5. Contrastivité et connaissance

La communication entre les hommes est un des moyens privilégiés d'accès à la connaissance. C'est surtout grâce à l'échange avec l'autre en contraste que la connaissance du monde devient possible à l'homme. Cette question de l'accès à la connaissance n'est pas une question nouvelle. Elle a préoccupé les penseurs depuis l'origine. Quelques idées-phares sous-tendent la présence, dans ce processus d'accès à la connaissance, du phénomène contrastif. Le conflit des contraires est à l'origine de l'essence, de la substance même des choses. L'unité n'existe que dans le paradoxal. La connaissance saisit l'être et le non-être.

Selon Axelos ‘"le logos de la dialectique est un et unifiant ; il se traduit, se ré-fléchit, s'infléchit partout. Harmonie et lutte s'opposent et se composent, de même que les opposés s'accordent. Cette première vérité peut avoir de multiples manifestations : physiques, médicales, musicales, politiques. Toutes ces concrétisations de la vérité première ne sont des concrétisations qu'à la lumière unique qui les éclaire."210

Locke décrit la connaissance comme ne pouvant pas partir de rien. La connaissance ex nihilo est impossible :

‘"Supposons donc qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle une table rase (tabula rasa), vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit: comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l'homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D'où puise-t-elle tous ces matériaux, qui sont comme le fonds de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela, je réponds en un mot, de l'expérience: c'est là le fondement de toutes nos connaissances; et c'est de là qu'elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons, et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ces pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, que nous pouvons avoir naturellement."211

Nous percevons par les sens, mais aussi par la réflexion. En effet, nos sens sont appelés à percevoir l'ensemble des signaux émis par l'univers qui nous entoure, sans en distinguer aucun. C'est notre réflexion qui va procéder au tri des perceptions sensibles: les bruits ne sont plus seulement des bruits indistincts, mais deviennent des éléments qui montrent la réalité du monde sensible extérieur. Notre "âme" procède alors au tri de ces perceptions et c'est alors que nous prenons part à l'intériorisation de ces éléments extérieurs. Sans le tri effectué par notre réflexion, les perceptions ne seraient qu'un amas d'informations impossibles à exploiter pour nous faire avancer dans notre connaissance du monde réel. C'est ainsi que les perceptions sensorielles confuses lors d'une promenade dans une ville ou dans une forêt ne peuvent être révélatrices d'une chose que lorsqu'elles sont triées par nos sens dans une perspective de conscientisation de l'objet émetteur par opposition aux autres objets présents dans ce même univers : lors d'un concert symphonique, qui fait surtout appel à notre ouïe, nous pouvons nous concentrer sur un instrument ou sur un groupe d'instruments pour suivre leur mélodie par op-position aux autres.

De plus, cette capacité de distinction perceptive nous permet un développement de nos connaissances :

‘"Et premièrement, nos sens étant frappés par certains objets extérieurs font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. C'est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux de l'amer, et de tout ce que nous appelons qualités sensibles. Nos sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre âme, par où j'entends qu'ils font passer les objets extérieurs dans l'âme; ce qui y produit ces sortes de perceptions. Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons dépend entièrement de nos sens, et se communique à l'entendement par ce moyen, je l'appelle sensation."212

L'acte contrastivant n'est-il pas alors un facilitateur de connaissance ? ‘"L'opposition des contraires est, à la fois, condition du devenir des choses et, en même temps, principe et loi. L'état de stabilité, de concorde et de paix, n'est que la confusion des choses dans l'embrasement général. [...] Il n'en a pas moins le mérite, en établissant le rôle des contraires, d'avoir montré, fût-ce vaguement, que le devenir était susceptible de connaissance précise, peut-être de mesure; ce dernier sert de lien intelligible entre les phénomènes."213

Si l'être est un et immuable, il n'en reste cependant pas moins une abstraction qui touche le réel. Parménide définit ainsi une autre série de conditions de la connaissance humaine qui exclut avec force la contradiction et l'incohérence: l'être est réalité, ‘"inengendré, ne connaît ni le passé ni le futur; il est parfaitement homogène, sans discontinuité ni vide"214.’

