6. Contrastivité et éducation

Il nous faut désormais poser la question du rapport entre contraste et éducation. Pour cela, il convient de constater tout d'abord que le contraste n'est éducation qu'en soi, c'est-à-dire dans la mesure où c'est la conscience du contraste qui participe à l'éducation de l'être. Cette conscientisation du contraste permet en effet de développer une méthodologie qui part de l'empirique pour aller vers une généralisation théorisée. Elle permet ensuite une approche plus intime du monde extérieur par une connaissance plus intérieure de ce monde perçu : le contraste permet la connaissance de l'essence même d'une chose, car il permet au sujet de prendre conscience des rapports intimes qui reposent sur les différences entre les choses constituant le réel. Enfin, en tant que processus non individuel, en requérant l'indispensable présence de l'autre, le contraste établit une sorte de promotion du côté social de l'être individuel.

La communication entre les hommes ne peut s'instaurer que s'il existe la possibilité d'un objet de cette communication. Mais cette communication est soutenue par une éducation qui doit prendre en compte l'aspect contrastif de toute acquisition. Cet incessant va et vient entre ce qui est déjà connu et ce qui est à connaître, qui pose le non-encore-connu à côté du connu, c’est ce qui confère à toute nouvelle acquisition son "sens" intrinsèque, suivant qu’elle est en rapport avec les questionnements immédiats ou non du sujet de l'éducation. Si la contrastivité est innée, comme tout ce qui est inné à l'homme, elle peut se développer et devenir ainsi plus effective. Quel est alors le rôle qu'on peut assigner au phénomène contrastif en ce qui concerne le développement de l'être de l'homme ? Existe-t-il un rapport entre le processus contrastivant et l'éducation de l'homme ?

Lorsque le philosophe allemand Johann Georg Hamann, l'un des inspirateurs du Sturm und Drang (1730-1788) écrit à Herder le 10 août 1784 que ‘"la raison est parole"230 ’, il entrevoit le gouffre qui concerne les deux parties de son affirmation. Si la raison est un abîme reposant sur la parole, la parole devient elle-même un abîme dont le fondement ferait tout aussi défaut. L'insondable profondeur de la Raison n'a d'égales que les infinies variétés d'expression du sens par la parole.

Le sens, ce tertium comparationis commun à toutes les langues, représente l'élément commun des choses. Le sens est à l'intérieur de toute chose. La lumière du soleil éclaire les choses lorsqu'elle les atteint. En l'absence de choses, la lumière n'éclaire rien. Elle est, mais elle n'existe pas. Il en va de même pour l'éducation. L'éducation est parce qu'elle instruit, elle transmet des savoirs et des savoir-faire.

Le concept d'éducation, de conduite de la personne en devenir, ne peut se suffire d'une simple transmission de savoirs : c'est l'objet de ce qu'on appelle l'instruction. L'éducation prend le pas sur l'instruction lorsque l'on passe d'une transmission de savoir-faire ou de savoirs à un éveil de la construction autonome d'un savoir-être : l’éducation est alors cette conduite vers un autre soi.

En cela, le recours au contraste constitue une méthodologie autonomisante, ce sapere aude de Kant231, d'accès à la science des choses, même si cette science des choses est en perpétuel devenir, comme le sujet contrastant d'ailleurs, car ‘"rien n'est un en soi, une chose devient toujours pour une autre et il faut retirer de partout le mot être" (Théétète 81).’ Les choses n'ont pas d'être définitif, et ‘"elles sont en train de devenir, de se faire, de se détruire, de s'altérer" (Théétète 82)’. L'éducation ne se contente plus d'être alors, elle existe, en donnant, en conférant à l'éduqué la réalité, la vérité profonde des choses, d'une part, et de la pensée, d'autre part, comme le souligne Hamelin dans son Essai sur les éléments principaux de la représentation : ‘"La pensée fût-elle toute objective n'est point une chose: elle est rapport, elle est passage d'un terme à un autre, les termes eux-mêmes n'étant fixes que par opposition au passage et en tant qu'ils ne passent pas l'un dans l'autre."232

Le recours au contraste, justement par l'acquisition d'un mode de pensée qui fait continuellement référence à la réalité de l'autre différente de la mienne qui m'est première, mais aussi cachée à la mienne car inconnue de moi, participe, par la connaissance de cette réalité, à l'amélioration de mon état parce que je vais devoir intégrer cette réalité comme existant dans le réel. L'autre n'est alors plus une fiction rêvée, mais une réalité perçue dans son essence. Le recours au contraste ne doit cependant pas être confondu avec une certaine sorte de relativisme qui ferait abstraction de l'humain dans l'être233.

