1.2. Analyse didactique des contrastes mis en évidence

Une première analyse systématiquement contrastive peut s'arrêter là dans un premier temps. On peut se contenter de tirer des conclusions - avec la circonspection dont il convient de faire preuve - sur les structures phonétiques de chacune des langues considérées. C'est ainsi que l'on peut, en analysant d'autres idiomes de cette manière, en tirer une certaine typologie linguistique par exemple, ou bien encore faire des constatations et des généralisations ayant valeur universelle sur la diffusion de certains sons ou de certaines de leurs particularités participant à la définition d'universaux phonétiques.

Cependant, l'aspect pratique et appliqué de la contrastivité conduit à une analyse d'un tout autre point de vue : selon que le domaine d'utilisation visé doit être l'enseignement de l'allemand, du français ou de l'anglais, les différences mises en évidence ci-dessus apparaissent à partir de chacune des langues cibles sous des points de vue didactiques très différents. Le contraste pourra dès lors mettre en évidence que :

a) des apprenants de l'allemand ayant pour langue maternelle le français ne devraient apparemment dans le domaine des consonnes ne connaître de difficultés sérieuses que - voire surtout - pour ce qu'on appelle le "h" aspiré et les sons /ç/ et /x/, qu'on appelle en didactique de l'allemand le "Ich-und-Ach-Laut". Ces trois sons - à moins que l'apprenant ne soit issu d'une région limitrophe (Alsace, Lorraine), ou, pour le /x/, du Roussillon - sont inconnus des Français à partir de l'usage de leur langue maternelle et de son système consonantique.

Ces sons non-français doivent en conséquence être appris indépendamment et complètement, à moins que le francophone n'ait déjà appris une autre langue comportant l'un ou l'autre de ces sons : s'il a déjà entamé un apprentissage de l'anglais, le "h" aspiré n'est plus nouveau et doit donc être pris en considération par rapport à cet apprentissage antérieur ; ce peut être cependant une bonne occasion de remettre cet apprentissage au programme s'il n'a pas été réussi dans la première langue seconde. Il y a en outre une confusion permanente entre la distinction faite en français entre ce qu'on appelle le "h muet" et le "h aspiré" d'une part et le "h" allemand d'autre part. Le "h" français, aspiré ou non, n'est en aucun cas prononcé : il n'est qu'un signe diacritique ayant des conséquences prosodiques dont, dans bien des cas, les francophones contemporains n'ont plus tout à fait conscience. En allemand, en revanche, il est de toute façon marqué par une aspiration en début de mot. L'apprenant francophone devra donc s'exercer à reproduire ce son tout à fait nouveau pour lui. Il devra pour cela recourir à ce dont il est déjà capable grâce à ses expériences antérieures et, par prononciation analogique, revenir à des sons proches qui font partie de ses compétences habituelles. L'aspiration du /h/ est ainsi très proche du /r/ vélaire français à la condition que l'articulation ne soit pas réalisée à l'aide de la langue : le dos de la langue ne doit pas se lever vers le voile du palais comme c'est la cas pour produire le son fricatif, mais rester plat pour laisser libre court à l'air expulsé.

Il convient donc d'apporter à cet apprentissage les mesures didactiques adaptées : existe-t-il un son en français qui se rapproche du /ç/ ? L'analyse phonologique du /ç/ nous montre que l'articulation de ce son est la même que celle de la semi-consonne /j/, à la différence près que cette dernière est voisée, c'est-à-dire que les cordes vocales fonctionnent lors de sa prononciation, alors que le /ç/ ne dispose pas de ce voisement, que le muscle des cordes vocales n'est pas mis en vibration. Par analogie, en reprenant des couples de sons opposés par le seul voisement en français (/s/~/z/ ou /p/~/b/ par exemple), on arrive à d'abord prendre conscience de la différence entre les deux sons pour enfin, suite à l'observation de ce qui se passe réellement dans son système articulatoire propre, reproduire un son ayant une qualité proche de la perfection qui étonne toujours l'apprenant locuteur qui se croyait incapable de prononcer correctement ce son nouveau.

Une remarque supplémentaire concerne le fait qu'il existe des phonèmes présents en français mais pas en allemand. Cela ne pose pas de problème aux francophones apprenant l'allemand : cette particularité n'est donc pas didactiquement pertinente.

Une dernière remarque concerne les phonèmes présents dans les deux systèmes phonétiques et qui ne sont par conséquent pas présents dans le tableau consonnes 1 ci-dessus. Ces phonèmes connus grâce à la langue maternelle ne posent a priori 247 pas davantage de problèmes didactiques. Le son /w/ commun au français et à l'anglais dans le tableau consonnes 2 en est une illustration pour ce qui est de l'enseignement à des francophones de l'anglais ou du français à des anglophones.

b) Mais la réalité devient tout autre lorsqu'il s'agit d'un apprentissage inversé : des apprenants du français ayant pour langue maternelle l'allemand ne connaissent pas dans leur langue maternelle les sons /w/, / / et / /. S'ils ne connaîtront pas de difficultés issues des sons présents dans leur langue mais absents en français, les autres, en revanche, devront faire l'objet d'une approche didactique particulière.

