4. Contrastivité et communication

On entend donc plus ou moins distinctement les caractéristiques extérieures d'une langue, mais le sens en est absent aussi longtemps que nous n'établissons pas le rapport indispensable à la réalisation de l'objectif même de la langue: poser une question ou tenter de répondre à une question afin que la connaissance propre d'un locuteur passe dans la connaissance propre au co-locuteur. Cette transmission de connaissance ne peut se faire en l'absence du sens.

Le sens ne représente pas ici la même notion que celle que nous avons introduite plus haut. Le sens désigne ici le contenu sémantique du langage, son signifié. Dans un processus comparatif, c'est ce qu'on appelle le tertium comparationis, ce troisième élément de la comparaison qui est à la fois la source et le résultat de la comparaison. La contrastivité ne peut faire l'économie de cet élément fondamental.

Le principe de la comparaison de deux langues joue toujours sur un tertium comparationis situé au-dessus de chacune des langues : le sens, la fonction, la diversité de l'expression, mais aussi le mot, sa place, voire l'accompagnement non verbal dont il dispose. La confrontation montre que ce que, dans une langue, une forme de mot exprime, va être exprimé dans une autre tantôt par la place de ce mot à l'intérieur du discours, tantôt par le choix d'un autre mot. C'est le cas, par exemple, de la fonction des substantifs à l'intérieur de la phrase en français et en allemand. D'un autre côté, le principe de comparaison montre comment on peut, grâce à des mots différents et grâce à des formes placées à des endroits différents, exprimer et comprendre un même sens.

Cela signifie que la comparaison de deux langues ne peut faire l'impasse sur le sens. La forme n'en est pourtant pas à exclure, dans la mesure où l'apprentissage peut se faire d'autant plus facilement que deux structures en contraste sont plus ressemblantes tant au niveau de la forme que du fond, d'autant plus simplement qu'elles révèlent une équivalence à la fois de forme et de sens.

L'analyse contrastive s'opère pourtant d'abord sur la forme au détriment du sens: une équivalence de sens n'équivaut pas obligatoirement à une équivalence de forme. C'est même justement la distance entre l'équivalence de forme et l'équivalence de sens qui pose le problème contrastif dans son aspect didactico-pédagogique.

Ce système de communication que constitue le langage revêt certes surtout un aspect purement utilitaire : le contact entre les nations, les échanges, la villagisation du monde et de notre planète à travers les moyens techniques font qu'il est devenu indispensable d'entretenir des contacts avec nos partenaires.

Cette communication n'est pourtant pas simple dans la mesure justement où elle ne repose bien souvent que sur la langue. Langue écrite, mais aussi langue orale. Or, le système de communication par le langage, s'il demeure le plus efficace, n'est pas un moyen infaillible, dans la mesure où, souvent, la langue est loin de traduire la vérité tout entière à cause de l'apparente imprécision du langage employé ou de sa réception inadaptée par le locuteur. Il suffit par exemple de constater qu'un segment parlé comme en français [lkardlap lis] peut avoir plusieurs réceptions que seul le contexte permettra de différencier avec justesse.203

Les réflexions de Wittgenstein sur le langage nous permettent une autre approche de cette question. Dans son Tractatus logico-philosophicus de 1921, il fait vagabonder sa pensée sur la pensée. Pour Wittgenstein, le monde est un assemblage de faits empiriques indépendants les uns des autres, dépourvus de toute connexion logique. Notre connaissance se résume à un décalque de ces faits concrets. Le langage devient alors la totalité des propositions ayant un sens, c'est-à-dire la totalité de nos pensées. Si l'homme dispose de ce langage, il n'a toutefois pas conscience de la manière dont chaque mot signifie, ni de ce qu'il signifie :

