3. Contrastivité et acquisition du langage

La perception n'est pourtant pas en elle-même porteuse de sens. Elle ne devient porteuse de sens qu'à partir du moment où elle est impliquée dans le processus de connaissance qui contribue directement au développement de la spécificité de l'être humain. Dans l'acquisition de la performance langagière, l'homme procède également par tâtonnements fondés sur la compétence innée de comparaison des perceptions. Les tâtonnements successifs sont autant de tentatives, d'essais, qui forment ensemble l'errance symptomatique de l'accès au langage et, partant, à la connaissance. Cette errance, ce mouvement incessant de va-et-vient entre les essais positifs et les essais négatifs constitue le propre de la démarche contrastive par la rupture que le sujet va devoir effectuer entre son expérience passée et l'expérience qu'il vient de faire de l'erreur ou du succès dans sa démarche.

Le langage se construit grâce à cette capacité inhérente à l'être humain de symbolisation, mais aussi, comme on l'a montré plus haut, grâce aux perceptions qu'il reçoit dès les premiers moments de sa conception. En quoi cette compétence langagière peut-elle être le fruit de processus contrastifs ?

L'acquisition du langage par l'enfant repose, comme on l'a déjà vu plus haut, sur son environnement immédiat et se développe grâce à la présence innée d'une compétence de symbolisation. Cette interaction de l'homme d'une part, en tant qu'être individuel "programmé" pour le langage et de son environnement social d'autre part, rappelle le caractère englobant de la dialectique héraclitéenne : elle rassemble à la fois l'homme et le monde. Cette apparente contradiction doit être dépassée afin que l'homme ne se replie pas sur lui-même et reste ainsi en dehors d'une société qui lui permet justement d'avancer dans la connaissance de soi-même et donc de conférer un sens à sa vie. Chercher à résoudre cette contradiction demeure dans le domaine de l'impossibilité.

En se construisant son langage, l'homme se définit des concepts qui correspondent, à ce moment-là et en ce lieu précis, à ce qu'il nomme. Il existe certes un arbitraire de la nomination, comme on l'a vu plus haut. Cet arbitraire vient de la présence d'une contradiction de la chose avec les autres choses. Hegel, dans Science de la Logique insiste sur le fait que :

‘"Une chose n'est vivante que pour autant qu'elle renferme une contradiction et possède la force de l'embrasser et de la soutenir."198

Mais il ajoute aussitôt que l'élucidation de cette contradiction ne va pas de soi. Elle exige du temps, de l'exercice, mais surtout la liberté d'aller plus avant dans la réflexion sur cette contradiction par de constants va-et-vient qui participent à l'élaboration hic et nunc d'un concept propre à l'auteur de la pensée. Un concept, c'est une spéculation synchronique de la représentation que l'on se fait alors d'une chose. Mais ce concept conserve cette propriété d'évolution dans le temps et dans l'espace :

‘"La dialectique, telle que nous la comprenons ici, et qui consiste à concevoir les contraires comme fondus en une unité ou le positif comme immanent au négatif, constitue le spéculatif. [...] Chaque concept constitue une unité de moments opposés auxquels on pourrait par conséquent donner également la forme d'affirmations antinomiques. Devenir, existence, etc., bref, n'importe quel concept peut ainsi révéler des antinomies qui lui sont propres, et l'on pourrait en conséquence établir autant d'antinomies qu'il y a de concepts. [...] La seule vraie solution ne peut consister qu'en ce que les deux déterminations, tout en étant opposées et parties nécessaires d'un même concept, soient considérées, non dans ce qu'elles ont d'unilatéral, chacune pour elle-même, mais comme ayant leur vérité dans leur suppression, dans l'unité de leur concept."199

Pour illustrer cette affirmation, Hegel utilise les résultats des recherches philologiques comparatives du temps et montre combien un même mot peut changer son sens en fonction de l'utilisation pratique qu'on peut en faire :