La physique parménidienne voudrait presque contredire les pensées de Parménide si Nietzsche ne lui avait trouvé une explication en notant que Parménide expose alors les idées de son temps. La physique parménidienne apparaît en effet pétrie de contradictions dans les couples lumière vs. obscurité, feu vs. air opaque. Voilquin précise que, pour Parménide, ‘"la nuit n'est pas causée par le coucher ou la mort du soleil, ni le jour par son lever ou sa naissance. Le jour est produit par une couronne ignée qui suit le soleil dans sa marche ayant toujours sa face tournée vers lui."215 ’ La Terre est immobile au centre de l'Univers.

Deux écoles se partagent donc les esprits, celle d'Héraclite d'Ephèse et des partisans du multiple et du mouvement universel, et celle de Parménide et des partisans de l'unité absolue et du repos immuable. Platon élabore une sorte de synthèse entre ces deux courants qui, d'après lui, aboutissent à des conséquences absurdes ou à l'impossibilité de la connaissance. La théorie des formes ou Idées, en dépit des difficultés qu'elle soulève, est la seule sur laquelle on peut fonder la science. Par la bouche de Socrate, Platon fonde en effet la science sur la connaissance des formes éternelles et immuables:

‘"Ne penses-tu pas qu'il y a une forme en soi de la ressemblance et de la dissemblance, et que ce que nous appelons le multiple participe de l'une, ou de l'autre, ou des deux, et que, si toutes choses ont part à la fois à ces deux formes contraires et sont par là semblables et dissemblables à la fois, il n'y a rien d'étonnant à cela ? Ce qui serait étonnant, c'est que les formes en soi pussent se mélanger et se séparer et admettre en elles des idées contraires comme la ressemblance et la dissemblance, la pluralité de l'unité, le repos et le mouvement." (Parménide, 215).’

Mais Platon ne se satisfait pas de cette abstraction de l'être. Il avait déjà transfiguré l'être dans son Théétète, en le faisant devenir l'être par excellence, source de toute vie et de toute action. Bien que le Théétète soit antérieur au Parménide, et que le Parménide en constitue une suite logique, nous avons voulu ne l'introduire qu'ici pour montrer que les réflexions du Parménide constituent un approfondissement du Théétète, sans qu'il ne soit à aucun moment contredit. Cette lecture du Théétète nous permet d'approcher encore cette dialectique du semblable et du dissemblable comme fondements du processus de connaissance par la perception contrastivante.

Si nous avons pu percevoir quelque chose, nous en avons par conséquent acquis la connaissance. Socrate poursuit son questionnement à Théétète : ‘"Par exemple, avant d'avoir appris la langue des barbares, dirons-nous que, lorsqu'ils parlent, nous ne les entendons pas, ou que, du même coup, nous les entendons et savons ce qu'ils disent ?"’ Théétète répond que ‘"nous entendons à la fois les sons aigus et les graves, mais ce qu'enseignent à ce sujet (...) les interprètes, nous ne les percevons par (...) l'ouïe, ni nous ne le connaissons." (Théétète 92)’

On entend donc plus ou moins distinctement les caractéristiques extérieures d'une langue étrangère, mais le sens en est absent aussi longtemps que nous n'établissons pas le rapport indispensable à la réalisation de l'objectif premier de la langue : poser une question ou tenter de répondre à une autre afin que la connaissance propre à un locuteur passe dans la connaissance propre à son co-locuteur. Cette transmission de connaissance ne peut se faire en l'absence du sens.

Cela signifie que la seule perception ne peut nous apporter qu'une connaissance imparfaite de la réalité perçue. Encore faut-il que cette réalité perçue puisse être intériorisée afin de la transformer en réalité présente au sein de la connaissance de l'homme. La perception ne constituerait alors qu'une sorte de proto-connaissance demandant à être analysée, exploitée pour enfin être intériorisée dans chacun de nous.