‘"4. - La pensée est la proposition ayant un sens.
4.001 - La totalité des propositions est le langage.
4.002 - L'homme possède la faculté de construire des langages, par lesquels chaque sens se peut exprimer, sans avoir nulle notion ni de la manière dont chaque mot signifie, ni de ce qu'il signifie. - De même que l'on parle sans savoir comment sont émis les sons particuliers de la parole.
Le langage quotidien est une partie de l'organisme humain, et pas moins compliqué que ce dernier.
Il est humainement impossible d'en extraire immédiatement la logique du langage.
Le langage travestit la pensée. Et notamment de telle sorte que d'après la forme extérieure du vêtement l'on ne peut conclure à la forme de la pensée travestie ; pour la raison que la forme extérieure du vêtement vise à tout autre chose qu'à permettre de reconnaître la forme du corps.
Les arrangements tacites pour la compréhension du langage quotidien sont d'une énorme complication."204

L'homme dispose d'un langage sans avoir la moindre notion de la façon dont il fonctionne, de même qu'il n'a pas la moindre idée de la façon dont les sons qu'il produit pour exprimer ses pensées sont émis par son corps sur ordre de sa capacité de pensée. Pourtant, l'homme est capable de travestir sa pensée, si bien que le langage ne se contente pas d'être un instrument d'expression de la réalité perçue par lui, mais peut se révéler être un instrument de tromperie du co-locuteur, que cette tromperie puisse être positive ou négative :

‘"3.323 - Dans le langage quotidien il arrive très fréquemment que le même mot désigne d'une manière différente - donc appartienne à différents symboles - ou que deux mots, qui désignent de manière différente, soient utilisés extérieurement de la même manière dans la proposition.
Ainsi apparaît le mot "est" en tant que copule, en tant que signe d'égalité et en tant qu'expression d'existence ; le mot "exister" en tant que verbe intransitif comme le mot "aller" ; "identique" en tant qu'adjectif ; nous parlons de quelque chose, mais aussi de ce qu'il se passe quelque chose.
Dans la proposition "Le Vert est vert" - où le premier mot est un nom propre, le dernier un adjectif - ces mots n'ont pas simplement une signification différente, mais ce sont des symboles différents."205

Cette conception du langage, étroitement apparentée au courant empiriste et anti-métaphysique de G.E. Moore et B. Russel, montre combien l'interprétation de nos expériences peut difficilement déboucher sur une vraie connaissance de la réalité par l'unique langage. Wittgenstein propose ainsi de remplacer le vide des jugements logiques par la connaissance vraie des faits de la nature qui seule peut atteindre la réalité des choses : il y a une relation nécessaire entre les mots et les choses qu'ils désignent.

Cette herméneutique du langage suppose toutefois la réalité de la proposition de départ, à savoir que le langage transforme la vérité pour l'adapter à notre volonté. Si cette proposition n'est pas dénuée de fondement, il paraît incongru de penser que la fonction essentielle du langage se résume à cette assertion. Le langage peut certes masquer la réalité des choses, travestir la vérité. Cependant, on ne peut fonder la communication sur cette suspicion incessante des affirmations de l'autre. On peut également supposer que ce que l'autre dit, même si cela ne correspond pas toujours à sa propre vérité, peut contenir une part de cette vérité qu'il est alors de notre fait de creuser, afin de découvrir la propre vérité de l'autre : le recours au contraste permet alors de mieux mesurer cette part de vérité et de mensonge. Les relations sociales ne peuvent être uniquement fondées sur le mensonge ou sur le travestissement de la vérité. Il incombe à chacun de travailler cette vérité de l'autre pour découvrir ce qu'elle peut avoir de commun avec sa propre vérité, voire avec une vérité qu'on pourrait alors qualifier d'universelle.

