2.3. Autres exemples de contrastes morphologiques

L'interrogation n'est pas le seul domaine où les contrastes soient significatifs du point de vue des applications pédagogiques de l'analyse contrastive. La morphologie représente en effet le domaine où les cas de contrastes ou d'interférences sont les plus courants si l'on excepte le domaine lexical que l'on étudiera plus loin. Si le didacticien s'y intéresse moins, c'est que la systématisation y est beaucoup plus délicate. On se souvient de l'importance donnée dans l'enseignement systématique de la grammaire à cet apprentissage des formes verbales par exemple.

On pourrait, comme le montre le tableau ci-dessous trouver de nombreux exemples de contrastes si l'on se contentait d'étudier les phénomènes morphologiques les plus importants inhérents à la plupart des langues européennes. Toutefois, il s'agit d'abord ici de montrer par divers exemples quelles propositions pédagogiques peuvent être envisagées concernant l'utilisation de la contrastivité dans le processus d'apprentissage des langues étrangères.

Ce tableau synoptique de diverses données morphologiques concernant certaines langues européennes mettent en tout cas en évidence les contrastes entre l'allemand et le français. La présence d'autres langues permet de prendre conscience du fait que ces données ne concernent pas toujours les mêmes langues et qu'on peut ainsi en tirer des conclusions d'ordre typologique concernant la morphologie des langues européennes considérées.

Tableau 6 : Autres exemples de contrastes morphologiques des langues européennes.Tableau6.1.
Les genres
indifférencié deux genres trois genres
masculin/féminin masculin/féminin/neutre
anglais français Allemand
Tableau6.2.
Les cas 256
un cas deux cas quatre cas sept cas de 15 à 27 cas
bulgare anglais allemand russe finno-ougrien
Tableau6.3.
La flexion verbale
système binaire système ternaire système quaternaire
3e personne du singulier~autres pers. 1e pluriel~2e pluriel~autres personnes 1e sing~2e sing~3e sing et 2e pl.~1e et 3e pl.
anglais français oral en -er allemand
Tableau6.4.
La formation des temps
synthétique synthético-analytique analytique
latin, français allemand anglais
Tableau6.5.
Les modes
synthétique synthético-analytique analytique
latin, français allemand anglais
Tableau6.6.
Les degrés de l'adjectif
synthétique synthético-analytique analytique
allemand anglais, français
Tableau6.7.
Accord de l'adjectif
pas d'accord accord faible/fort
anglais français allemand
Tableau6.8.
Adverbe
marqué marqué/non marqué non marqué
anglais allemand, français

Bien sûr, les contrastes dont on fait état dans ce tableau demandent une description plus détaillée afin de les transformer en propositions pédagogiques concrètes. Il n'en reste pas moins qu'ils représentent des questions essentielles pour une bonne pratique du contraste en morphologie et qu'ils revêtent une importance capitale pour la pratique communicative de la langue.

Il semble important toutefois de se pencher davantage sur l'un des domaines présentés dans le tableau ci-dessus, celui de la formation des temps, qui fait partie de ces difficultés récurrentes de l'apprentissage du français langue étrangère et qui nous permettra de formuler des propositions concrètes quant à une utilisation pédagogique de la contrastivité. La relative unité dans les pays francophones de l'utilisation des temps montre une représentation analogue de la notion de temps. En germanophonie, en revanche, les temps ne jouissent pas d'une application unitaire qui plus est différente selon les variations régionales ou sociales et sont donc à l'origine d'un augmentation des contrastes et des possibilités de fautes.

Le temps en allemand, selon Erben, ne peut être considéré comme un temps objectivement mesurable, mais il se contente d'indiquer dans le processus exprimé par le verbe ‘"la place temporelle que ce processus occupe aux yeux du locuteur [...] à partir de la perspective temporelle de ce dernier."257 ’ En français, le temps est à la fois mesurable en même temps qu'il indique ce processus. A côté de ces considérations qui font exister trois degrés temporels, on trouve deux autres possibilités qui conduisent à une modification du contenu sémantique du temps : l'aspect et le mode. L'aspect est constituée, selon Lewandowski, par ‘"cette catégorie grammaticale du verbe qui exprime la conception objective d'un procès, d'un résultat et d'un contenu de l'action exprimée par le verbe."258 ’ On oppose un aspect parfait à un aspect non-parfait comme en russe ou le préfixe "pro-" détermine le déroulement d'une action (aspect non-parfait). Le mode est ‘"cette catégorie sémantique du verbe qui caractérise le procès exprimé par le verbe selon sa façon particulière de se dérouler"’ : inchoatif, ingressif, résultatif, duratif, voire imperfectif.

Alfred Malblanc259 résume la thèse de Hans Weber260 en tentant de faire une interprétation psychologique ou philosophique des formes temporelles verbales et de leurs divergences. Ainsi, en ce qui concerne le passif, ‘"on a l'impression que le moment allemand, dans wird, a un passé et un avenir, que le français ne pense ni au passé ni à l'avenir, qu'il donne le fait nu, limité, et qu'un adjuvant est utile en allemand pour donner des limites plus nettes, d'autant plus qu'il y a souvent avec le participe passé allemand un déroulement d'action, là où il y a en français un résultat. Le présent du passif allemand est un devenir, [...] le présent français opposé, un moment, un fait mieux limité. [...] a notion du passif allemand ne serait-elle pas la notion fondamentale du temps dans la langue allemande ? [...] Il y a en effet deux manières de concevoir le temps, l'une première, l'autre seconde, l'une concrète, l'autre abstraite, l'une sur le plan du réel, l'autre sur le plan de l'entendement, l'une où le temps est considéré comme le mouvement et le changement des choses et des êtres [...], l'autre, où le temps se présente à l'esprit comme un ligne abstraite sur laquelle l'esprit peut marquer des points, découper des morceaux à partir d'un point central qui est un point arrêté, immobile, le présent ou l'actuel, et d'où il regarde en arrière de lui le passé et en avant l'avenir, une ligne comme celle de l'espace, autre abstraction."261