Il est donc indispensable de travailler sur cet objet perçu. Ce travail d'intériorisation de l'objet perçu ne peut se réaliser sans le recours à une comparaison avec les autres objets analogues :

‘"Mais si avec une opinion droite sur un objet quelconque, on saisit encore ce qui le distingue des autres, on aura la science de l'objet dont on n'avait auparavant que l'opinion." (Théétète 170)’

La comparaison des objets perçus aboutit à une meilleure connaissance de chacun de ces objets :

‘"Comment pouvais-je avoir une opinion sur toi plutôt que sur tout autre ? Suppose en effet que je me dise en moi-même: 'Celui-là est Théétète qui est un homme, avec un nez, des yeux, une bouche et tous les autres membres', en quoi cette pensée me fera-t-elle concevoir Théétète plutôt que Théodore, ou, comme on le dit, le dernier des Mysiens ?" (Théétète 171) ’

Pour connaître Théétète, il est nécessaire de comparer Théétète et Théodore en découvrant peu à peu ce qui distingue, ce qui différencie ces deux individus. Il ne suffit pas de repérer leurs ressemblances : leurs ressemblances les classent tous les deux dans une catégorie d'êtres sans qu'on puisse en distinguer les particularités de chacun d'entre eux. Seules leurs différences vont se révéler ici porteuses de connaissances de l'un par rapport à l'autre.

C'est donc moins la ressemblance, mais plus précisément la différence qui, d'après Platon, constitue le fondement de la connaissance d'un objet ou d'un être, parce qu'elle permet de mettre en valeur les caractéristiques principales de cet objet ou de cet être comme le montre le long extrait en annexe (Théétète, pages 171 à 174).

L'apprentissage passe par l'autre. Toute connaissance passe par la différence. Si le monde, dans l'allégorie de la Caverne, n'est qu'une apparence vaine, éloignée de toute réalité, qui ne correspond pas à la vérité, on ne peut voir le réel dans sa réalité que parce qu'on passe par d'autres filtres que ceux dont on a habituellement l'usage. Ce sont les autres (animés ou inanimés) qui nous enseignent. Platon place ainsi l'être comme source de toute vie et de toute action.

C'est à ces réflexions de la philosophie antique que de nombreux philosophes modernes ont puisé leurs recherches spéculatives sur la transcendance, connaissance de l'être de l'homme. Toutefois, ce problème de la connaissance et de sa réalisation dans l'homme a toujours préoccupé les modernes. De nombreux philosophes ont ainsi fondé la connaissance sur l'expérience du contraste différentiel : c'est en partant de l'expérience que, grâce à la rupture qu'elle suscite avec l'observation présente, la connaissance du nouveau surgit dans la conscience de l'individu. On n'en citera ici que quelques-uns dans la mesure où il existe un rapport étroit et explicite avec notre problématique.

C'est ainsi que Bacon, dans son Novum Organum, I, affirme qu'il y a deux façons d'atteindre la connaissance : la première n'établit pas de rupture contrastivante puisqu'elle déduit, sans réflexion profonde, sans retour réflexif sur cette expérience première, à partir des faits particuliers observés, les lois qui doivent, selon l'observateur, régir l'ordre universel des choses :

‘"Il n'y a et il ne peut y avoir que deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité. L'une partant des sensations et des faits particuliers, s'élance du premier saut jusqu'aux principes les plus généraux ; puis, en se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les rapporte pour les juger; c'est celui-ci qu'on suit ordinairement."216

Une deuxième forme d'organisation de la connaissance est celle qui, au contraire, repose sur le contraste et préconise alors le temps de la réflexion, du retour sur soi à partir de cette perception. C'est cette forme qui constitue, selon Bacon, la seule véritable connaissance :

‘"L'autre part aussi des sensations et des faits particuliers; mais s'élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n'arrive que bien tard aux propositions plus générales; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l'a encore tentée."’