Le /w/ fait également partie du système consonantique de l'anglais. Par analogie, l'appropriation de ce son ne devrait pas poser de problème particulier dans la seule mesure où l'apprentissage de l'anglais précède celui du français. Dans le cas contraire, il deviendra nécessaire de recourir à l'analyse articulatoire de ce son, et on en profitera pour opposer deux sons nouveaux : le /w/ et le / /. Cette analyse articulatoire repose sur une analyse elle-même contrastive puisqu'on va mettre en évidence ce qui oppose ces deux sons pour en retirer les particularités de chacun. En comparant ces deux sons, on s'aperçoit qu'il s'agit d'abord de deux semi-consonnes ou semi-voyelles, c'est-à-dire de deux sons dont l'articulation est identique à celle de voyelles présentes dans les deux systèmes allemand et français, le /u/ et le /y/. Leur réalisation est différente, puisqu'il ne s'agit pas de voyelles pures, mais de voyelles agissant comme des consonnes, c'est-à-dire ayant une réalisation consonantique. C'est la raison d'ailleurs pour laquelle elles sont appelées semi-consonnes ou semi-voyelles. Le principe articulatoire de ces deux sons reste pourtant le même : une articulation vocalique avec une réalisation phonatoire consonantique.

Ces difficultés prévisibles de l'enseignement du français aux germanophones ou de l'enseignement de l'allemand aux francophones peuvent être classées d'après les quatre niveaux d'analyse des sons développés par Kufner248, difficultés d'ordres phonémique, phonétique, allophonique et difficultés qui relèvent de la distribution ou de la combinaison des sons.

Dans les remarques qui suivent, nous voulons mettre l'accent sur le problème de l'interférence auquel on s'est contenté jusqu'à maintenant de faire allusion et qu'il est nécessaire de définir de façon plus détaillée avant de poursuivre. L'interférence, c'est l'influence sur une langue d'une autre langue ayant pour résultat un parasitage de la langue cible.

Selon leur statut, les interférences systémiques sont des apparitions primaires de la performance linguistique, et se situent donc au niveau de la parole exprimée. Elles peuvent cependant exercer durablement leur influence sur le système langagier, et même conduire à des changements langagiers concernant la compétence langagière elle-même.

Le phénomène de l'interférence apparaît lors de l'apprentissage d'une langue étrangère ainsi que dans la polyglotie d'une manière plus prégnante. Alors que, dans le bilinguisme, l'influence négative de la langue seconde sur la langue maternelle est la plus importante, dans l'apprentissage d'une langue seconde, ce sont les influences de la langue maternelle sur le processus d'apprentissage de la langue seconde qui rendent ce processus très intéressant pour les psycholinguistes comme pour les didacticiens des langues étrangères. Il est facile de comprendre que ‘"de telles difficultés et de telles gênes apparaissant lors de l'apprentissage d'une langue étrangère en tant que conséquences d'habitudes langagières issues d'une pratique précédant cet apprentissage"249 ’ se retrouvent au niveau des sons. Elles ne concernent pas seulement la formation des éléments segmentaux à l'origine des sons, comme les phonèmes, mais aussi des éléments suprasegmentaux difficiles à analyser, comme les modèles intonatoires des phrases les plus courantes (affirmation, interrogation, exclamation, etc.) qui, combinés à l'articulation des sons eux-mêmes forment ce que l'on appelle l'accent.

Il convient par conséquent de concevoir l'apparition et le mode d'influence de l'interférence phonétique comme une influence continue des images phoniques auxquelles on est habitué dans la langue maternelle sur les sons nouveaux auxquels l'apprenant est confronté. Le mécanisme d'une telle interférence est considéré par la psychologie de l'apprentissage comme un cas isolé de cette transférence fondamentale à l'apprentissage. Il suffit de se référer aux statistiques concernant les erreurs les plus communes dans l'apprentissage pour relever des tendances étonnantes concernant leur fréquence et leurs domaines d'apparition. Leur interprétation intégrale dans l'analyse des erreurs montre que de telles erreurs continuent d'apparaître encore à côté, voire même avant des erreurs dues à la psychologie de l'apprentissage ou à la didactique générale des langues étrangères ou à toute autre cause non (encore) élucidée. Ces erreurs obéissent en revanche aisément à ces principes contrastifs et peuvent donc être considérées comme des erreurs dues à l'interférence.

Pour ce qui est de notre comparaison à l'intérieur du système consonantique, on en arrive, grâce aux contrastes et aux possibilités d'interférences qui en découlent entre le système de départ allemand et le système d'arrivée français, aux types d'erreurs et de possibilités d'explication définis par Kufner et que nous allons étudier de plus près dans ce qui suit.

Notes
247.

On verra cependant qu'il peut y avoir des difficultés issues du système lui-même. Ainsi, les phonèmes /p/, /t/ et /k/ subissent en allemand une aspiration que le francophone devra s'approprier.

248.

KUFNER, H.-L. (1971), Kontrastive Phonologie Deutsch-Englisch, Stuttgart, page 36 et suivantes.

249.

KUFNER, H.-L. (1971), op. cit., page 37.