Bien sûr, ce constat d'une différence de points de vue entre les langues n'est pas inconnu. Ce qui était nouveau, c'est l'analyse qu'on en a faite pour les temps du présent qui, dans la plupart des méthodes d'apprentissage ne pose pas de difficulté d'appréhension particulière dans la mesure où cette analyse n'était faite que pour les temps du passé ou du futur, formes privilégiées par les significations nouvelles dont elles sont productrices, mais aussi par les difficultés rencontrées par les apprenants du français pour ce qui est de la distinction d'une part entre le passé composé et le passé simple, mais aussi en ce qui concerne les problèmes d'apprentissage réellement profonds produits par l'approche de l'imparfait par rapport au passé composé ou au passé simple.

Pour des raisons de progression dans la difficulté de l'apprentissage, on introduit en effet d'abord l'imparfait comme temps d'expression du passé. Cette introduction conduit à une interprétation erronée du sens de l'imparfait comme équivalant à celui du prétérit, voire du passé composé, ces deux temps étant en allemand considérés comme des variantes régionales. Ce problème d'interférence ne peut être résolu que par une approche contrastive des temps du passé en français, en revenant à cette ligne abstraite du temps de Malblanc, où I est le point du présent, ce qui se trouve à gauche de I le passé et à droite de I l'avenir.

message URL FIG001.jpg

A l'intérieur du passé, on retrouve ce même schéma ternaire :

message URL FIG002.jpg

I' représente alors une action passée ponctuelle, brute, telle qu'on l'exprimera en français au passé composé ou au passé simple. L'avenir dans le passé utilisera le conditionnel, le passé dans le passé sera transcrit à l'aide soit du passé surcomposé, du passé antérieur ou du plus-que-parfait selon les circonstances. L'imparfait est encore absent du système. Pour introduire l'imparfait, il est nécessaire de recourir à l'aspect. L'imparfait exprime en effet un rapport de temps. C'est par rapport au passé simple ou au passé composé qu'on sera amené à utiliser l'imparfait. Si l'on peut résumer en quelques mots, on peut dire que l'imparfait ne s'emploie en français que par rapport à un passé composé ou à un passé simple, jamais par rapport au seul présent262, et il ne peut d'autre part jamais être employé seul. L'imparfait est un temps comparable au cadre d'un tableau dans un musée. Il met en valeur les actions exprimées dans le tableau en faisant état du décor dans lequel se déroulent ces actions, description du paysage, des conditions psychologiques entourant les personnages. Le passé composé ou le passé simple sont des temps qui vont, eux, rendre compte des actions qui font avancer le récit de son début jusqu'à sa fin.

On voit par cet exemple que cette interférence presque inéluctable demande un traitement didactique spécifique qui permettra de recourir à la représentation des temps du passé que se font les germanophones apprenant le français afin de mettre en évidence les différences essentielles qui risquent de produire une fausse interprétation du système des temps du passé en français. Cela ne signifie pas que l'apprentissage est terminé : là aussi, des tâtonnements sont à attendre de la part des apprenants, mais c'est leur représentation de la valeur sémantique des temps du passé en français qui, finalement, fera davantage prendre conscience aux apprenants de leurs propres représentations des temps de leur langue.

Notes
256.

Le cas du français n'est pas réductible à une affirmation quantitative. La grammaire traditionnelle n'y fait état d'aucun cas marqué, mais cette absence de cas ne tient pas l'épreuve de la pronominalisation. En outre, les deux prépositions casuelles en français (de et à) s'unissent au déterminant défini pour former un autre mot pouvant être considéré comme l'expression d'un cas, bien que cette particularité disparaisse dès qu'il s'agit d'un autre déterminant. Cela revient à affirmer que les cas existent bel et bien en français, même si les grammairiens traditionnels n'ont pas cru bon de retenir sa présence, sans doute à cause de la tradition didactique de l'enseignement des cas du latin ou du grec. Pour davantage de précisions sur cette question, voir notamment ZEMB, Jean-Marie (1978), Vergleichende Grammatik Französisch-Deutsch (Teil 1), Duden "Vergleichende Grammatiken", pages 376 et 378 ainsi que page 120. (897 pages)

257.
258.

LEWANDOWSKI, Th. (1976), Linguistisches Wörterbuch, Heidelberg.

259.

MALBLANC, Alfred (1968), Stylistique comparée du français et de l'allemand, Didier, 353 pages. Cf. notamment pour ce qui est du verbe en français et en allemand l'appendice 1, "La représentation du temps dans les verbes allemands et français", pages 295 à 324.

260.

WEBER, Hans (1954), Das Tempussystem des Deutschen und des Französischen, Übersetzungs- und Strukturprobleme, Berne.

261.

MALBLANC, Alfred (1968), op. cit., § 257, pages 297 et 298.

262.

Exception faite de l'hypocoristique "Il était beau ce bébé ! Il faisait risette à sa tatie !" que le cercle de famille agrandi mais ébahi exprime en se penchant sur le berceau du nouveau-né.