INTRODUCTION GENERALE

Une ville n’est pas uniquement un ensemble de bâtiments et de services urbains auxquels devraient s’adapter les habitants. Elle est avant tout composée de citadins formant des sociétés urbaines, composites, dynamiques, intrinsèquement liées aux espaces que les individus occupent. Car vivre en ville, c’est en effet s’y loger, y travailler, y exercer des loisirs, y avoir des amis... c’est-à-dire la pratiquer quotidiennement et régulièrement (Dekkers, Tarrius, 1988). Les relations des citadins à leur ville ne peuvent cependant se résumer à son usage. L’espace est également porteur de sens, d’imaginaire liés aux perceptions mentales qui lui sont associées. Il est évalué, jugé et imaginé (Bailly, 1977). Les relations hommes - espace urbain sont engendrées en conséquence par des pratiques et des représentations spatiales et c’est l’ensemble des espaces fréquentés et des espaces représentés qui constituent véritablement les espaces en ville des citadins. Les interpréter constitue donc un outil de compréhension des modes de vie urbains.

Mais ces espaces en ville sont loin d’être identiques pour chaque habitant. Tout individu, soit par le fait de la transformation de la ville, soit parce qu’il est un migrant, est amené à adapter ses relations au nouvel espace urbain auquel il est confronté. Et il le fait avec ses références sociales et culturelles, acquises par le passé, renouvelées par son vécu présent (Lynch, 1976). En fait, le citadin construit quotidiennement ses rapports avec la ville en fonction de déterminants sociaux et individuels, et notamment de sa propre histoire. Or cette dernière est faite d’espaces connus antérieurement, ses espaces de vie, dont le souvenir alimente, consciemment ou non, ses représentations et ses pratiques spatiales : espaces de vie et espaces en ville sont donc intimement associés. Or, si les pratiques spatiales urbaines et les représentations spatiales ont été souvent étudiées, de même que les espaces de vie sous la forme des parcours migratoires, l’étude de leur articulation est rare, bien que révélatrice de systèmes complexes.

En effet, les relations hommes - espace urbain sont le reflet des insertions sociales. La première raison en est que les citadins ne pratiquent pas l’ensemble de l’espace urbain : en fonction de leurs besoins et de leurs contraintes, et notamment de leur rôle dans la société, ils se déplacent vers des lieux spécifiques, comme certains lieux de travail, certains lieux d’achats, certaines écoles par exemple. La seconde se rapporte au fait que les représentations des individus s’élaborent également en fonction de critères sociaux car elles correspondent en fait à l’image sociale que l’individu croit ou veut avoir de lui-même dans la société (Schwab, 1988). Les relations sont ainsi symbolisées et les lieux se remplissent de sens. Le citadin valorise donc des espaces, en dénigre d’autres selon cette grille de lecture. L’étude des relations hommes - espace urbain est en conséquence d’autant plus intéressante qu’elles font partie intégrante des relations hommes - société. Elle a donc sa place dans des études sociologiques, même si on l’y rencontre encore peu.

Nous avons ici choisi de nous placer dans un contexte ouest-africain, car les singularités des villes du Tiers-Monde en rendent l’étude particulièrement pertinente. En effet, plus qu’en Occident, les villes d’Afrique de l’Ouest sont en mutation. De fait, ces villes s’agrandissent et se densifient. La croissance de la population urbaine africaine (hors Maghreb) aura été la plus rapide du monde en ce siècle : elle passera sûrement de 130 à 330 millions d’habitants entre 1985 et l’an 2000 (Le Bris, 1991). Les paysages urbains en sont donc profondément modifiés, se modernisent, les services urbains se développent. Comme l’exode rural en est la première cause même si les flux se sont maintenant ralentis, leurs populations, loin d’être stabilisées, se transforment elles-mêmes constamment. Ainsi, non seulement l’environnement, mais aussi les modes de vie portent les marques de ces évolutions.

La ville étudiée, Niamey, capitale du Niger, est à l’image des autres capitales ouest-africaines. Enclavé comme le Mali et le Burkina Faso (carte 1), le pays a subi une augmentation élevée de son taux d’urbanisation. Ce dernier reste cependant inférieur à celui des autres pays côtiers et Niamey est la seule grande ville du Niger de plus de 500 000 habitants. La population urbaine représente ainsi à peine plus de 19 % de la population totale du pays, alors que ce taux est de 45 % pour la Côte d’Ivoire, de 37 % pour le Ghana et de 41 % pour le Nigeria (L’état du monde, 1999). Le contraste est donc d’autant plus fort entre une capitale qui, par la force des choses, se modernise, innove et développe les services urbains et un arrière-pays qui continue à garder un caractère très rural. L’étude de cette ville permet de mettre en valeur, au sein même de Niamey, la coexistence claire entre ces deux formes de mentalités.

Cette thèse fournit ainsi un aperçu d’une ville ouest-africaine à la fin du XXème siècle, des citadins qui la composent et de la diversité des rapports des individus à leur espace, dépendant non seulement de leur rôle actuel dans la société africaine, mais également de leur passé, des lieux qu’ils ont connus et des durées de leur séjour. Nous nous interrogeons donc principalement sur les pratiques quotidiennes et les représentations spatiales dans une capitale d’Afrique de l’Ouest. Nous montrons les différenciations qui existent au sein des groupes sociaux classiques définis par le genre, l’âge, les revenus et le niveau de vie. Ces déterminants constituent en effet des coupures majeures dans les populations urbaines de toutes les sociétés et les “ frontières tracées selon le sexe, l’âge et le système d’inégalité dominant ” (Balandier, 1974, p. 10) lié au pouvoir principalement, ne peuvent en conséquence être ignorées. Enfin, au sein de groupes socio-économiques homogènes selon ces critères,nous pouvons mettre en valeur l’influence des parcours migratoires sur les relations hommes - espace urbain.