‘"Dans le langage courant, aufheben a un double sens: celui de conserver, de maintenir, et celui de faire cesser, mettre un terme200. [...] C'est ainsi que ce qui est supprimé est en même temps ce qui est conservé, mais a seulement perdu son immédiateté sans être pour cela anéanti. [...] La pensée spéculative ne peut que se réjouir de trouver dans la langue des mots ayant par eux-mêmes une signification spéculative, et la langue allemande possède plusieurs de ces mots."201

Pour comprendre cet exemple, il est nécessaire de revenir à l'étude diachronique de la signification de ce verbe. Si aufheben a le premier sens de relever, soulever, c'est qu'il désigne le mouvement par lequel on relevait effectivement une chose comestible à l'intérieur d'un foyer, de façon qu'elle puisse se trouver en dehors du contact direct du feu. Une fois relevée, cette chose avait disparu des yeux, elle ne pouvait donc plus être matériellement vue, elle était perçue comme ayant disparu. Sa disparition du sens de la vue impliquait sa suppression totale dans la mesure, certes primitive, où l'on ne conçoit plus ce que l'on ne perçoit plus. Mais elle n'était supprimée que pour le sens de la vue : en fait, elle allait bénéficier de son emplacement pour être maintenue, grâce à l'action lente de la fumée qui allait petit à petit transformer cette chose en un aliment conservé, apte à être consommé plus tard. L'évolution sémantique de ce verbe montre combien son utilisation en contexte dépend de l'expérience qu'on en a faite. On pose le sens nouveau du mot à côté de celui qui avait cours auparavant. En cela, cette évolution sémantique ressortit également de l'acte contrastant.

Un concept n'est en conséquence jamais figé, puisqu'il évolue avec le temps et celui qui en fait usage. C'est ainsi que les représentations que se fait l'utilisateur du langage peuvent changer et évoluer. Hamelin dans son Essai sur les éléments principaux de la représentation, note également cette perpétuelle évolution des concepts dans la représentation que s'en fait l'utilisateur de ses traductions dans le langage :

‘"Il y a en droit un passage régulier d'une notion à une autre quand elles doivent coopérer, et par conséquent, le point d'attache de celle-ci doit être marqué sur celle-là. Autrement, la pensée procéderait par de perpétuelles pétitions de principe, ou, si l'on aime mieux, par une série de sauts d'un absolu dans lequel elle semblerait murée à un autre dans lequel on ne voit pas comment elle pourrait entrer. Mais il n'en est pas moins vrai que, en fait, le point d'attache d'une notion inconnue ou presque inconnue sur une notion donnée est forcément très difficile à découvrir."202

Mais il montre en même temps que c'est la compétence comparative qui, grâce à la juxtaposition des termes, c'est-à-dire au contraste, permet à l'homme de développer cette compétence de symbolisation à l'origine de sa compétence langagière. La performance langagière ne dépend pas du seul environnement social : c'est en comparant les choses entre elles, en dépassant les contradictions qu'elles peuvent présenter, en les regardant et en les étudiant les unes à côtés des autres dans leurs différences que se font jour les particularités de chacune de ces choses. Ces particularités, une fois conceptualisées, font avancer la connaissance de l'homme, même si cette connaissance est perpétuellement susceptible d'être mise en doute et donc toujours mouvante, parce qu'elles donnent une image objective valable à une époque et dans un contexte donnés de la réalité de la chose. Sans la possibilité donnée par la comparaison en ce qu'elle constitue une rupture avec le déjà-là, cette compétence langagière se résumerait à la faculté de n'utiliser que ce déjà-là et ne saurait permettre à l'homme d'être sans cesse le recréateur du langage qui lui permet d'échanger avec l'autre.

Notes
198.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich (1812), Wissenschaft der Logik - Science de la logique, éd. Aubier 1976.

199.

HEGEL, op. cit.

200.

aufheben signifie en allemand à la fois relever, soulever, conserver et supprimer.

201.

HEGEL, op. cit.

202.

HAMELIN, Octave (1907), Essai sur les éléments principaux de la représentation, Presses Universitaires de France.