3.2. Contrastes lexicaux et contrastes de représentation

Depuis le célèbre ouvrage de Humboldt, Sur la langue Kawi dans l'île de Java 267, dans lequel l'auteur donne une interprétation du langage en tant qu'activité et création ("energèia" et non "èrgon") en affirmant notamment que ‘"l'être humain est une créature chantante qui unit la musique à la pensée"’, la question de la représentation du monde à travers le langage est posée et, au delà même de cette représentation, celle du relativisme aussi bien linguistique que culturel. Sapir et Whorf l'ont montré en étudiant le lexique de phénomènes objectifs naturels comme celui des adjectifs de couleur.

Ainsi, dans les langues européennes et notamment dans les deux langues que nous avons choisi d'étudier plus profondément d'un point de vue de contrastivité didactique, on constate que, si en allemand et en français, l'adjectif "blau" correspond physiquement - la même longueur d'onde dans le spectre des couleurs - et philologiquement à l'adjectif "bleu" et qu'il en est de même pour l'anglais "blue", le russe, lui, perçoit deux couleurs, /sinji/ et /goluboj/. Alors qu'en français, "vert émeraude" devient en allemand "smaragdgrün", le japonais ne connaît aucun équivalent pour cette couleur. L'apprentissage du russe posera ici un problème didactique de différenciation aussi bien aux francophones qu'aux germanophones et aux anglophones. Un apprenant japonais éprouvera de grandes difficultés à se représenter le "vert émeraude" s'il ne peut éprouver de visu ce à quoi cela correspond.

Les difficultés de traduction lexicales offrent ici un ensemble important de lexèmes difficilement transposables d'une langue à l'autre. Le pédagogue allemand Winfried Böhm a, dans un article récent traité le domaine de la "Bildung" allemande268. Ce mot fait partie de ceux dont il est difficile de rendre en français un sens fortement imprégné d'histoire et de culture. D'autre part, ce mot est apparenté au mot "Bild", "représentation", "image", "peinture", "photo" et "bilden", "donner forme", "produire", "faire", "fabriquer", mais aussi "former", "éduquer", "cultiver", "enseigner", "être". Cette polysémie se retrouve en allemand dans des mots comme "Gemütlichkeit", "Kultur" ou "Heimat" qui ne se satisfont culturellement pas des équivalents français de "culture", "civilisation" ou "nostalgie". Ces lexèmes sont d'autant moins traduisibles que le pays concepteur est géographiquement ou culturellement éloigné du pays traducteur : le concept de "Gemütlichkeit" doit être quelque peu différent en Chine ou en Inde !

Cette anthropologie culturelle contrastive reste donc un objet légitime d'étude en contraste de deux civilisations aussi longtemps qu'elle ne porte pas de jugement de valeur sur chacune des civilisations traitées. Elle peut même devenir un faire-valoir des aspects universels et philosophiques des langues. Mais elle peut tout autant produire d'intéressants effets sur l'approche des emplois idiomatiques de ces langues. L'étude thématique du vocabulaire n'est-il pas en quelque sorte une anticipation de l'approche contrastive que nous avons définie plus haut ? L'utilisation du tertium comparationis dans cette approche fait appel non seulement au sens même des mots, mais aussi à la comparaison de leurs formes étymologiques.

Notes
267.

HUMBOLDT, Wilhelm von (1836), Über die Kawi-Sprache auf der Insel Java, Berlin

268.

cf. BÖHM, Winfried (1996), "Les origines culturelles de la Bildung allemande", in : Pour l'Education.