Le contraste n'est alors ni celui de l'optique, ni celui de la médecine234. Il s'agit ici de l'éducation de l'homme qu'il ‘"faut faire passer d'un état à un état meilleur" (Théétète 99)’. Il ne s'agit pas non plus d'une éducation disciplinaire concernant un certain domaine des connaissances de l'homme, mais bien d'une exploitation de l'expérience conduisant à la connaissance conceptuelle des choses.

C'est la prise de conscience par l'être contrastivant qui est éducation, en permettant également de s'approprier le monde par une connaissance plus profonde de ce dernier. Le contraste, plus que la simple similitude, permet la connaissance de l'essence des choses par et à travers l'essence des choses.

La prise en compte du contraste dans l'éducation dépasse les processus de gestion individuelle de l'apprentissage comme peut l'être, par exemple, la gestion mentale235, et devient une conscientisation individuelle de son appartenance à une communauté identitaire, peut-être nationale et, au delà, humaine. Il ne s'agit plus seulement de développer des processus cognitifs individuels, mais de développer en parallèle une prise de conscience communautaire et universelle qui tend au développement de son apprentissage par l'intermédiaire de ce qui est autre, de ce qui est différent de ce dont on a déjà conscience. Si, comme le souligne Martine Abdallah-Pretceille, ‘"le surgissement de l’altérité, via les cultures, les rencontres et les échanges, réintroduisent une dimension humaniste qui vise une meilleure connaissance de l’homme par l’homme"236 ’, la démarche contrastivante, qui requiert la présence indispensable de l'autre, du différent, promeut, en conséquence, le côté social de l'être.

Une rapide analyse du Sophiste237 nous ouvre la voie vers une question propre à l'élucidation de l'aspect ontologique du concept de contraste : le contraste entre deux choses n'est pas le contraire de cette chose, c'est le non-être de cette chose, c'est-à-dire tout ce que cette chose n'est pas. Cela ne signifie en rien qu'on ne peut connaître l'essence d'une chose : "L'absolu seul est vrai". L'absolu ne se trouve pas, selon Hegel, au-delà du réel, il se manifeste en lui. Et c'est justement la contradiction, ‘"racine de tout mouvement et de toute manifestation vitale"’ qui va rendre une chose ‘"capable de mouvement, d'activité, de manifester des tendances ou impulsions [...].Une chose n'est donc vivante que pour autant qu'elle renferme une contradiction et possède la force de l'embrasser et de la soutenir."238

Hegel ne cache pas d’ailleurs ‘"qu'il y a une foule de choses contradictoires, d'institutions contradictoires, etc., dont la contradiction n'a pas seulement sa source dans la réflexion extérieure, mais réside dans les choses et les institutions elles-mêmes."239 ’ Ainsi, l’acte éducatif se produit-il dans une contradiction quasi-permanente entre la liberté à laquelle on élève l’être en devenir en même temps que l’autorité à laquelle on le soumet. Le rapport contradictoire entre dépendance et autonomie a ainsi été mis en évidence dans l’Emile par Francis Imbert : ‘"Réduits à l’état de sevitude, ces hommes [les éducateurs] ont peur de “ l’enfant en liberté ”. Il en résulte que “ l’âge de la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de l’esclavage ”. C’est à la condition de briser l’ordre de cette double détermination “ naturelle ” et soicale et les pseudo-fatalités qui s’y nouent que l’éducation se réalise comme praxis émancipatrice."240

Les exemples de contradiction ne manquent pas dans tout système éducatif, parce que la contrastivité fait toujours un peu partie des pratiques de la pédagogie. Lorsque l’on introduit une nouveauté pédagogique, on se heurte souvent à des situations paradoxales. Comment, par exemple, gérer une véritable approche communicative dans un groupe d’individus quantitativement trop important pour qu’une véritable communciation s’instaure ? Comment épanouir l’autonomie de l’être en recherchant dans la situation éducative des moments de travail en groupe, en équipe ? Comment évaluer les compétences acquises des apprenants sans satisfaire à la fois les exigences institutionnelles ? A quoi peut-on véritablement jauger la construction de l’être dans l’acte éducatif ? Comment former un citoyen par l’éducation publique et l’éducation domestique ?241