C'est au moins ce que pense Paul Ricoeur lorsqu'il affirme qu'on ne peut dissocier ce qui est dit de ce que l'on veut dire :

‘"Une herméneutique qui se règle sur le sens incorpore nécessairement, à titre de segment de sa trajectoire entière, des procédures objectivantes, telles que l'analyse structurale et sémiologique ; de telles procédures sont entièrement légitimées par ce que j'ai appelé la dissociation du sens verbal à l'égard de l'intention mentale. Certes, la trajectoire complète de l'herméneutique implique que cette objectivation soit elle-même surmontée dans la reprise du sens : on peut continuer d'appeler comprendre cet acte terminal, ce dernier pilier de l'axe herméneutique ; mais la compréhension ne laisse pas de s'appuyer sur l'explication qu'elle achève bien plus qu'elle ne s'y oppose. Au reste, le langage quotidien résiste à cette dichotomie : quand on ne comprend pas, on demande une explication ; et ce qu'on a compris, on est capable de l'expliquer ; toute procédure qui "rend compte" du sens est une manière d'expliquer en vue de comprendre mieux."206

Cette recherche de sens, de signification, à l'intérieur du processus communicationnel est rappelé par les trois niveaux organisationnels du langage ou de tout autre mode de communication qu'a introduits Dell H. Hymes207 pour définir la compétence de communication : la grammaire-ressource, la grammaire du discours et la performance :

‘"Le principe méthodologique fondamental de la linguistique, la covariation forme/sens, qui distingue entre ce qui est répétition et ce qui est contraste significatif du point de vue communicatif, s'applique à ces trois niveaux. Le domaine de la grammaire qui est le plus souvent étudié est [celui de] "la grammaire-ressource". La covariation forme/sens identifie des oppositions et des traits qui font partie du potentiel systémique du code. [...] Ces oppositions peuvent apparaître dans des contextes tout à fait particuliers, comme par exemple la clarification ("j'ai dit 'aime', pas 'âme'"). Mais les contrastes courants dans la conversation impliquent des ensembles paradigmatiques d'autres types. Lorsqu'on demande aux utilisateurs d'une langue de dire quelque chose d'une autre façon, ils fournissent le plus souvent des contrastes non de phonème ou de transformation, mais de diction, de familiarité, de politesse, c'est-à-dire, en général, de style. On peut appeler l'organisation des moyens linguistiques à ce niveau la "grammaire du discours". [...] Le troisième niveau auquel s'applique la covariation forme/sens [... est celui ] de la performance. On peut comparer des performances individuelles et des types de performance qui sont caractéristiques d'individus ou de groupes. [Pour prendre une analogie musicale,] on peut distinguer la "grammaire" du style classique dans laquelle Beethoven a écrit une sonate, le "texte" de la partition (pour laquelle le manuscrit peut fournir d'intéressants exemples de choix de forme/sens de la part du compositeur), et les différentes approches de la performance, de l'exécution, caractéristiques de périodes musicales différentes et de pianistes de formation, de tempérament et de goûts différents. On peut mettre en évidence des marques de différence : un choix de tempo, un usage sobre du rubato, la clarté ou l'obscurité des voix intérieures, une gamme dynamique limitée, etc. Lorsque la qualité de l'exécution, de la performance, n'est pas en cause, des contrastes formels de ce genre peuvent être associés à des différences de sens musical, perçues et voulues."’

On ne peut donc faire l'économie du contraste dans le processus de communication. Or, le processus de communication ne peut naître qu'en présence d'un com-municant, c'est-à-dire d'un autre être à qui il soit possible de transmettre les pensées. Teihard de Chardin ne peut supposer la pensée sans quelqu'un à qui la transmettre. Notre condition d'être social nous procure la pensée grâce à la communication. Le langage en soi n'est pas porteur de pensée. C'est l'autre qui interprète la communication par le langage comme porteur de la pensée du premier :

‘"Car telle doit être ma deuxième remarque, - une remarque que je ne puis éluder. Dans le cas de l'ontogénèse humaine, nous pouvons glisser sur le problème de savoir à quel moment le nouveau-né peut être dit accéder à l'intelligence, devenir pensant: série continue d'états se succédant dans un même individu, depuis l'ovule à l'adulte. Qu'importe la place, ou même l'existence d'une coupure ? Tout autre est le cas d'une embryogénèse phylétique, où chaque stade, chaque état, est représenté par un être différent. Plus moyen ici (du moins avec nos méthodes actuelles de penser) d'échapper au problème de la discontinuité... Si le passage à la réflexion est vraiment, comme sa nature physique paraît l'exiger, et comme nous l'avons admis, une transformation critique, une mutation du zéro à tout, impossible de nous représenter, à ce niveau précis, un niveau intermédiaire. Ou bien cet être n'est encore qu'en deçà, - ou bien il est déjà au-delà, - du changement d'état. Qu'on retourne le problème comme on voudra. Ou bien il faut rendre la Pensée impensable en niant sa transcendance psychique sur l'instinct. Ou bien il faut se résoudre à admettre que son apparition s'est faite entre deux individus."208

