qui nous entoure ? Peut-on développer cette perception, la domestiquer afin d'en faire une aide précieuse à la découverte de l'essence du réel ? Nos sens ne nous trompent-ils parfois pas ? C'est en poursuivant notre interrogation des philosophes que nous tenterons d'apporter des éléments de réponse à ces questions.

Tout d'abord, qu'entend-on par perception ? Quel est le rapport entre la perception et la contrastivité, ou comment la contrastivité est-elle présente dans l'action de percevoir ?

Toute perception ne peut en effet se réaliser que par opposition (op-position) à une autre perception. Jean Brun cite le passage suivant de l'ouvrage jadis attribué à Aristote, Du Monde: ‘"Peut-être la nature aime-t-elle les contraires et sait-elle en dégager l'harmonie, alors qu'elle ne s'intéresse pas aux semblables, c'est ainsi qu'elle unit le mâle et la femelle et ne rapproche pas les êtres du même sexe; elle a composé la concorde originelle par les contraires et non par les semblables."191 ’ Le combat et la lutte des contraires deviennent alors les fondements de la perception du monde. Les techniques médicales actuelles ne permettent certes pas encore de dater la première perception de l'embryon. Mais toute mère a pu mettre en évidence que l'enfant qu'elle porte en elle perçoit le bruit, parfois même les sentiments parce qu'elle fait l'expérience qu'il est capable de réagir à ces perceptions. C'est à partir de la perception forte des contraires sonores, de l'opposition entre le silence et le bruit, à tous les degrés que puisse se réaliser cette opposition, mais aussi de l'opposition entre des sentiments éprouvés par la mère elle-même que toute perception se construit chez l'enfant par rapport aux précédentes par l'intermédiaire du sens que lui donne la mémoire. Plus l'opposition entre les perceptions est forte, plus cette perception est ressentie comme importante et primordiale et plus les réactions du foetus sont grandes, montrant par là qu'il y a effectivement perception. ‘"Entre contraires, il y a une lutte qui aboutit à la création."192

Ce changement perpétuel, dans le temps et dans l'espace, de toute chose perçue pose la question de l'identité d'une chose, voire des choses. Platon évoque également cette question dans son Théétète :

‘ "Se peut-il, Théétète, qu'une chose entièrement différente d'une autre ait jamais avec elle quelque propriété commune, et ne nous imaginons pas qu'il s'agisse d'une chose qui soit en partie la même et en partie différente, mais d'une chose différente de tout point?" (Théétète 84).’

Cette question de l'identité des choses ressortit du mythe ancien du bateau de Thésée193. Toutes les pièces du bateau de Thésée ont été successivement remplacées. Est-ce toujours le même bateau alors que tout ce qui le compose n'est plus original ? L'identité de la forme fait-elle l'identité de la chose ? La question de l'identité n'est plus une question concernant les seuls faits, les seuls objets comparés. On y introduit un jugement qui ne peut se contenter de concerner l'objet, qui ne peut donc être objectif. Ce jugement qui dépend du sujet implique que l'identité de deux choses ou d'une chose avec elle-même ne peut être évaluée que relativement : ‘"C'est toujours depuis un point de vue que nous déterminons l'identité d'une chose ou d'une personne."’ Le problème de l'identité ne peut donc être résolu dans une sorte de continuum entre identité parfaite et différence totale, même s'il paraît nécessaire de définir le point à partir duquel cette identité n'existe plus pour faire place à la différence. Le mythe du bateau de Thésée accroît le caractère aporétique de cette notion d'identité. L'apparition de la notion de structure profonde par opposition à celle de structure superficielle semble être un embryon de résolution de ce problème. Certes, par le fait que toutes les pièces du bateau de Thésée ont été changées, il est devenu autre. Mais il reste le même dans la mesure où seules ses pièces ont changé. Il n'y a là aucun paradoxe, contrairement aux apparences, mais ici, ce sont deux conceptions de l'identité qui s'affrontent. La première constate un changement superficiel concernant la structure visible, la fonction pratique de la chose. L'autre s'attache plutôt à la matière, à la structure profonde de la chose. La première conception de l'identité considère la forme extérieure de l'objet, sa ressemblance extérieure plutôt que ses différences essentielles, intérieures, qui viennent de la différence des matériaux utilisés pour sa construction.