Construire à partir de tous ces paradoxes demande de la part de l’être en devenir une ouverture spécifique, tout au moins une initiation qui intègre ces contradictions pour les rendre aptes à construire à partir d’une pensée encore peu exercée : ‘"Le dialectique, [...] qui consiste à concevoir les contraires comme fondus en une unité ou le positif comme immanent au négatif, constitue le spéculatif. C'est là son côté le plus important, mais aussi le plus difficile pour une pensée encore peu exercée, non-libre"242

Ce savoir absolu, cette connaissance parfaite, la conscience ne peut l'atteindre qu'au terme d'un "long chemin de culture" que constitue l'éducation. La Phénoménologie de l'esprit 243 présente ce ‘"chemin de la conscience naturelle qui subit une impulsion la poussant vers le vrai savoir"’. Tout moment de la conscience, tout degré de la réalité spirituelle est quelque chose de différent de ce que - à ce moment et à ce degré - nous le croyons être. Dans le but de se réaliser lui-même, l'être humain doit continuellement devenir quelque chose de plus qu'il n’est ou qu'il ne sait être. Cet incessant travail sur soi, cette éducation de soi, qu’ils soient médiatisés par le pédagogue ou qu’ils se développent ensuite par la propre volonté du sujet, débouchent sur l'esprit absolu, totalité de l'autoconscience qui surmonte et implique toutes les contradictions, qui embrasse toute la richesse de la réalité, qui est affirmation et négation de soi, car il est un processus constant de dépassement de soi, et, partant, d'éducation.

Le contraste consiste également en ce processus constant de dépassement de soi puisqu'il exige une constante remise en question de ce que l'on est, de ce que l'on sait. Rousseau insiste sur le fait que l'éducation d'Emile doit peu à peu s'autonomiser : il doit devenir le propre créateur de son savoir. Le processus qui consiste à établir un rapport de comparaison avec ce que l'on est déjà et ce que l'on sait déjà nous pousse à remettre incessamment en question l'intériorité de notre être en perpétuel devenir. C'est en cela que le contraste participe à l'éducation de l'être, à cette construction de la personne humaine.

Paul Ricoeur, en traitant de l'interprétation des textes, rejoint cette idée que l'herméneutique de notre environnement par l'entremise d'un interprétation antérieure de notre expérience sensible qui est alors remise en question fait avancer notre connaissance de la vraie réalité :

‘[...] On a reproché, à juste titre, à l'herméneutique romantique de placer l'interprétation des textes sous l'empire des capacités finies de compréhension du sujet ; la traduction française de Aneignen - rendre propre - par appropriation renforce cette impression d'une mainmise du sujet de l'interprétation sur le sens du texte. Il en va tout autrement si le "rendre propre" de ce qui est "étranger" s'applique non à l'intention d'un autrui présumé qui serait derrière le texte, mais aux propositions de monde - d'être-au-monde - que le texte ouvre en avant de lui-même par ses références non-ostensives. Loin qu'un sujet tout constitué projette les a priori de son auto-compréhension préalable, il faut plutôt dire que l'interprétation donne au sujet une nouvelle capacité de se comprendre lui-même en lui offrant un nouvel être-au-monde dont il est agrandi. L'appropriation cesse alors d'apparaître comme une prise de possession ; elle implique plutôt un moment de désappropriation du moi avare et narcissique [...]. Seule l'interprétation qui obéit à l'injonction du sens, qui suit la flèche du sens et s'efforce de penser-selon engendre une nouvelle compréhension de soi. Et dans cette expression : compréhension de soi, j'opposerai le soi qui résulte de la compréhension au moi qui prétend la précéder."244

En tant qu'inhérente à l'être sociétal, la contrastivité est donc un aspect qu'on ne peut ignorer dans l'ensemble du système éducatif. Même en effet si cette contrastivité ne peut à elle seule constituer la seule et unique voie d'accès à l'information et au sens, elle n'en demeure pas moins un élément qui, en rendant davantage autonome un apprentissage tel que l'est celui d'une langue ou d'une civilisation étrangère, contribue à la réflexion personnelle de l'homme sur le sens de l'ensemble de son activité.