Il ne peut y avoir de communication sans qu'un autre soit présent et permette aux deux de communiquer. Il importe généralement peu de connaître les processus biologiques qui conduisent à cette compétence de communication, de savoir si elle est imputable à une disposition bio-génétique ou d'ordre sociologique. Cette compétence est la résultante de deux facteurs indispensables à son apparition : l'activité de la pensée et la présence d'un autre. Le contraste permet ici de rendre intelligible, lisible, compréhensible à l'homme dialogal la nécessité de l'autre dans la construction de son propre sens.

Le rapport de l'homme au monde repose constamment sur un principe de contrastivité, tant au niveau métaphysique, moral qu'individuel. Entre la perception du monde et son intelligibilité, il existe une rupture que l'homme en devenir ne peut que dépasser. Il en est de même entre l'être communicant et l'autre. Cette distance entre l'un et l'autre, ce contraste individuel ne peuvent se réduire sans la possibilité de la communication. N'en est-il pas de même pour ce qui est des langues en confrontation ? Si l'identité de la forme ne peut en aucun cas être avérée, l'identité de la matière, elle, est indiscutable : le sens, ce troisième partenaire de la confrontation de deux langues constitue la matière essentielle de l'identité des deux langues.

On a déjà vu plus haut les conséquences de cette affirmation dans le domaine de la traduction. L'important est moins la forme matérielle du message que son contenu sémantique209. Si l'identité matérielle est tout à fait improbable, voire impossible, l'identité de sens fonde les différences matérielles. Ce sont ces différences qu'il convient par conséquent d'étudier de plus près, afin de pouvoir, dans les différences structurelles, reconnaître l'identité sémantique.

La mise en commun d'un sens, pour imparfaite qu'elle puisse être, n'en requiert pas moins de chacun des co-locuteurs mis en communication qu'il leur soit possible, pour en déterminer plus précisément le contenu, de recourir aux différences extérieures qui habillent ce contenu. Ce n'est qu'à cette condition, la négociation interactive du sens, que le sens véritable pourra lui aussi être communiqué.

Le recours à la comparaison, mais surtout au contraste à l'intérieur du processus de communication permet ainsi à l'homme d'élaborer son système de communication de telle sorte qu'il soit capable de transmettre aux autres hommes de son groupe social le contenu de sa pensée.

Notes
203.

"le car de la police", "le quart de la police", "le quart de la peau lisse", etc.

204.

WITTGENSTEIN, Ludwig (1921), Tractatus logico-philosophicus, Trad. fr. : Pierre Klossowski, Gallimard, 1961, page 81.

205.

WITTGENSTEIN, Ludwig (1921), op. cit., pages 64 et 65.

206.

PHILIBERT, Michel, Ricoeur, Seghers, éd.

207.

HYMES, Dell H. (1984), Vers la compétence de communication, Crédif / Hatier, Coll. "Langues et apprentissage des langues, 219 pages. Voir notamment pages 191 à 196.

208.

TEILHARD DE CHARDIN, Pierre (posth. 1955), Le Phénomène humain, Seuil.

209.

Cf. ici les extraordinaires et spectaculaires traductions de l'oeuvre de Georges Pérec, La Disparition (Denoël, 1969), dont les versions allemande (due à Eugen Helmlé (1986) sous le titre Anton Voyls Fortgang, Francfort, Zweitausendeins) et anglaise (due à Gilbert Adair sous le titre A Void, Harvill/Harper/Collins) ont repris à leur compte le même lipogramme insensé de l'auteur.