Ce mythe du bateau de Thésée est à rapprocher d'une constatation biologique. Les cellules composant un individu ne cessent de se transformer. Il est ainsi établi que notre corps est "neuf" tous les sept ans. Il est neuf, parce que les cellules sont neuves, parce que toutes les pièces composant notre être physique ont été changées. Sommes-nous pour autant différents tous les sept ans ? "Il a changé" s'entend-on dire parfois. Notre identité n'est donc en apparence pas immuable. Elle est synchronique : elle dépend de la période considérée. Pourtant, nos caractères biologiques restent fondamentalement les mêmes. Il faut se souvenir des réflexions qui ont fait suite aux premières transplantations d'organes moteurs. On doutait alors de l'identité de la personne transplantée. Qu'en sera-t-il lorsque l'on sera capable de transplanter un cerveau et l'ensemble des connexions neuronnales qui sont le résultat de l'expérience de l'être à qui ce cerveau appartenait ? L'identité de la personne transplantée sera-t-elle la même qu'avant la transplantation ? Il est difficile aujourd'hui de répondre à ces questions tant que l'expérience scientifique n'a pas été réalisée. En ce qui concerne les transplantations contemporaines, même s'il y a changement des "pièces" constituant le corps physique, il n'y a transformation d'identité que dans la mesure où l'être psychologique du receveur d'organe a pris conscience de la dimension encore extraordinaire du fait de recevoir cet organe d'un autre être.

Il n'en demeure pas moins que le jugement sur l'identité restera relatif, comme le souligne encore Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, parce que toute perception ne peut qu'être située dans l'expérience. Il est nécessaire de s'appuyer sur notre propre expérience du monde pour pouvoir avancer dans la connaissance du monde. On ne peut venir à la connaissance que par l'entremise la rupture entre l'expérience acquise et l'expérience présente :

‘"Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir d'une vue mienne ou d'une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire. Tout l'univers de la science est construit sur le monde vécu et si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord cette expérience du monde dont elle est l'expression seconde. La science n'a pas et n'aura jamais le même sens d'être que le monde perçu pour la simple raison qu'elle en est une détermination ou une explication."194

Cette rupture, entre ce que l'on sait déjà et ce que l'on est en train d'intégrer dans son savoir nouveau, c'est l'acte contrastivant qui en est à l'origine, qu'il soit positif parce qu'identitaire, ou négatif parce que différentiel. Ainsi, tant que le semblable l'emporte sur le dissemblable, on parle d'identité; si c'est l'inverse, on parle de différence. Le rôle du jugement dans la détermination de l'identité (et de la différence) est donc fondamental, mais il ne consiste pas à inclure un élément particulier dans une classe ou un genre (par exemple: ceci est un stylo); la fonction du jugement est d'assujettir les perceptions différentes d'une chose à l'idée d'une même chose.

La célèbre analyse du morceau de cire menée par Descartes dans la deuxième Méditation métaphysique 195 parvient à ce résultat, contre l'empirisme sensualiste qui s'évertue toujours à dissoudre l'unité et l'identité d'une chose en une pluralité et diversité de sensations.

Mais la perception ne se limite pas aux sens. Elle ne se produit pleinement que si on lui confère un sens. La perception est ainsi le point de départ de notre connaissance du monde en même temps qu'elle en est l'instrument de notre action sur lui. La perception nous permet de con-naître au monde. Notre connaissance prend ainsi naissance à la fois dans l'expérience et dans la raison qui constituent les ressorts de l'expérience contrastivante en conférant par la réflexion au déjà-là une valeur sans cesse réactualisée. C'est à la fois l'expérience et la raison qui nous permettent en outre conjointement de parvenir à l'absolu et à la connaissance intime du monde, même si cette connaissance ne pourra jamais être parfaite : la nature de la matière, l'essence de l'âme humaine, ou l'existence de Dieu nous resteront ainsi fort longtemps étrangères. D'où nous vient alors cette insatiable envie d'y aller voir de plus près ?

