5.2. Analyse contrastive et approche interculturelle

La culturalisation de l'enseignement des langues étrangères fait désormais partie des matériels pédagogiques, et les réflexions fécondes issues des travaux de recherche sur l'interculturel ont permis de préciser l'objet de cet enseignement, même si, partant de théories contradictoires, culture cultivée, culture quotidienne ou approche de l'homme dans sa diversité287, il reste difficile d'en déduire des démarches pédagogiques cohérentes. En quoi l'analyse contrastive pourrait-elle participer à une approche interculturelle plus cohérente de l'enseignement de la culture de langue étrangère ?

Byram propose d'analyser la culture à partir de la langue prise dans le contexte des artefacts, produits et symboles d'actions qui possèdent une signification et qui sont donc eux-mêmes investis d'une signification. ‘"Le but de l'analyse est de fournir une lecture des comportements et des artefacts y afférent qui inclue une formulation des significations qui en font partie."288 ’ Mais cette lecture des comportements et des artefacts exige une syntaxe identique, sans quoi, on risque de ne réussir qu'à lier entre elles, de façon empirique et partielle, des significations qui n'auront pas donné toute leur valeur de sens.

Dans une analyse contrastive, il est nécessaire, d'abord, de faire un état des lieux dans les deux cultures en présence. Chaque "culture subjective", ‘"manière propre à un groupe culturel de percevoir son environnement social, [...] renvoie aux variables qui sont des attributs de la structure cognitive de groupes d'individus"289 ’ que sont notamment les significations partagées et communes d'un groupe, "associations, attitudes, croyances, évaluations, catégorisations, attentes, souvenirs, opinions, impressions, perceptions de rôles, stéréotypes, valeurs".

Il est donc nécessaire de passer l'une après l'autre la culture source et la culture cible au crible de leurs significations.

Pour cela, il est nécessaire de sensibiliser l'apprenant à la culture véhiculée par la langue, considérée encore trop souvent comme des faits purement linguistiques sans véritable rapport avec les membres de la société locutrice de cette langue.

La définition d'objectifs culturels à atteindre apparaît alors indispensable à un enseignement conséquent de faits linguistiques, car le contenu sémantique d'une langue se réfère au contenu culturel que véhicule cette langue : il est impossible de concevoir une compréhension linguistique sans évoquer le contenu culturel. Il est tout aussi impossible d'utiliser un code linguistique sans en avoir élucidé auparavant les attendus culturels qui le précèdent.

L'objectif culturel ne peut alors se définir qu'en étroite concertation avec la vécu culturel du locuteur de la culture source. Il en ressort que l'objectif de l'apprentissage des langues étrangères ne peut être limité à un aspect purement fonctionnel, mais qu'il faut ajouter à cette notion de pure communication fonctionnelle un aspect comprenant les connaissances permettant l'accès à une meilleure compréhension de l'environnement. Dans le cas d'une culture cible, cet environnement est neuf, inconnu, analogue à celui que rencontre l'enfant dans ses premières heures de scolarisation ou de socialisation plus large, comme sa première sortie de l'environnement familial immédiat. Si cet environnement est neuf, c'est qu'il est soumis à des règles nouvelles, inconnues jusqu'alors ; il exige donc une explicitation des règles propres à sa définition, même si ces règles ne suffisent pas à elles seules à rendre opérante cette explicitation : le but de l'enseignement d'une culture étrangère ne peut se résumer à une accumulation de connaissance pure des faits culturels, même si ces règles se révèlent indispensables.

L'approche contrastive permet une relativisation des phénomènes culturels et l'accès à une tolérance de la différence. Mais s'agit-il d'une tolérance ou d'une compréhension de la différence ? Parler de tolérance, c'est se suffire à constater que les cultures sont différentes et qu'il est nécessaire d'accepter ces différences en tant qu'inhérentes à la diversité effective des cultures, dans leurs caractères propres de différence. La compréhension est d'un tout autre ressort, puisqu'il ne s'agit plus ici d'un simple constat, mais d'une démarche intérieure de chaque individu lui permettant d'effectuer un éclairage des faits culturels à la lumière des causes, des origines et du développement de ces faits dans la société (micro- ou macro-) utilisant ce code.

L'élucidation des faits culturels permet ainsi de remonter aux origines de la présence de ces différences culturelles et donc de procéder à une remise en cause de sa propre culture par les réflexions qu'elle procure. C'est par la compréhension de l'altérité qu'on accepte de se glisser dans une culture autre que celle qu'on avait avant de connaître celle de l'autre. C'est en cela que l'apprentissage d'une langue - et donc d'une culture - étrangère est véritablement éducatif, voire formateur.