Ces connaissances en perpétuelle acquisition donnent un sens à la vie. Ne peut-on dire alors que la contrastivité, tout en étant d'abord anthropologique par ses aspects pragmatiques d'acquisition des connaissances, est également ontologique dans la mesure où la vie n'est plus un événement extérieur à soi, mais où on en devient acteur et où elle permet ainsi au sujet, davantage conscient de ses possibilités et de ces capacités, de mieux se connaître lui-même dans son être ?

Hamelin signalait que ‘"le rapport est précisément ce quelque chose de défini et de subtil à la fois qui ne se laisse pas emprisonner comme une pierre dans les limites d'une surface rigide. Par lui rien ne se confond, mais tout communique. Il permet que l'avenir dépende du passé, mais du coup il permet aussi au présent d'être tributaire de l'avenir."245 ’ L'homme du présent s'est bâti sur son passé, sur toutes les expériences qu'il a accumulées tout au long de sa vie, grâce à tout ce qu'il a pu percevoir du monde extérieur. Mais il ne vit pas sur son passé. Tout homme est conscient d'avoir également un avenir sur lequel, à partir de ses expériences passées, il se projette. L'attitude projective de l'homme en fait un acteur essentiel de son devenir.

C'est aussi ce que veut signifier Teilhard de Chardin qui constate avec bonheur dans Le Phénomène humain ‘"que la naissance de l'intelligence correspond à un retournement [de l'homme] sur lui-même, non seulement du système nerveux, mais de l'être tout entier."246

Notes
230.

Ecrits de Hamann, éd. Roth, VII, page 151; cité dans HEIDEGGER (1959), Acheminement vers la parole, Trad. parue chez Gallimard, 1976, page 15.

231.

Pour le concept d'autonomie, cf. HAMELINE, Daniel (1999), "Autonomie", in : HOUSSAYE, Jean, éd., Questions pédagogiques, Coll. "Education", Hachette, pages 47 à 58. Voir surtout page 55 : Kant "voit dans cette émancipation le signe qu'on est effectivement sorti du statut de “ mineur ” et qu'on a, moralement atteint sa majorité. Ce sont les êtres humains qui détiennent la maxime qui donne autorité à la loi. Et non l'inverse. Le terme autonomie atteint là sa conceptualisation la plus forte et la plus cohérente."

232.

HAMELIN, op. cité.

233.

Cf. TODOROV, Tzvetan (1989), Nous et les autres - La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, Essais, 534 pages. Voir surtout ici la première partie, "L'universel et le relatif": En commentant le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot, Todorov ajoute qu'"il ne faut pas, comme le veut le relativiste, s'interdire de juger les moeurs d'un pays étranger, mais il ne faut pas non plus lui appliquer les normes du sien propre, comme le ferait l'ethnocentriste; on doit trouver un idéal universel" (Todorov, 1989, page 36).

234.

En optique ou en médecine, le concept de contraste est utilisé pour mettre en évidence, par l'usage des couleurs, les propriétés des corps ou des cellules étudiés.

235.

Cf. LA GARANDERIE, Antoine de (1980), Les Profils pédagogiques, discerner les aptitudes scolaires, Coll. "Paidoguides", Editions du Centurion, 259 pages.

236.

ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine (1999), L’Education interculturelle, Coll. "Que sais-je ?", Presses Universitaires de France, page 94.

237.

PLATON, Le Sophiste, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1958.

238.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich (1812), op. cit.

239.

HEGEL, op. cit.

240.

IMBERT, Francis (1997), Contradiction et altération chez J.-J. Rousseau, Coll. "Ouverture philosophique", L’Harmattan, page 113.

241.

Cf. IMBERT, Francis, id., page 106 à 110.

242.

HEGEL, op. cit.

243.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich (1807), Phénoménologie de l'esprit, trad. fr. Aubier Flammarion, 1945.

244.

Inédit, cité in : PHILIBERT, Michel, Ricoeur, Seghers.

245.

HAMELIN, Octave (1907), Essai sur les éléments principaux de la représentation, Presses Universitaires de France.

246.

TEILHARD DE CHARDIN, Pierre (posth. 1955), Le phénomène humain, Seuil.