La perception sensorielle aiguise les instincts. L'homme, grâce à sa faculté de penser va transformer ces perceptions, va les domestiquer, les développer, les trier afin qu'elles deviennent des réponses aux questions qu'il se pose. Cette procédure exige des efforts de la part de l'homme comme le souligne Platon : ‘"Il y a donc certaines choses que, dès leur naissance, les hommes et les bêtes sont naturellement capables de sentir: ce sont les impressions qui gagnent l'âme en passant par le corps. Au contraire, les raisonnements qu'on fait sur ces impressions, relativement à leur essence et à leur utilité, ne viennent que difficilement et à la longue, à force de travaux et d'études, à ceux chez qui ils se forment" (Théétète 128)’. Si l'action de percevoir et de comparer est donnée, la connaissance demande un cheminement par le contraste qui exige de la part de celui qui veut con-naître un effort, parce qu'il va devoir se trouver dans l'errance.

Jambet196 affirme l'existence d'une situation herméneutique à l'origine de l'être historique de l'homme sur laquelle repose l'existence humaine dans un monde de symboles et de sens : ‘"L'homme peut donner du sens à la vie parce que la vie donne du sens à l'homme et, en l'homme, au fait de donner du sens à la vie. Il ne faut donc pas dire que l'existence est rendue possible par l'histoire, mais que l'histoire est rendue possible par l'existence, la révélation et l'interprétation des sujets eux-mêmes grâce à l'univers des symboles et du sens, où ceux-ci sont révélés à eux-mêmes."’ Si le monde, la vie, l'histoire n'étaient pas porteurs de sens et de symboles, l'homme ne pourrait inventer ni sens ni symboles dans ses perceptions qu'elles soient immédiates, sensorielles ou bien artistiques, voire intellectuelles. Sans sens ni symbolisation de sens, sans rupture entre le passé et le présent, entre le déjà-là et l'expérience immédiate, à savoir sans contraste, il n'est pas de langage possible, et notre propos n'aurait aucun sens. Quel sens y aurait-il à donner du sens à la vie, si la vie elle-même n'avait pas de sens ?

Le sens profond de toute perception sensorielle n'est pas donné : l'homme a pour tâche de se l'approprier ; il semble pourtant, comme le signale Bernardin de Saint-Pierre, que ‘"toutes ces harmonies sont faites pour l'homme. [...] Les contrastes existent, non seulement dans les ouvrages de la nature en général, mais dans chaque individu en particulier, et constituent, ainsi que les consonances, l'organisation des corps. [...] Les harmonies, les consonances, les progressions et les contrastes doivent donc être comptés parmi les premiers éléments de la nature. C'est à eux que nous devons les sentiments d'ordre, de beauté et de plaisir que nous éprouvons à la vue de ses ouvrages ; comme c'est de leur absence que naissent ceux du désordre, de la laideur et de l'ennui."197 ’. C'est l'homme qui, en regardant la nature, en essayant, à force d'efforts, de travaux et d'études, de découvrir les causes de ces contrastes, pourra découvrir personnellement le sens caché de toute perception. C'est du moins une des tâches auxquelles s'attache ou devrait s'attacher toute réflexion éducative.

L'action de percevoir ne peut en conséquence faire l'économie de la comparaison qu'elle soit positive ou négative. Une comparaison par juxta-position et op-position, c'est-à-dire par le contraste qui propose une rupture entre deux choses mises l'une à côté de l'autre parce qu'elles sont différentes, se révèle en outre davantage porteuse de sens dans la perception d'une comparaison des identités de chacune de ces choses.

Notes
191.

BRUN, Jean (1997), op. cit., page 44 et 45.

192.

Doxographie d'Héraclite, Diogène Laërce, IX, cité dans VOILQUIN, Jean (1964), Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier-Flammarion, page 82.

193.

Cf. GUENANCIA, Pierre (1995), "L'identité", in: KAMBOUCHNER, Denis (1995), Notions de Philosophie, Gallimard, pages 563 à 635.

194.

MERLEAU-PONTY, Maurice (1945), Phénoménologie de la perception, Gallimard, éd.

195.

DESCARTES, René (1641), Meditationes de prima philosophia - Méditations métaphysiques.

196.

JAMBET, Christian (1983), La logique des orientaux, Seuil.

197.

SAINT-PIERRE, Jacques-Henri-Bernardin de (1830), Oeuvres complètes, Tome second : "Etudes de la nature", Paris, Lequien & Pinard, pages 130, 144 et 145.