La connaissance n'est pas seulement fondée sur l'expérience première, mais elle ne peut se développer que grâce aux diverses expériences nouvelles auxquelles tout individu est confronté, expériences qui devront s'intégrer dans un processus critique de connaissance, un processus de médiation de la connaissance par ‘"la création, psychologiquement fondée et méthodiquement dirigée, de possibilités d'expérience individuelle"217 ’ reposant sur le recours au contraste, cette mise en rupture voulue par l'éducateur entre le "donné" et l'expérience.

Toutefois, cette "sensation" se limite au réel. La connaissance, elle, ne peut se limiter aux choses réelles. Comment en effet expliquer la perception non plus seulement des choses sensibles, mais des réalités humaines abstraites comme ‘"la perception des opérations de notre âme appliquée aux idées qu'elle a reçues par les sens" ? Locke introduit alors une "autre source, d'où l'entendement vient à recevoir des idées"’ :

‘[... Ces] opérations qui, devenant l'objet des réflexions de l'âme, produisent dans l'entendement une autre espèce d'idées, que les objets extérieurs n'auraient pu lui fournir; telles sont les idées de ce qu'on appelle percevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir et toutes les différentes actions de notre âme, de l'existence desquelles étant pleinement convaincus parce que nous les trouvons nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes que celles que les corps produisent en nous lorsqu'ils viennent à frapper nos sens [...]. Mais, comme j'appelle l'autre source de nos idées sensation, je nommerai celle-ci réflexion, parce que l'âme ne reçoit par son moyen que les idées qu'elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations."218

Voilà l'objet de la contrastivité telle qu'on l'a déjà effleurée auparavant : la connaissance n'est pas seulement la perception brute d'un objet ; la connaissance ne peut se réaliser que s'il existe un retour, une réflexion de celui qui perçoit l'objet vers l'environnement de cet objet. Ce retour, cette réflexion font partie des opérations menant à la connaissance. Comment cet objet perçu devient-il observé ? C'est par un mouvement volontaire, intériorisé de la perception‘, "en réfléchissant sur ses propres opérations"’, en les confrontant, en les différenciant les unes des autres que l'esprit de l'homme acquiert la connaissance des objets observables qui l'entourent.

Jean-Jacques Rousseau, dans la "Profession de foi du vicaire savoyard" reprend cette idée de Locke pour atteindre la vraie connaissance de l'univers. La perception ne vaut que si elle est intériorisée par ce mouvement de comparaison qui s'appuie sur les contrastes entre les choses : ‘"quand les sensations sont différentes, l'être sensitif les distingue par leurs différences : quand elles sont semblables, il les distingue parce qu'il sent les unes hors des autres."219

Cette connaissance des choses et du réel ne peut se faire que par le seul mouvement personnel du sujet. Lorsque le précepteur lance son élève dans l'étude du soleil et de la manière de s'orienter, c'est en opposant des acquis à des sensations qu'il va lui faire approcher la connaissance du réel.220

Pestalozzi a repris cette hypothèse de la réflexion comme source de connaissance. La perception ne suffit pas, elle ne constitue que le fondement de la connaissance que l'intelligibilité doit asseoir chez le sujet. Dans son ouvrage Comment Gertrude instruit ses enfants, il insiste sur le fait que ‘"l'intuition sensible est le fondement absolu de toute connaissance, ou, en d'autres termes, que toute connaissance doit venir de l'intuition sensible et doit pouvoir être ramenée à elle."221

La connaissance est bien le fruit de nos perceptions du réel, mais cette connaissance ne suffirait pas si l'on ne lui adjoignait une réflexion sur ses propres modes de fonctionnement pour acquérir cette connaissance de notre propre être. L'ensemble de la dixième lettre de Pestalozzi montre combien cette intuition sensible est indispensable à l'élaboration du langage, dans la mesure où, à partir de la perception du réel, la seule nomination de ce réel est une opération qui exige qu'on ‘"établisse une différence essentielle entre les lois de la nature et leur marche, c'est-à-dire leurs effets particuliers et la représentation de ces effets."222 ’ La dénomination se révèle alors être une démarche contrastivante, parce que l’on va poser l’une à côte de l’autre, pour qu’elles s’appuient l’une contre l’autre la chose et sa représentation.