Cette approche pose en outre comme préalables de résoudre des problèmes éthiques et moraux que ne manquent pas de rencontrer autant l'apprenant que l'enseignant.

L'enseignant doit en effet avoir pris conscience que son enseignement va faire subir à l'enseigné une influence considérable. L'enseigné peut en effet, indépendamment des propres réflexions de l'enseignant, interpréter des faits culturels dans un sens qui va à l'encontre d'une acceptation de la différence. La réflexion de l'enseignant sur les contenus culturels qu'il choisit de proposer revêt alors une importance capitale en termes de définitions d'objectifs.

Inversement, l'enseigné en tant qu'apprenant dispose d'une liberté et d'une autonomie d'interprétation des faits culturels présentés qui lui permettent de choisir, en définitive seul, la façon, positive ou négative, dont il va recevoir ces faits. Une élucidation de la tragédie de la Shoah peut ainsi revêtir deux interprétations opposées, celle conduisant à une forte remise en question d'un racisme universel latent, ou, au contraire, celle qui pousserait à une exaltation de ces racines racistes. On voit par cet exemple l'importance d'une réflexion préalable et profonde sur l'élucidation des faits culturels qui consiste en une prise de conscience des éléments constitutifs de sa propre culture afin de mieux élucider la culture de l'autre.

Camilleri290 conclut son ouvrage en signalant cinq écueils qu'une telle approche de la différence doit absolument éviter :

  1. la mise en danger d'un consensus social, voire de l'unité nationale ;

  2. l'élaboration incontrôlée d'une carte des différences culturelles qui fige chacun à l'intérieur de la même société ;

  3. la travail sur des abstractions monolithiques qui fait fi des ressemblances identitaires constitutives de sous-groupes culturels ;

  4. la négation d'un corps de connaissances objectives et d'égalités universelles propres à tous les hommes ;

  5. la valorisation non réfléchie de la différence culturelle qui aboutit à des effets ségrégationnistes analogues à ceux des modèles éducatifs racistes.

Il apparaît ainsi fondamental de prendre une conscience réfléchie de l'existence des différences. Ne considérer que les faits relevant d'une analogie parfaite ne saurait révéler les faits constituant l'originalité de toute culture ou sub-culture. Faire prendre conscience de l'existence des différences, c'est aussi permettre au moins une réflexion sur le respect de l'altérité, dont le premier degré est la tolérance. L'empathie, compréhension de cette différence, en constitue le deuxième degré, mais elle relève de la seule démarche personnelle, autonome et libre de l'apprenant. L'empathie n'est donc pas la tolérance, même si celle-ci est constitutive de la première.

Si la compréhension est étymologiquement une acceptation, elle ne constitue pas pour autant le fait de se glisser dans la culture de l'autre. Ce glissement ne peut d'ailleurs être souhaitable, dans la mesure où une uniformisation culturelle aboutirait à un appauvrissement des cultures individuelles. La richesse, selon Porcher, vient de la différence. Pourquoi alors vouloir casser le moule originel de l'apprenant en le "formant" à l'aide d'une culture qui ne lui est pas propre et dans laquelle il n'aurait pas l'intention de se glisser ?

Ces diverses réflexions montrent combien une analyse en contraste est indispensable à l'étude des faits culturels nouveaux, à la condition que cette analyse contrastive relève d'un processus non hiérarchisant habituel à l'apprenant. Une telle analyse est cependant soumise à l'élaboration d'une stratégie culturelle progressive dont on peut déterminer trois étapes successives. D'abord une analyse des connaissances culturelles en op-position avec celles de la culture source, suivie d'une prise de conscience des différences entre les deux cultures, pour déboucher enfin sur une appréhension de la culture cible en situation.

Notes
287.

Cf. WILLIAMS, R. (1965), The Long Revolution, Harmondsworth, Penguin ; cf. également LEACH, E. (1982), Social Anthropology, Glasgow, Fontana.

288.

BYRAM, Michaël (1992), Culture et éducation en langue étrangère, LAL, Credif, Hatier/Didier, page 118.

289.

TRIANDIS, H.C. (1972), The Analysis of Subjective Culture, New York, John Wiley, page 3.

290.

CAMILLERI, Carmel (1985), Anthropologie culturelle et éducation, Unesco - Delachaux & Niestlé, 162 pages. Cf. notamment pages 154 et 155.