IV - 3 : Composition des cartes mentales

Le dessin des cartes mentales pose plusieurs questions quant aux éléments qui le composent et à leur agencement. Tout d’abord, on y retrouve un certain nombre d’éléments urbains : quartiers, rues, places, immeubles alors que d’autres en sont totalement absents comme les éléments architecturaux par exemple. Ce sont ceux qu’avaient identifiés Lynch (1976) en tant que limites, noeuds... Ces éléments urbains sont les principaux composants des cartes mentales, quels que soient les individus interrogés. C’est de leur hiérarchisation, de leur présence respective, de leur ordonnancement, que pourra se construire en partie l’analyse des représentations spatiales. Ensuite, la place de ces éléments les uns par rapport aux autres et leur distance respective sont rarement à l’échelle de ce que l’on peut mesurer sur le terrain. Existe-t-il cependant un rapport entre les deux ? La littérature nous donne à ces sujets des éléments de réponse.

Il existe deux écoles en ce qui concerne l’exactitude relative des cartes mentales. La première développe l’idée qu’il existe un lien direct entre espace réel et espace graphique. Coanus et Wittner (1987) ont conçu ainsi une analogie mathématique qui rationalise cette relation. D’après leur théorie, il existe un homéomorphisme (fonction bijective et continue) entre les deux espaces. Pour ce faire, ils utilisent les cartes élaborées lors de leur enquête au Maroc ; ils observent alors qu’“ assez fréquemment, les “points” figurant dans l’espace graphique correspondent de façon unique à un “point” donné de l’espace réel ” (Coanus, Wittner, 1987, p. 392). De plus, les voisinages sont généralement respectés. Le point faible qu’ils reconnaissent à leur approche est qu’au niveau des distances, aucune relation mathématique n’a été notée. Ils signalent aussi que les voies tortueuses du centre-ville deviennent, sur les dessins, orthogonales les unes par rapport aux autres, ce qu’ils expliquent comme une simplification qui permet à l’individu d’établir plus aisément une certaine similarité entre son dessin et l’espace réel. Ces études aboutiraient à ‘“ l’élaboration d’un modèle théorique selon lequel les images sont analogiques, continues et bidimensionnelles, et présentent une équivalence fonctionnelle voire même structurelle avec les caractéristiques de la perception ” ’(Giraudo, 1989, p. 50), résultat contesté d’ailleurs par ce dernier auteur.

La seconde école prône au contraire que des distorsions systématiques sont faites dans les localisations, qu’on observe des lacunes et des déformations sur la surface représentée et qu’une représentation sous forme métrique n’est pas nécessairement la plus adaptée. C’est-à-dire que l’on ne peut pas établir une réelle équivalence structurelle entre le support (réel ou pas) et l’image. Giraudo (1989) ajoute même que l’exactitude ou l’inexactitude entre la production du sujet et la réalité ne paraît pas être un indicateur très pertinent du caractère spatial ou propositionnel de l’image - ‘“ l’information est organisée en réseaux basés sur des représentations de signifiants abstraits même lorsqu’elle porte sur un objet spatial ”’ (Giraudo, 1989, p. 68). En effet, si la reconstruction n’est pas exacte, Giraudo a observé lors de ses expériences une certaine constance dans les erreurs (qu’elle appelle “consistance interne”). De ce fait, ‘“ si les sujets positionnent des lieux très connus de la ville de manière totalement erronée par rapport à la carte, jusqu’à produire un écart tel avec la réalité qu’il se traduit par des déformations topologiques, ils “savent” néanmoins où se trouvent les différentes localisations. Une mesure de la consistance interne apparaît ainsi comme un indicateur de la représentation mentale plus pertinent que ne l’est la mesure de la précision ”’ (Giraudo, 1989, p. 106-107). Elle explique ce phénomène par le fait que les individus ne se représentent pas l’espace de manière globale ou en faisant appel à des images partielles codant des groupes d’informations, mais en se remémorant les voies reliant les différents lieux, ce qui a comme conséquence une déformation fonctionnelle de l’espace relative aux actions des individus et donc, en milieu urbain, à leurs déplacements. C’est une théorie qui est confirmée par des observations psychologiques. Les lacunes dans les localisations (de même que dans les distances) sont comblées à l’aide des connaissances générales qui permettent la reconstitution d’une certaine cohérence sans lien direct avec la réalité concrète. Une étude californienne illustre bien cette approche : des enquêtés américains pensent par exemple que Montréal est au nord de Seattle (ce qui est faux) parce qu’ils savent que le Canada est au nord des Etats-Unis (connaissances réelles stockées) et qu’ils supposent que toutes les villes du Canada sont de ce fait au nord des villes américaines (savoirs stockés sous forme propositionnelle) (Richard, Richard, 1993). Ainsi, même si les cartes mentales ne sont pas exactes, elles restent le reflet d’un certain savoir et d’a priori particuliers.

Ces problèmes d’exactitude s’illustrent par l’évaluation des distances. Le concept de distance euclidienne standard ne suffit pas : des facteurs autres que les référentiels usuels interviennent dans l’approche de la géographie par les représentations spatiales. De même que pour les représentations spatiales en général, la représentation de la distance dépend aussi de l’individu, de son environnement physique et social et de sa pratique (mode de transport usité par exemple) (Bailly, 1985). Interviennent aussi le type de route, le degré de familiarité comme la durée de résidence, la direction (les distances vers le centre-ville sont sur-estimées), la période de la journée (le soir, les distances sont sur-estimées) et les durées d’attente en transport en commun. Ainsi, à la suite de Frémont en 1976, il a fallu parler de ‘“ distance structurale ”’ relative aux relations économiques et sociales et de ‘“ distance affective ”’ (Bailly, 1992). Il existe cependant une relation entre distance cognitive et distance kilométrique même si l’on ne peut pas conclure à une équivalence comme l’avaient fait Briggs et Vanderschraege en 1973 qui avaient noté par ailleurs une légère sous-évaluation des longues distances et une sensible sur-évaluation des distances courtes (Bailly, 1985).

Globalement, les cartes mentales sont donc composées d’éléments urbains identifiables, ordonnés selon des schémas spécifiques. Leurs structures, en nombre fini, sont en fait loin d’être aléatoires. Des types de composition de cartes peuvent être répertoriés, catalogués selon des entrées diverses, privilégiant soit la nature des éléments dessinés, soit l’organisation des ces derniers par exemple. La présentation de quelques exemples de ces typologies fait l’objet du paragraphe suivant.