La perception du monde est une affaire individuelle, propre à chaque individu à partir du moment où cette perception se transforme en connaissance. Une connaissance ne peut être qu'individuelle. C'est cette connaissance qui va participer à la construction du langage de chaque individu. Par la réflexion, par ce que Wittgenstein appelle la pensée, le langage se développe pour exprimer et communiquer à l'autre ce que l'on tient à communiquer de sa propre personnalité, de son individualité :

‘"5.6 Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde.
5.61 Ce que nous ne pouvons penser, nous ne saurions le penser ; donc nous ne pouvons dire ce que nous ne saurions penser."223

Mais le langage n'appartient pas qu'à celui qui l'utilise. Lorsque le langage exprime la pensée d'un individu, il n'est pas sûr pour autant que le co-locuteur reçoive cette pensée dans sa totalité. Montaigne disait que ‘"la parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l'escoute."224 ’ Il y a donc perte de sens à la fois dans le message produit et dans le message reçu.

L'expérience théâtrale montre ici un exemple de cette aporie du comportement humain à l'intérieur de la communication. Au départ, il y a l'idée d'un auteur dramatique. La mise en forme textuelle de cette idée exige de la part de l'auteur un incessant va-et-vient entre cette idée et la façon dont il va pouvoir l'exprimer. Une fois le texte mis en forme de manière définitive, vient l'acteur sous la férule du metteur en scène. Ce ‘"pantin merveilleux dont le poète tire la ficelle et auquel il indique à chaque ligne la véritable forme qu'il doit prendre"225 ’ intériorise à sont tour l'interprétation du metteur en scène. Cette interprétation, il va devoir la traduire, le mieux qu'il pourra, afin de la faire passer au-dessus de la rampe et rendre sensible le spectateur à l'intuition de départ de l'auteur. Tout l'art du comédien consiste donc à communiquer des idées nées à partir d'une succession de ruptures de sens sans qu'il y ait, pour le spectateur commun, la moindre perte possible du sens original. On se trouve ici aussi dans un processus contrastivant qui doit, à travers des étapes indispensables de construction reposant sur des ruptures de sens entre les différents auteurs-acteurs de la production, élaborer le sens voulu par le créateur.

Toute communication impose donc une perte des renseignements communiqués par sa simple réalisation. Pourtant, cette communication est indispensable à l'homme, parce que sa pensée ne peut se réaliser que dans un contexte social. Jean-Claude Pariente, dans son article sur le langage signale ainsi que ‘"la communication entre les hommes enveloppe la reconnaissance par chacun qu'il ne peut s'assurer de sa pensée qu'en la confrontant avec celle d'autrui et qu'il doit par conséquent admettre la contestation et la polémique pour accéder à ce qu'il pense. Si le langage nous imposait une mise en forme rigide de l'expérience, il ne serait pas compatible avec cette dimension d'ouverture indéterminée à l'autre qui maintient entre les hommes un lien dont la nature n'est pas simplement biologique."226

De plus, la communication ne se réduit pas à rendre communes des idées analogues ou identiques. Seule la confrontation d'idées différentes permet à l'homme de progresser dans sa connaissance de son environnement, certes, de l'autre aussi, mais surtout de soi-même. Pariente insiste en disant qu'‘"on ne met pas fin au silence pour rendre compte de ce que chacun peut voir par lui-même; si l'on parle, c'est plutôt pour signifier la différence que le donné, physique ou non, fait par rapport à ce (que, au risque du malentendu on croit) qu'autrui en sait. C'est pourquoi une des fonctions dans laquelle le langage est irremplaçable, est de nous permettre d'accéder à la connaissance mutuelle de nos états d'esprit vis-à-vis du donné."227