Les lieux dont nous avons choisi d’étudier la perception et la fréquentation sont la ville en elle-même, le quartier d’habitation et le centre-ville. Ces trois types d’espaces possèdent en effet des caractéristiques particulières qui leur confèrent un intérêt certain. La ville est le lieu des rencontres, des opportunités offertes tant en termes de travail que de changement de modes de vie. Le quartier d’habitation est, quant à lui, le lieu du contact quotidien avec l’espace urbain puisqu’il est un passage obligé de retour ou de sortie du domicile. Ce trajet peut être la seule relation que le citadin développe avec cet espace particulier. Mais il peut l’enrichir d’une fréquentation plus régulière s’il y travaille, s’il y a des loisirs ou des amis... Quoiqu’il en soit, la relation des citadins à cet espace peut prendre des formes multiples qui restent à définir. Enfin, le centre-ville est un espace à part dans la ville. Généralement centre des affaires, des commerces et de la vie politique, il est loin d’être connu par l’ensemble de la population. La plupart des travaux en ont étudié les fonctions réelles, il est intéressant de se placer du point de vue de l’usager pour mettre en évidence d’autres images et d’autres pratiques de ce lieu.

Nous avons divisé ce travail en cinq chapitres. Le premier met en place la problématique et définit les notions employées, notamment celles de représentations et de pratiques spatiales. Le but de cette recherche est la compréhension de phénomènes sociaux liés à l’espace. Nous nous attachons donc à dessiner les contours de la notion de représentations spatiales. Quant à la mobilité quotidienne, elle constitue une notion plus familière puisque étudiée depuis quelques années sur l’Afrique de l’Ouest au Laboratoire d’Economie des Transports. Nous rappelons donc les principales définitions et les outils d’étude qui lui sont relatifs. Cette recherche s’appuie sur deux enquêtes effectuées à Niamey, capitale du Niger. L’une est une enquête-ménages réalisée en 1996 auprès de 750 ménages de la ville. La seconde est constituée de 60 entretiens effectués la même année auprès d’hommes chefs de ménages. Elles constituent l’ensemble des données relatives aux représentations spatiales et à la mobilité quotidienne à Niamey dont nous disposons.

Le deuxième chapitre rappelle le contexte de l’étude car on ne peut comprendre les modes de vie dans une ville sans s’intéresser à l’histoire même de cette ville et à sa composition géographique et démographique. Marquées par la colonisation, qui a favorisé le transfert de modèles urbanistiques, par les flux de l’exode rural et par les crises économiques, les mutations de la ville ont été aussi soudaines que gigantesques et ne peuvent qu’influencer les citadins. Les populations étudiées sont également décrites, celle de l’enquête-ménages ainsi que celle des entretiens. Nous nous intéressons plus particulièrement aux modes de vie et aux caractéristiques socio-économiques classiques : répartition par sexe, âge, niveau de revenus... Nous présentons de plus spécifiquement les parcours migratoires des individus enquêtés.

Le troisième chapitre se rapporte directement aux pratiques quotidiennes et aux représentations spatiales dans la ville. Après une description générale des premiers résultats obtenus, une grille de lecture des différents types de représentations est proposée, à travers l’analyse des entretiens et de l’enquête-ménages. Enfin, une présentation globale de la mobilité quotidienne de l’échantillon de population étudié est également effectuée.

Le quatrième chapitre permet de décrire les représentations et les pratiques spatiales des différents groupes sociaux étudiés. En effet, pour mettre en évidence l’influence des parcours migratoires sur les relations hommes - espace urbain, il était impossible de comparer directement les individus en fonction des lieux vécus et des temps de séjour, car les normes et les référents sociaux sont primordiaux dans l’élaboration des représentations. Il a donc été choisi de distinguer des groupes sociaux en fonction du genre, de l’âge des revenus et du niveau de vie. Nous aboutissons, en conclusion de ce chapitre, à une typologie des individus de l’enquête-ménages.

Le cinquième et dernier chapitre décrit en définitive, pour les groupes chez lesquels cela a été possible, l’influence spécifique des parcours migratoires sur les relations hommes - espace urbain. Nous mettons ici en évidence le fait que le lieu de naissance, les durées de séjour en ville et les migrations en Occident font partie des discriminants importants de ces rapports. L’effet de chacun d’entre eux est observé par l’étude des individus de l’enquête-ménages. Mais cette dernière ne permet pas de les combiner afin d’en analyser les impacts réciproques. Or, les entretiens le permettent au niveau des représentations spatiales. Nous pouvons ainsi constituer une nouvelle typologie, mais cette fois en fonction des indicateurs sélectionnés pour caractériser les parcours migratoires. Cette dernière permet de hiérarchiser leurs influences.

La conclusion rappelle les principaux résultats obtenus, en insistant notamment sur les relations espaces, sociétés et temps mises en lumière dans le quatrième chapitre, c’est-à-dire sur les liens entre espaces de vie et espaces en ville. Nous tentons notamment, au travers de cette image de la ville, de découvrir des tendances dans les transformations sociales à venir. Cette dernière partie met également l’accent sur les problèmes rencontrés au niveau de l’analyse des données et sur la relativité des résultats, obtenus sur des populations spécifiques.

Temps, espaces et sociétés sont au centre de ce travail : le temps par la prise en compte du passé des citadins ; les espaces non seulement par l’analyse des pratiques quotidiennes et des représentations spatiales actuelles (les espaces en ville), mais également par l’intégration des lieux que les individus ont connu (les espaces de vie), comme facteurs explicatifs des relations hommes - espace urbain ; les sociétés parce qu’une lecture sociale des rapports à l’espace constitue le fil directeur de l’étude.