Notre langage constitue donc un élément essentiel de notre pensée grâce à la communication qu'il permet d'exister entre les hommes. Hegel disait des mots qu'ils étaient des étants animés par la pensée. Ces étants sont, pour Lev Vygotsky ‘"absolument essentiels à notre pensée. [...] La conscience se reflète dans le mot comme le soleil dans une goutte d'eau. Le mot est lié à la conscience comme la cellule est liée à l'organisme tout entier, comme l'atome est lié à l'univers. Un mot est un microcosme de la conscience humaine."228

Et c'est justement grâce aux opérations contrastivantes de notre pensée que nous avons accès à la connaissance qui peut à son tour être transmise à l'autre, dans un mouvement continuel d'échange afin de faire progresser l'humanité tout entière. Mais cette opération contrastivante repose essentiellement sur la comparaison des différences, car, comme l'a constaté Vygotsky dans ses études expérimentales, ‘"l'enfant prend conscience des différences plus tôt que des ressemblances, non pas parce que les différences conduisent à un dysfonctionnement, mais parce que l'acquisition de la similitude demande une structure de généralisation et de conceptualisation plus avancée que l'acquisition de la dissemblance. En analysant ce développement des concepts de différence et de similitude, nous avons trouvé que la prise de conscience de la ressemblance présuppose la formation de la généralisation, ou d'un concept qui embrasserait les objets qui sont semblables ; la prise de conscience de la différence ne requiert pas de généralisation de cette sorte - elle peut se faire jour d'une autre manière."229

Notes
210.

AXELOS, op. cit. page 61.

211.

LOCKE, John (1690), Essay concerning Human Understanding, trad. fr. P. Coste, 1700, réimpr. 1972, Essai sur l'entendement humain, Vrin, II, 1.

212.

LOCKE, op. cit.

213.

VOILQUIN, Jean (1964), Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier-Flammarion, pages 72 et 73.

214.

VOILQUIN, op. cit., page 89.

215.

VOILQUIN, op. cit., page 90.

216.

BACON, François, Baron de Verulam (1620), Novum organum ou éléments d'interprétation de la nature.

217.

SOËTARD, Michel (1999), "Expérience", in : HOUSSAYE, Jean, éd., Questions pédagogiques, Coll. "Education", Hachette, page 250.

218.

LOCKE, op. cit.

219.

ROUSSEAU, Jean-Jacques (1762), Emile ou de l'éducation, éd. Garnier-Flammarion 1966, page 351.

220.

Cf. ROUSSEAU, Jean-Jacques (1762), op.cit., pages 232 à 238.

221.

PESTALOZZI, Johann-Heinrich (1801), Wie Gertrud ihre Kinder lehrt (Comment Gertrude instruit ses enfants), Heinrich Gessner, Zurich, trad., intr. et notes de Michel SOËTARD, Castella, Albeuve (Suisse), 1985, page 176, souligné par Pestalozzi.

222.

PESTALOZZI, Johann-Heinrich (1801), op. cit., page 190.

223.

WITTGENSTEIN, Ludwig (1921), op. cit., 5.6 et 5.61.

224.

MONTAIGNE, Michel de (1595), Essais, Livre III, chapitre XIII, GF Flammarion, éd. 1979, page 299.

225.

DIDEROT, Denis (1773), Paradoxe sur le comédien, Garnier-Flammarion (1967).

226.

PARIENTE, Jean-Claude (1995), "Le langage", in : KAMBOUCHNER, Denis (éd.), Notions de philosophie I, Gallimard, Folio Essais, page 406.

227.

PARIENTE, Jean-Claude (1995), op. cit., page 416.

228.

VYGOTSKY, Lev (1934), Thought and Language, trad. en anglais par Alex Kozulin (1986, éd. 1996), MIT Press, Cambridge, Mas., pages 255 et 256.

229.

VYGOTSKY, Lev, op. cité, page 164 : "the child becomes aware of differences earlier than of likeness, not because differences lead to malfunctioning, but because awareness of similarity requires a more advanced structure of generalization and conceptualization than awareness of dissimilarity. In analizing that development of concepts of difference and likeness, we found that consciousness of likeness presupposes the formation of a generalization, or of a concept, embracing the objects that are alike ; consciousness of difference requires no such generalization - it may come about in other ways."